Andreï Kourkov : « L’Ukraine est comme sur une table d’opération face à deux chirurgiens »
Si on pense que les négociations peuvent mener à un accord de paix, on se trompe », estime Andreï Kourkov.
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Interview d'Andrei Kourkov par Philippe de Boeck
Le Soir, 20 février 2025
L’écrivain ukrainien Andreï Kourkov a accordé un entretien au « Soir » à l’occasion de la sortie de son nouveau livre et des trois ans de l’invasion russe. Vu la situation, il est un peu moins optimiste qu’il y a un an.
Si on pense que les négociations peuvent mener à un accord de paix, on se trompe », estime Andreï Kourkov (63 ans), qui vit à Kiev mais est actuellement en tournée pour la promotion de son dernier livre intitulé Notre guerre quotidienne.
Auteur majeur de la littérature ukrainienne, Andreï Kourkov, dont la langue maternelle est le russe, témoigne de son regard acéré et ironique sur la vie en temps post-soviétiques et en temps de guerre russe. Une quinzaine de ses livres ont été traduits en français. Depuis le début de la guerre en 2014, il se consacre surtout à écrire des essais.
On parle beaucoup du 24 février 2022, mais la guerre a commencé le 20 février 2014 avec l’annexion de la Crimée. Pourquoi est-ce important pour vous de rappeler ça ?
Pour les Ukrainiens, c’est très important que le monde comprenne que la guerre a commencé il y a onze ans. Les dates sont presque les mêmes, mais pas de la même année.
Les déclarations stupéfiantes de certains hauts responsables américains ces derniers jours, ça vous étonne ?
Oui, parce que je ne m’attendais pas à ça aussi rapidement avec un tel niveau de cynisme. Les Américains ont transformé l’idée d’une négociation pour une paix juste en une commercialisation des négociations avec un deal à 500 milliards de dollars pour se partager les ressources.
Un piège pour Zelensky ?
Je suis sûr que Zelensky n’était pas prêt pour ça. Il considérait toujours que les Etats-Unis étaient des partenaires prêts à défendre les intérêts de l’Ukraine. Mais la conversation téléphonique entre Trump et Poutine n’en était pas une entre le chef du monde démocratique et celui du pays agresseur, mais c’était une conversation entre deux partenaires qui font des affaires ensemble.
Parce qu’il y a beaucoup de richesses à partager en Ukraine, notamment des minerais et des terres rares…
C’est comme si l’Ukraine était sur une table d’opération face à deux chirurgiens. La question est de savoir qui va contrôler non seulement la politique ukrainienne, mais aussi les ressources du pays.
Fin 2024, Zelensky a évoqué la possibilité d’un accord de paix avec les Russes. Vous y croyez ?
Personnellement non. Je peux envisager l’arrêt des combats, un cessez-le-feu, une pause, mais pas un accord. Peut-être un début de négociations qui ne se terminent jamais.
Les Américains ont transformé l’idée d’une négociation pour une paix juste en une commercialisation des négociations avec un deal à 500 milliards de dollars pour se partager les ressources
Les Ukrainiens ne sont pas prêts à arrêter les combats à n’importe quel prix ?
C’est vrai. Soit il n’y aura pas de résultat définitif pour l’Ukraine, soit le président Zelensky, s’il signe un accord, disparaîtra du paysage politique ukrainien. Pour lui, ce qui se passe pour le moment est un énorme défi.
Il a des chances de réussir ?
C’est très difficile à dire… parce qu’on voit que les seuls partenaires qui restent pour l’Ukraine sont les Européens, et encore pas tous. Mais l’Europe est ignorée par les Etats-Unis aujourd’hui.
Vous restez optimiste malgré tout ?
Pas vraiment. Aujourd’hui, je suis très inquiet et pas très optimiste. Je le serai peut-être de nouveau plus tard. Quand je vois la photo de la rencontre qui s’est tenue mardi en Arabie saoudite entre Rubio et Lavrov, c’est comme une réunion entre partenaires commerciaux. C’est très formel avec deux drapeaux sur la table, l’américain et le russe.
Lavrov dit que la guerre s’arrêtera quand les Européens arrêteront d’aider l’Ukraine… c’est le monde à l’envers ?
C’est incroyable en effet. Cela signifie que Trump n’est que le chef de l’économie américaine et pas du tout le chef géopolitique du monde ou d’un pays démocratique. C’est un homme d’affaires. Ce qu’il veut, c’est rapidement mettre un terme à la guerre pour permettre le retour du business américain sur le territoire russe. C’est très dangereux pour l’Ukraine.
Les Ukrainiens suivent cette situation avec pessimisme, mais ils n’ont pas peur et ne sont pas désespérés. C’est intéressant parce que les Ukrainiens se sentent encore plus proches de l’Europe. Parce qu’ils sont plus fiables.
C’est quoi votre « guerre quotidienne » ?
