Entretien avec la prix Nobel de la paix, Oleksandra Matviichuk
Interview avec la directrice de l’ONG ukrainienne Centre pour les libertés civiles, récompensée par le prix Nobel de la paix 2022
Sources: Entretien avec Olivier le Bussy, "La Libre", 30 novembre 2023
La directrice de l’ONG ukrainienne Centre pour les libertés civiles, récompensée par le prix Nobel de la paix 2022, était à Bruxelles cette semaine. Elle a accordé un entretien à La Libre en insistant sur les actions décisives à prendre sans délai, pour aider l’Ukraine à gagner la guerre d’agression déclenchée par la Russie.
L’organisation non gouvernementale (ONG) ukrainienne Centre pour les libertés civiles a été récompensée du prix Nobel de la paix 2022, en même temps que l’ONG russe Memorial et l’opposant biélorusse Ales Biatlaski. Sa directrice, l’avocate et militante ukrainienne Oleksandra Matviiichuk était de passage cette semaine à Bruxelles. Elle a participé à une conférence internationale sur la justice en Ukraine, été l’hôte d’honneur du prix de la liberté de presse de Reporters sans frontière et pris part à une conférence sur les droits humains organisée au Parlement européen. Au milieu de ce programme chargé, elle a trouvé le temps d’accorder des entretiens à quelques médias, dont La Libre.
Qu’est-ce que l'attribution du Nobel de la paix a changé dans votre vie ?
Le plus grand changement dans ma vie ainsi que dans celles de millions de personnes en Ukraine a surtout été le jour où la Russie a déclenché une invasion à grande échelle de notre pays. Tout ce que nous considérions comme étant la vie normale et que nous tenions pour acquis, se promener, rencontrer des amis dans un café, dîner en famille… a disparu du jour au lendemain. Et à présent, nous vivons dans l’incertitude la plus totale. Nous avons perdu le contrôle de notre vie, nous ne pouvons plus établir de plan pour le lendemain, ni même pour les prochaines heures, parce que nous ne savons jamais quand surviendra la prochaine attaque russe.
Le prix Nobel de la paix m’a donné l’opportunité d’être entendue en tant que défenderesse des droits humains, parce qu’auparavant, ce n’était pas le cas. Quand cette guerre a démarré, j’ai personnellement interviewé des centaines de personnes qui avaient été prisonnières des Russes – parce que cette guerre n’a pas commencé en février 2022, mais en février 2014, quand (le président russe Vladimir) Poutine a voulu mettre un terme au mouvement de démocratisation et a occupé la Crimée et des parties des régions de Louhansk et de Donetsk. J’ai envoyé de nombreux rapports aux Nations unies, au Conseil de l’Europe, à l’Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE), à l’Union européenne mais sans effet. Le monde n’a commencé à y prêter attention que lorsque l’invasion de grande ampleur a commencé.
Comment expliquez-vous la faiblesse des réactions des Occidentaux aux invasions russes de 2014 ?
Je ne sais pas comment les historiens jugeront les dirigeants de l’époque. Ce qui est sûr, c’est que si nous sommes incapables d’arrêter Poutine en Ukraine, il ira plus loin. C’est pourquoi les démocraties doivent soutenir l’Ukraine, parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une guerre entre deux États, mais d’une guerre entre deux systèmes. Et si les régimes autoritaires coopèrent les uns avec les autres, les démocraties doivent être davantage solidaires entre elles. C’est dans leur propre intérêt et pour leur sécurité.
Avez-vous l’impression que les Occidentaux ont été surpris par la résistance de l’Ukraine et par le fait qu’elle résiste toujours ?
Oui. Poutine, mais aussi les gouvernements démocratiques qui pensaient que nous n’avions aucune chance de résister. La Russie qui dispose d’un immense potentiel militaire, possède des armes nucléaires, a une large population, était la 11e économie mondiale avant l’invasion de février 2022. Mais les dirigeants politiques regardent le monde à travers le prisme des États et des organisations interétatiques, mais ne comprennent pas la ferveur des populations. La population ukrainienne a décidé de se battre pour sa liberté et sa dignité, sans se préoccuper du fait qu'elle faisait face à la deuxième armée du monde. Les gens ordinaires sont plus forts qu’on ne le pense. Ils ont plus d’impact qu’ils ne l’imaginent et peuvent changer le cours de l’histoire, plus rapidement qu’une intervention des Nations unies.
On entend beaucoup parler de la lassitude des Occidentaux vis-à-vis de la guerre en Ukraine. N’est-ce pas étonnant, vu qu’eux-mêmes ne sont pas partie du conflit ?
