En Ukraine, le tabou des crimes sexuels commis sur les hommes par l’armée russe
Les violences sexuelles sont utilisées par les Russes comme une forme de torture dans la quasi-totalité des centres de détention.

Par Faustine Vincent (Kiev, Mykolaïv [Ukraine]
Le Monde, 7 avril 2025
Les violences sexuelles sont utilisées par les Russes comme une forme de torture dans la quasi-totalité des centres de détention, en Russie et dans les zones occupées. Plus de 68 % des victimes sont de sexe masculin, selon l’ONU. La parole des survivants est rare.
Illia Iliachenko avait 19 ans quand il a été capturé par les Russes à l’usine Azovstal, à Marioupol, le 18 mai 2022. Pendant ses dix mois de détention, ce soldat ukrainien a enduré d’innombrables tortures, mais il en est une sur laquelle il a toujours gardé le silence : les sévices sexuels que ses bourreaux lui ont infligés. « Quand vous êtes en prison, vous repensez à toute votre vie, confie le jeune homme à la frêle silhouette, en cette après-midi de mars, à Kiev. Moi, je voulais fonder une famille et avoir des enfants. Aujourd’hui, si jamais je n’arrive pas à en avoir, je saurai pourquoi. »
Après le retrait des Russes de la région de Kiev, en avril 2022, et la libération d’une partie des territoires occupés dans l’est du pays sept mois plus tard, les Ukrainiens ont découvert peu à peu l’ampleur des violences sexuelles perpétrées par les soldats de Moscou. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est que les Russes utilisent aussi cette arme de guerre contre les hommes – militaires comme civils. Mais le tabou est si fort, et la parole des survivants si rare, que ce phénomène reste largement invisible. Il est pourtant massif, d’après les premiers éléments recueillis par l’ONU.
Depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a documenté 370 cas de violences sexuelles. Plus de 68 % des victimes sont de sexe masculin (252 hommes et 2 mineurs), indique-t-il dans un rapport publié le 31 décembre 2024. La grande majorité de ces crimes (306) ont été perpétrés en prison par les « membres des forces armées russes, les autorités chargées de l’application de la loi et les services pénitentiaires ». De son côté, le bureau du procureur général d’Ukraine a recensé, jusqu’ici, 344 cas de violences sexuelles liées au conflit, dont 124 contre des hommes. Mais les experts estiment que ces chiffres sont largement sous-estimés.
Le président de la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine, Erik Mose, a dénoncé, en septembre 2024, « le recours récurrent à la violence sexuelle comme forme de torture dans la quasi-totalité des centres de détention », situés à la fois en Russie et dans les zones occupées. « La plupart des victimes étaient des hommes », a-t-il précisé. Depuis le début de l’invasion, 52 % des prisonniers de guerre (237 sur 454 détenus interrogés après leur libération) ont ainsi subi des violences sexuelles, tandis que 95 % d’entre eux ont subi des tortures ou des mauvais traitements, affirme le Haut-Commissariat aux droits de l’homme dans une note de synthèse publiée en février. Les sévices incluent les « viols, tentatives de viol, menaces de viol et de castration, coups ou administration de décharges électriques sur les parties génitales, nudité forcée répétée et humiliations sexuelles ». Les Russes emploient également ces méthodes sur les civils détenus dans les territoires occupés.
Pinces électriques sur les parties génitales
Illia Iliachenko, aujourd’hui âgé de 22 ans, a subi ces tortures à la prison russe de Taganrog, réputée la plus terrible de toutes. Pour la première fois, le jeune homme ose témoigner de ce que ses geôliers lui ont infligé. « Dès le premier jour de notre arrivée, ils nous ont mis tout nus, raconte-t-il au Monde. Pour obtenir chaque pièce de l’uniforme de prisonnier, il fallait signer un papier. Un gardien a caché une partie du document, puis m’a reproché de ne pas avoir tout signé. Alors ils ont pris un gros marteau, m’ont mis contre le mur, complètement nu, et ont commencé à me frapper violemment sur l’anus devant les autres. Ils ont tapé si fort que j’ai saigné pendant trois mois. » L’ancien soldat marque une pause.