C’est la vie avec tous les changements occasionnés par la guerre depuis le 24 février 2022. C’est la vie sans dormir à cause des alertes. C’est ne pas pouvoir faire de plan pour l’avenir, pour l’année prochaine, pour le mois prochain. On vit au jour le jour. Si on est jeune et qu’on ne veut pas participer à la guerre, on doit se cacher. On marche très vite pour ne pas tomber sur une unité d’enrôlement. Si on est protégé par une autorisation de travail dans une usine militaire, on a peur qu’elle soit bombardée par un missile russe. On vit comme on joue à la roulette russe sans savoir ce qu’il se passera demain ou dans les prochaines heures.
Dans votre livre, vous utilisez beaucoup l’humour et le second degré…
C’est de la protection psychologique. L’humour, cela signifie qu’on n’a pas peur. C’est historique et très présent dans la société ukrainienne. Parce que l’Ukraine a traversé beaucoup de tragédies au cours de son histoire. Dans la culture ukrainienne, l’humour est très important. En Russie, c’est la satire. Du temps de l’URSS, il y avait beaucoup de blagues politiques sur Brejnev, sur les communistes, etc. C’était une sorte de résistance et cela crée une impression de liberté.
Vous donnez plein de détails sur le coût de la vie, les nouveautés apparues avec la guerre. Pourquoi ?
Pour montrer à quoi ressemble la vie quotidienne en Ukraine. Pour expliquer tout ce qui se passe. Les gens restent très actifs. C’est devenu une habitude d’essayer de mener une vie presque normale, comme avant la guerre. Pour les vacances et ceux qui ne peuvent pas quitter les pays (les hommes de 18 à 60 ans, NDLR), il y a moyen de passer des vacances en Ukraine. La construction d’immeubles continue malgré les bombardements et les risques. L’industrie du vin aussi malgré les destructions occasionnées par les Russes dans la région de Kherson et de Mykolaïv. Le château qui produit le champagne le plus connu d’Ukraine a déménagé dans la région d’Odessa et a recommencé la production.
Il y a des changements sismiques en Ukraine avec des déménagements d’entreprises et de restaurants. La carte démographique aussi change, avec l’ouest qui était une région pauvre avec un peu d’agriculture et aucune industrie, qui devient une des régions les plus actives au niveau économique.
L’humour, c’est de la protection psychologique. Cela signifie qu’on n’a pas peur. C’est très présent dans la société ukrainienne
Comment faites-vous pour tenir, vous et votre famille ?
Nous sommes tous à Kiev. Notre fils aîné a commencé à travailler à l’école avec des enfants et donne aussi des cours en ligne pour améliorer la qualification pédagogique. Notre fils plus jeune a entamé des études universitaires et notre fille qui, avant la guerre, travaillait et habitait à Londres, est rentrée à Kiev en juillet 2022. Elle travaille pour la promotion d’entreprises privées. Tout le monde est occupé. On essaye de passer davantage de temps ensemble parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Dans votre livre, vous évoquez votre nom qui se termine par un « v » à la russe. On vous embête souvent avec ça ?
Pour certains intellectuels ukrainiens, c’est le signe que je reste russe ou quelque chose comme ça… Pour les événements publics, je suis Andrii, quand je parle ukrainien. Mais ce n’est pas important pour moi. L’Ukraine reste un pays multiculturel avec une dizaine de groupes ethniques différents. Les russophones, il y en a moins depuis le début de la guerre. Peut-être deux fois moins après la guerre. Ce petit détail est utilisé par les Russes pour provoquer les gens du Donbass et essayer de prouver que l’Ukraine veut que tout le monde devienne Ukrainien.
La Russie a toujours nié la culture ukrainienne et continue à le faire…
Plus d’un millier de gens de la culture dont une centaine de poètes, d’écrivains et d’essayistes ont été tués.
Pas facile d’être russophone aujourd’hui en Ukraine ?
Quand un russophone est un homme ou une femme ordinaire, il n’y a pas de problème. Si vous êtes une personnalité publique, c’est OK si vous parlez ukrainien dans l’espace public. Mais si vous utilisez le russe dans l’espace public, ça peut fâcher beaucoup de monde. Parce que c’est perçu comme s’il était prorusse. Avec la guerre, il y a maintenant davantage de russophones dans des régions où il n’y en avait pas ou très peu auparavant. A l’ouest notamment, dans les zones frontalières avec la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie.
Aller en Ukraine ou en sortir prend beaucoup de temps. Pourquoi ?
Il faut un ou deux jours, beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ça. Il n’y a plus de vols commerciaux depuis le 24 février 2022. Il faut prendre le train ou la route. Le gouvernement parle parfois de rouvrir certains aéroports comme celui d’Oujgorod ou de Lviv qui sont loin du front. Ce sujet revient régulièrement dans les médias quand la situation sur le front n’est pas bonne. C’est pour motiver la population.
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