C’est une très bonne question. Si certains, qui ne sont pas impliqués dans la guerre en sont fatigués, la réponse est simple : agissons de manière décisive pour y mettre fin en aidant l’Ukraine à la gagner.
Quelles seraient ces actions décisives ?
Quand la guerre a commencé, le monde civilisé a dit “aidons l’Ukraine à ne pas perdre”, et nous avons reçu des armes qui nous ont permis de nous défendre, et des vraies sanctions contre la Russie ont été prises. Nous en sommes très reconnaissants, parce que cela nous a permis de survivre. Mais pourquoi avons-nous dû attendre pour recevoir des chars de combat modernes pendant plus d’un an ? Pourquoi n’avons-nous toujours pas d’avions modernes et sommes-nous obligés de lancer une contre-offensive sans cela ? Le discours doit changer et devenir : “Aidons l’Ukraine à l’emporter”. Il y a une grande différence entre ces deux discours qui se mesure en termes de type d’armements, de rapidité de décisions, et de sanctions.
Il faut passer du discours "aidons l'Ukraine à ne pas perdre" au discours "aidons l'Ukraine à l'emporter"
Ne craignez-vous pas que ce soient les prochaines élections américaines qui décident du sort de l’Ukraine, avec le risque d’avoir un président qui ne ferait plus une priorité du soutien à votre pays ? Les Européens ne pourraient pas appuyer l’Ukraine seuls…
Le futur est incertain et sans garantie. Nous devons être préparés à tous les scénarios. C’est pourquoi il est important de franchir des étapes importantes maintenant. Premièrement : nous devons trouver une manière légale d’utiliser les avoirs russes gelés qui représentent plus de 350 000 milliards de dollars, dont une très large partie est gelée en Belgique. Cet argent doit être utilisé pour réparer le pays, pour financer des programmes de compensation des victimes, pour acheter des armes… Il faut que la Russie paie. Cela nous permettrait de ne pas dépendre uniquement de l’assistance internationale. Ensuite, l’Ukraine doit recevoir une invitation officielle à rejoindre l’Otan lors du sommet qui se tiendra en mai prochain à Washington.
Vous pensez que c’est plausible ?
Je ne sais pas. Je dis ce qui devrait être fait. C’est important, parce que c’est le moyen de mettre un terme à cette guerre, pas de l’étendre. Quand les politiciens disent que l’Ukraine ne pourra rejoindre l’Otan qu’une fois la guerre terminée, ils envoient le message à Poutine de prolonger cette guerre à l’infini. L’Ukraine mérite de devenir un pays membre de l’Otan : nous serions le seul à avoir une réelle expérience de combat contre l’armée russe. Nous contribuerions largement à la sécurité des membres de l’Alliance.
Et le troisième point ?
Trois : nous devons franchir une étape décisive en matière de justice. Un tribunal spécial sur l’agression russe doit être mis en place. C’est quelque chose que le monde n’a pas connu depuis le tribunal de Nuremberg (qui a jugé les responsables nazis, NdlR). La grande différence est que le tribunal de Nuremberg a été établi par les pays victorieux, qui ont jugé les responsables d’un régime qui s’était effondré. Ici, nous ne pouvons pas attendre que la guerre s’achève. Si quelqu’un a commis le crime d’agression, il doit être poursuivi.
Privilégiez-vous un tribunal international comme le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ou celui pour le Rwanda (TPIR) ou un tribunal hybride ukrainien assisté par des juges internationaux ?
Il y a deux différences : le TPIY et le TPIR n’ont pas jugé de crime d’agression mais des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide. C’est pour cela que les procès ont été aussi longs, parce qu’il fallait mener des enquêtes approfondies sur ce qui s’était passé, entendre toutes les plaintes… Un crime d’agression, c’est la décision d’un pouvoir de lancer une guerre. Poutine, (le président biélorusse) Loukachenko et les membres du haut commandement russe doivent être punis pour avoir pris la décision de déclencher cette guerre, sans attendre la fin de celle-ci. Pour cela, nous avons besoin d'un tribunal spécial international. Et l’enquête est facile à mener, parce que le crime est très visible.
L’Ukraine est candidate à l’adhésion à l’Union européenne, une situation qui pour la majorité des États membres était inimaginable avant février 2022. Les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-sept doivent se prononcer en décembre sur l’ouverture des négociations. Ce sera un très long chemin. Pensez-vous que vous verrez l’Ukraine membre de l’UE ? Et quels bénéfices mutuels en retireraient l’Ukraine et l’UE ?