« Ce n’est pas tout, poursuit-il. Une autre fois, ils m’ont déshabillé et jeté par terre. J’avais la tête sur un oreiller, les jambes relevées et immobilisées par un objet très lourd. Ils m’ont accroché des pinces électriques sur l’anus et les parties génitales, et m’ont lancé des électrochocs en hurlant : “Qu’est-ce que tu faisais à Marioupol ? Qui t’a donné des ordres ?” Ça a duré environ quarante minutes. A la fin, j’étais si épuisé que mon corps ne réagissait plus. » Les Russes lui ont ensuite jeté de l’essence sur le bras et y ont mis le feu. « Ils ont éteint rapidement, mais j’ai eu si peur que, quand j’ai été libéré, j’ai aussitôt fait recouvrir mon bras de tatouages. »
Le soldat a vu quatre hommes mourir sous ses yeux en détention. A sa libération, il ne pesait plus que 43 kilogrammes. Aujourd’hui, lui qui a toujours détesté l’eau froide prend régulièrement des bains d’eau glacée : « Je suis tellement rempli de ces trucs atroces qu’en sortant, je me sens “propre”. » Il y a un an, Illia Iliachenko a retrouvé une activité en devenant directeur adjoint de la fondation YOUkraine Hub, créée en février 2024 pour soutenir les militaires revenus de captivité. Mais, même entre anciens détenus, assure-t-il, « on ne parle jamais de ça ».
« La dignité est au cœur de cette guerre »
Les violences sexuelles ont la particularité d’enfermer les victimes dans le silence. Pour les hommes, sortir de ce mutisme est parfois plus difficile encore. « Dans notre culture, il y a cette idée qu’un homme doit être fort et courageux », explique le philosophe Anton Drobovych, chef du Centre des droits de l’homme et de la mémorialisation de la guerre à la Kyiv School of Economics. Depuis l’invasion russe, ces qualités sont encore plus valorisées : « Le discours public glorifie la bravoure. Les prisonniers de guerre sont célébrés comme des héros. » Les humiliations qu’ils ont subies de la part des forces russes, elles, restent dans l’ombre.
Selon M. Drobovych, « les violences sexuelles sont l’arme la plus efficace utilisée par les Russes pour briser leur dignité. Or, la dignité est au cœur de cette guerre. C’est pour la défendre que nous avons fait la révolution de la dignité », l’autre nom de la révolution de Maïdan (2013-2014). Mais, après avoir enduré des tortures sexuelles, « la plupart des hommes ont honte et ne veulent pas parler. Les enquêteurs n’insistent pas, et les autorités non plus ». Le silence s’installe.
Documenter ces violences est pourtant nécessaire pour mettre en lumière les méthodes et les crimes de guerre des Russes et tenter d’enrayer l’impunité. « Nous n’en sommes qu’au tout début de la sensibilisation à ces violences », constate Charu Lata Hogg, responsable de l’ONG All Survivors Project, basée à Londres et qui travaille sur les violences sexuelles perpétrées contre les hommes dans les pays en conflit, dont l’Ukraine. La chercheuse déplore le manque de « point d’entrée institutionnel » pour que les survivants de sexe masculin puissent accéder aux soins : « Dans la plupart des cas, toutes les initiatives sont focalisées sur les femmes et les filles. Les hommes nous ont dit qu’ils ne savaient pas où aller. »
Les violences sexuelles commises à leur encontre en temps de guerre restent un impensé. « Les normes de genre influencent la façon dont les victimes sont perçues et donc la façon dont le problème est traité par les institutions, y compris par le système judiciaire », poursuit Charu Lata Hogg. Le regard porté sur les rescapés est parfois, lui aussi, destructeur. « Un homme qui a souffert de cela en prison sera non seulement traumatisé, mais aussi stigmatisé, assure la chercheuse. Il sera perçu comme faible ou incapable de se défendre. » Il arrive que les survivants soient moqués et harcelés, surtout dans les petites communautés.
