Culture

Dompter la guerre par l’art : La terre est bleue comme une orange d’Iryna Tsilyk

Comment cette famille ouvrière du Donbass a transformé la guerre en activité artistique

Oct 7, 2023
L'art a un pouvoir : il permet de briser la glace et nous aide à guérir des traumatismes. Il témoigne de tout ce qui est drôle et joyeux au milieu de l’obscurité de la guerre. Iryna Tsilyk
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La terre est bleue comme une orange d’Iryna Tsilyk

Iryna Tsilyk est une poétesse, l’auteure de récits pour enfant. Elle est également une réalisatrice.  Ses films sortent d'elle toute entière. Poétesse, conteuse charmée de l'enfance et cinéaste fusionnent. Ses films sont féministes sans se proclamer tels. Ils naissent d’un regard de femme qui scrute la société ukrainienne du point de vue des classes populaires et du rôle essentiel joué par les femmes dans une guerre qui ne se livre pas uniquement sur le front mais qui mobilise la société tout entière.

Son documentaire « La terre est bleue comme une orange » (titre emprunté à un poème d’Eluard) est magique. Il parle de la guerre presque sans la montrer, à partir d’une famille essentiellement féminine, garçon et matous compris. Comment cette famille ouvrière du Donbass a transformé la guerre en activité artistique, comment elle a pu résister pendant des années en se filmant, en se mettant en scène alors que les bombardements, les immeubles éventrés, les tanks étaient là comme des accessoires pour un film.

Tout a commencé par la rencontre d'Iryna avec Myroslava et Nastya Trofymchuk. Cela s’est produit dans le cadre d’un projet appelé « L’autobus jaune ». Des cinéastes bénévoles organisent des camps de création artistiques pour des adolescents de ce qui était alors la zone de guerre à l’Est et au Sud de l’Ukraine. La cinéaste est captivée par la créativité de Myroslava, l’aînée, sa volonté de survivre à la guerre en découvrant l’art. Myroslava l’a invitée chez dans ce qu’on appelait alors la « zone rouge », les territoires situés depuis 2014 à proximité des lignes russes et des milices sécessionnistes. Iryna a fini par s'intégrer dans cette famille, sans hommes adultes, composée de trois générations humaines et de nombreux chats. Hanna est la mère, qui vit des allocations familiales après avoir été ouvrière dans un atelier de mécanique automobile. Une famille qui me fait penser à celles que Hirokazu Kore Eda filme au Japon et, tout récemment, en Corée. Même s'il existe des liens biologiques entre les trois générations humaines et peut-être entre les chats, l'essentiel est ailleurs dans une complicité, dans ce choix partagé de vivre ensemble. Chaque enfant a appris a joué des instruments de musique. Chacun filme les autres, avec parfois comme bruit de fond, quelque sirène ou l’éclat d’un obus, vite couvert par les miaulements d’un des chats qui proclame la tenace volonté de vivre de cette famille dont il fait partie. L'intimité d'Iryna avec la famille a enfanté ce documentaire, pont tendu entre le Donbass et chaque lieu où il sera vu désormais. Un pont d’espoir plus que de douleur. Une ouverture vers la solidarité réciproque plutôt que vers la compassion envers des victimes silencieuses.

Ce film est émouvant, simple. Il dissimule sa beauté profonde derrière un jeu enfantin et léger. On joue à la guerre mais surtout à la vie, on la joue pour continuer à vivre autre chose que la guerre. On est dans le Donbass, à Krasnohorivka, une petite ville ouvrière sous le feu de l'armée russe depuis 2014. Ne cherchez pas à la localiser aujourd'hui. Elle a été presque entièrement rasée après février 2022. Même si elle devait disparaître, ce film la perpétuera. Cette joyeuse lignée de femmes, aujourd'hui exilées en Lituanie, avec tous leurs chats bien sûr, restera une Krasnohorivka magique, insouciante des frontières. Un Macondo du Donetsk.

Iryna Tsilyk

Iryna Tsilyk est née le 18 novembre 1982 à Kiev. Elle est diplômée de l’université Karpenko-Kary pour le théâtre, le cinéma et la télévision. Elle écrit de la poésie et des livres pour enfants. Depuis le 24 février, l’essentiel de sa poésie est publié sur internet. Même si vous ne comprenez rien à la langue ukrainienne, cela vaut la peine d’en écouter la lecture.

Iryna est née et a grandi en russe. Elle est passée à l’ukrainien lorsqu’elle a su qu’elle était enceinte et c’est en ukrainien qu’elle a écrit sa poésie. De mon point de vue, c’est une trajectoire aussi passionnante que les autres dans les multiples passages d’une langue à l’autre qui ont enrichi la culture cette partie du monde.

Ses récits pour enfants ont été traduits dans de nombreuses langues. Elle a également publié d’autres œuvres en prose. Le travail littéraire d’Iryna Tsilyk a été traduit dans différentes langues. Il reste inaccessible en français. Son premier roman est intitulé « Післявчора » (en français, « Après-demain »). Il met en scène une jeune réalisatrice.

Elle a également travaillé avec des groupes musicaux comme auteur-compositeur.e, notamment avec le duo « Les sœurs Terniuk » et le groupe rock « Kozak sistem ». On la retrouve comme actrice dans le film « Ma grand-mère Fanny Kaplan » d’Alyena Demyanenko.

Sa filmographie commence par des courts métrages : « Heure bleue » (2008, 10’, « Вдосвіта »), « Commémoration » (2012, 24’, « Помин »), Maison (2016, 12’, « Дім »), « Tayra » (2017, 10’, "Тайра"), Môme (2017, 15’, « Малиш »). Son premier long métrage est « La terre est bleue comme une orange » (2020, 74’, « Земля блакитна, ніби апельсин ») qui a obtenu plusieurs prix prestigieux dans des festivals internationaux. Son dernier film vient de sortir. Son titre original ("Я і Фелікс" ) se traduit en français comme « Moi et Félix". Il circule en anglais sous le titre « Rock, Paper, Grenade » (2022, 90’).

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Vous pouvez voir l’interview en anglais d’Iryna Tsilyk, réalisée par Brigid Grauman du comité belge du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine ici.

Une version brève sous-titrée en français est également disponible ici.

Pour en savoir plus, écoutez les interviews de cinéastes d’Ukraine réalisées par Brigid Grauman du Comité belge du RESU :

Interviews avec des cinéastes ukrainiens

Interview d'Iryna Tsilyk par Brigid Grauman - interview of Iryna Tsilyk by Brigid Grauman (Jan 2023) Interview de Nariman Aliev par Brigid Grauman - interview of Nariman Aliev by Brigid Grauman Interview d'Illia Gladshtein par Brigid Grauman - interview of Illia Gladshtein by Brigid Grauman Interview with Nadia Parfan by Brigid Grauman. In English (September 2022). Interview d'Igor Minaiev par Brigid Grauman (en français) Interview de Roman Blazhan par Brigid Grauman - interview of Roman Blazhan by Brigid Grauman Interview de Mykyta Lyskov par Brigid Grauman - interview of Mykyta Lyskov by Brigid Grauman Interview d'Ivan Orlenko par Brigid Grauman - interview of Ivan Orlenko by Brigid Grauman

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