Culture

Artem Chapeye, romancier et soldat ukrainien : « Sans doute allons-nous devoir nous dresser devant deux impérialismes plutôt que devant un seul »

Ce qui s’est passé dans le bureau Ovale ressemblait beaucoup à ces moments où l’on accuse une femme d’avoir provoqué son violeur.

© Cambon (France), Cartooning for Peace
Apr 10, 2025

Tribune publiée par "Le Monde des Livres", 10/04/2025

Depuis le front de la guerre avec la Russie, l’écrivain fait part des sentiments mêlés qui ont accompagné l’élection de Trump. Une contribution publiée par « Le Monde des livres », pour qui plusieurs auteurs américains et européens ont écrit sur le basculement en cours.

D'aussi loin que je me souvienne, une blague revenait tous les quatre ans, en Ukraine, lors des élections américaines. Deux paysans nettoient la merde dans des toilettes publiques. Parfois, ce sont deux vieilles femmes qui balaient les rues délabrées d’une ville ukrainienne. Ou deux mineurs de Donetsk qui travaillent au marteau-piqueur, le visage couvert de poussière de charbon. L’un des deux dit toujours à l’autre : « Tout va se décider en Pennsylvanie. » Ou en Arizona. Ou en Floride. N’importe lequel des swing states [« Etats pivots »] du moment.

L’auto-ironie tenait, bien sûr, à ce que les élections américaines ne représentaient alors rien d’autre qu’une émission de télé-réalité excitante dont nous discutions tous sans arrêt. Elles n’avaient pas d’impact sur nos vies quotidiennes.

En 2024, pour la première fois, la blague du swing state n’a pas été populaire. Pas parce que Trump a immédiatement conquis tous les swing states sans suspense. Non. Comme l’a dit mon ami d’enfance : « Jamais il n’y a eu un tel sentiment de connexion entre ce qui se passe outre-Atlantique et nos destins individuels. » Tout le monde retenait son souffle. Les soldats ukrainiens aussi, même si nous l’avons nié publiquement.

Quelques semaines avant l’élection, je regardais à la BBC un micro-trottoir avec beaucoup de Latinos récemment arrivés aux Etats-Unis et quelques Noirs, qui expliquaient tous pourquoi ils allaient voter Trump. C’est à ce moment-là que j’ai eu pour la première fois l’intuition que, même si les émissions du soir se moquaient de lui – ou pas –, Trump allait gagner. Je me souviens de mon horreur physique. Vous savez, cette impression qu’on vous aspire les tripes. Cette douleur à la poitrine. Ça ressemble à ce qu’on ressentait pendant un bombardement russe les premières semaines de l’invasion. (On s’habitue aux bombardements. Vous pouvez même dormir tranquillement, ou plutôt avec fatalisme.)

Bien sûr, tout le monde en Ukraine n’a pas réagi de la même façon. L’ami d’enfance que je viens de citer a un parent proche. Un homme dans sa trentaine. L’âge idéal pour la supposée mobilisation « générale », qui en fait est sélective, comme je l’ai décrit dans Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes.

Bien sûr, Trump mentait

Depuis l’invasion russe, le parent de mon ami a passé plus de mille jours sans quitter sa maison dans notre ville natale. Plus de mille jours d’assignation à résidence volontaire, imaginez. Malgré la loi martiale, les officiers de recrutement ne pénètrent jamais chez les gens. Ils ne peuvent vérifier vos papiers que dans les lieux publics. Vous savez, la démocratie. Donc, comme tant d’autres, ce parent se cache depuis presque trois ans. Sa mère lui apporte à manger, prend ses poubelles, lui coupe les cheveux.