Vide institutionnel et médical
Quand il est sorti de captivité, Oleksi Sivak, constructeur de bateaux de 41 ans, a échappé aux sarcasmes, mais il s’est heurté au vide institutionnel et médical. Cet habitant de Kherson, arrêté par les Russes en août 2022 pour possession d’un drapeau ukrainien, a été détenu pendant cinquante-sept jours dans une chambre de torture. Quand les troupes ukrainiennes ont libéré la ville, à l’automne 2022, plusieurs mois se sont écoulés avant que des enquêteurs de police viennent l’interroger. « Ils ne posaient pas de question spécifique sur les violences sexuelles, se souvient-il. C’est aussi pour cela que les cas sont si difficiles à établir. » A cela s’ajoute le manque de formation des enquêteurs pour recueillir la parole des survivants et la difficulté des hommes eux-mêmes à qualifier la nature des violences subies.
Après sa captivité, Oleksi Sivak a été orienté vers une ONG d’aide médicale. A sa grande surprise, « il y avait des gynécologues, mais pas de proctologue ni d’urologue », se souvient ce grand brun au regard éteint, attablé dans un café de Mykolaïv. « Même après 2023, lorsque les donateurs internationaux ont monté des projets pour mener des enquêtes sur les crimes sexuels, personne n’a pensé aux hommes. Dans la tête des gens, un homme doit être un combattant, ne doit ni pleurer ni se plaindre, alors comment pourrait-il avoir besoin d’aide ? » C’est pour lutter contre ce « piège » qu’il a fondé, en 2023, le premier réseau de soutien ukrainien pour les hommes ayant survécu à la prison et à la torture. Ses membres se réunissent une fois par mois. « On pratique beaucoup l’humour noir », raconte Oleksi Sivak. Il ignore combien d’entre eux ont subi des violences sexuelles : il ne leur pose jamais la question.
Lui-même n’a jamais raconté à sa femme ce qu’il a subi dans la chambre de torture. « J’entendais les cris des gens, c’était un cauchemar, on aurait dit des cris d’animaux, se souvient-il. En matière de violences sexuelles, les Russes étaient très sophistiqués. C’était comme un jeu, pour eux. » Lui aussi a subi des chocs électriques sur les parties intimes. Les Russes appelaient ces tortures l’« appel à Biden », du nom de l’ancien président américain, lorsque les fils électriques étaient reliés à l’anus de la victime, et l’« appel à Zelensky » quand ils étaient accrochés aux parties génitales. « Ils riaient : “Et si on essayait ici ? Et là ?” Tout en me répétant cette question stupide : “Où est Bandera ?” » En référence à cette figure controversée du nationalisme ukrainien du XXe siècle.
« Les coups ne sont jamais que de la douleur physique, mais avec les violences sexuelles, ils t’arrachent ta fierté et tout ce qui fait ta personnalité, lâche le rescapé. Après des tortures avec des manches à balai ou des bâtons en caoutchouc, certains ne peuvent même pas survivre, ils sont jetés comme un morceau de viande dans leur cellule et meurent. »Témoigner lui coûte. « Mais si je ne parle pas de ça, personne ne le fera, poursuit-il. Tout le monde parle de négociations et de se partager des terres, mais personne ne pense aux gens qui sont torturés en ce moment même dans les territoires occupés. »
Les survivants tentent de se reconstruire comme ils peuvent. Après ce qu’il a vécu, Illia Iliachenko fait partie des rares hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans autorisés à sortir du pays. Alors, avec sa petite amie, il a décidé de passer quelques jours à Paris, loin de la guerre. Son visage s’illumine en montrant l’alliance qu’il vient d’acheter, cachée dans son bureau. Le jeune homme a déjà son plan en tête : il ira à la tour Eiffel avec sa compagne et, une fois tout en haut, il lui demandera sa main.
Faustine Vincent Kiev, Mykolaïv [Ukraine], envoyée spécial