C’est très important pour l’Ukraine parce que cette guerre a commencé en 2014 quand nous avons saisi la chance d’entreprendre des réformes démocratiques en vue de pouvoir commencer le processus d’intégration à l’UE. Nous l’avons payé au prix fort. Des millions de personnes se sont élevées contre un gouvernement autoritaire et corrompu, elles ont été persécutées, battues, accusées sur base de preuves fabriquées, torturées… Tout cela pour avoir manifesté pacifiquement pour bâtir un pays où les droits de chacun sont protégés, où le gouvernement doit rendre des comptes, où la justice est indépendante… Nous devons être la seule nation dont des ressortissants ont été tués en brandissant des drapeaux européens sur la place centrale de Kiev. C’est ce processus que Poutine a voulu arrêter en lançant cette guerre. Ce qui lui fait peur, ce n’est pas l’Otan. C’est la liberté aux frontières de la Russie.
Ce qui fait peur à Poutine, ce n'est pas l'Otan. C'est la liberté aux frontières de la Russie.
C’est pourquoi la décision de décembre est tellement importante pour l’Ukraine. Nous pouvons atteindre l’objectif de l’intégration à l’UE non pas dans plusieurs décennies, mais dans le futur le plus proche. Cela donne aux gens l’énergie de se battre sur le champ de bataille mais aussi sur celui de la démocratisation. Et c’est important pour l’UE, parce qu’au sein même des démocraties développées, les forces politiques qui remettent en cause l’état de droit et les droits humains prennent de l’importance. La raison pour cela est qu’en Europe, les gens ont hérité du système démocratique de leurs parents. Ils n’ont pas eu à se battre pour l’avoir.
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban est de ceux qui remettent en cause l’état de droit, pourtant il sait, en tant qu’ancien opposant au régime communiste, ce que signifie se battre pour la démocratie.
Viktor Orban poursuit des objectifs qui lui sont propres. Je parle de la population qui supporte ce type de politiciens, qui sont prêts à abandonner leur liberté en cédant aux sirènes du populisme, parce qu’ils sont devenus des consommateurs de la démocratie et non des acteurs. Les Ukrainiens peuvent leur rendre l’énergie de se battre pour la démocratie.
En parlant de démocratie : sera-t-il possible d’organiser des élections en Ukraine ?
C’est juridiquement impossible. Notre Constitution interdit d’organiser des élections en temps de guerre. Il y a par ailleurs un nombre important de problèmes pratiques. Il y aura aussi des élections en Russie l’an prochain, dont on connaît déjà le vainqueur. Nous, nous ne voulons pas d’un simulacre d’élections. Comment donner la possibilité aux 8,5 millions d’Ukrainiens qui sont à l’étranger ? À ceux qui vivent dans les territoires occupés par la Russie ? Comment sécuriser cette élection ? Les élections, ce n’est pas uniquement le jour où l’on dépose son bulletin dans l’urne. Il faut fournir la possibilité pour les partis et les candidats de mener campagne ? Comment le faire dans les tranchées ? Qui financera ce processus, qui réclame énormément d’argent ?
Quelle est la situation des droits de l’homme et des libertés civiles en Ukraine ? Quelle était-elle avant la guerre ?
Je peux citer le rapport d’analyse de la Chatham House qui disait que sur les cinq années qui ont suivi la révolution la dignité, l’Ukraine a fait plus de progrès significatifs que lors des décennies précédentes. Je partirais donc des prémisses que nous sommes sur le bon chemin. Mais la guerre est un poison, un courant qui va à l’encontre de la démocratisation. Elle implique une centralisation du pouvoir alors que la démocratie favorise la décentralisation. Les droits humains et les libertés sont limités pour des raisons de sécurité, alors que la démocratisation doit permettre leur expansion. Il ne faut pas se le cacher, la situation est difficile. Nous avons beaucoup à faire. Je rappelle cependant que tous les États membres de l’UE ont mené leur processus de démocratisation en temps de paix et que cela leur a pris plus que cinq ou dix ans. Nous, nous devons le faire alors que les missiles russes frappent nos maisons. Je ne me plains pas, mais je souligne les difficultés qui sont les nôtres. Mais nous devons réussir maintenant.
Ce qui est en jeu en Ukraine est l’avenir du droit international ?
L’espace des démocraties et des libertés se rétrécit à travers le monde. Nous avons besoin d’une victoire décisive. Celle de l’Ukraine serait une source d’inspiration