Dans les plus grandes villes, on peut payer pour ce genre de services. Pour d’autres services aussi, spécialement destinés aux hommes qui ont peur de quitter leur maison. Des travailleuses du sexe peuvent venir chez eux, mais il faut payer un extra pour le garde du corps qui attend la fille dans une voiture. En tant que romancier, je m’amuse souvent de voir que les événements dans la vraie vie peuvent être plus absurdes, plus drôles et grinçants que ceux qu’on trouve dans la fiction. Dans un roman, ces absurdités réelles paraîtraient peu convaincantes, mais elles sont bonnes pour la satire. J’imagine la travailleuse du sexe murmurer dans l’oreille du client, pour le faire éjaculer : « Oh, oh, plus fort, tu es si courageux, tu es contre le système ! »

Non, je ne juge pas. C’est juste drôle. Comment peut-on juger quelqu’un qui tente littéralement de survivre ?

LAURENT CORVAISIER

Comme tout le monde s’en souvient, Trump avait promis d’arrêter la guerre russo-ukrainienne un jour après son élection. Donc, quand les résultats ont été annoncés, cet Ukrainien reclus s’est mis à danser joyeusement dans son salon. You-hou ! Plus de risque d’être mobilisé !

Bien sûr, Trump mentait.

Ce type est toujours volontairement assigné à résidence dans sa maison. Il a été réassigné dans la dépression, si l’on peut dire. Aucune fin à cette horreur n’est en vue.

Malgré l’horreur, ou plutôt pour survivre psychologiquement, la réaction ukrainienne la plus visible à l’élection de Trump, et à ce qui s’en est suivi, a été une nouvelle vague d’humour macabre. Comme en 2022, lorsque, après l’invasion des ténèbres, beaucoup prédisaient à l’Ukraine une mort rapide, et qu’un âge d’or de la comédie noire a commencé.

Maintenant, en 2025, certaines personnes, dont moi, espèrent toujours s’être trompées. Et si Trump, en secret, ne s’était pas rangé du côté de Poutine ? Et si Trump, en secret, tordait le bras de Poutine plus fort qu’il ne tord publiquement celui de Zelensky ?

En attendant, nous nous méfions de Trump quand il dit vouloir « partager certains actifs » avec Poutine en Ukraine. Cela nous rappelle l’infamante partition de la Pologne entre les empires, à la fin du XVIIIe siècle. Un tel colonialisme, brutal et dépassé, ne peut pas exister au XXIe siècle, n’est-ce pas ? Mais une invasion illégale semblait impossible en Europe avant 2022, n’est-ce pas ?

Ce que nous voyons se produire est ce contre quoi nous nous sommes préparés à lutter. Sans doute allons-nous devoir nous dresser devant deux impérialismes plutôt que devant un seul.

Bon sang, je suis si épuisé !

Et nous essayons de montrer notre force, et nous nous disons que nous sommes prêts. (Bon sang, je suis si épuisé ! Après trois ans dans cette putain d’armée. Pouvez-vous seulement imaginer à quel point je rêve de redevenir un papa-qui-travaille-à-la-maison et de me remettre à écrire de la fiction ?)

D’ailleurs, je me demande ce que ressentent ces intellectuels occidentaux qui, en 2022, déniaient toute autonomie aux Ukrainiens, réduisant un peuple entier à être un « proxy » des Etats-Unis. Et maintenant, quoi ? Oh, bien sûr, on peut toujours rationaliser un « incontestable nouvel ordre des choses » – une nouvelle théorie du complot.

D’un point de vue ukrainien, ce qui s’est passé dans le bureau Ovale, quand Trump et Vance s’en sont pris à Zelensky en accusant l’Ukraine de vouloir la guerre, ressemblait beaucoup à ces moments où l’on accuse une femme d’avoir provoqué son violeur. Regardez ses terres rares, elles sont trop visibles ! Et quand la femme résiste au violeur en lui envoyant un coup de pied dans les couilles, c’est encore elle qui est accusée de violence. Elle ferait mieux « de se détendre et de profiter », n’est-ce pas ?

Jusqu’ici, les soldats ukrainiens continuent à tenir aussi bien qu’ils le peuvent. Pendant ce temps, les négociations secrètes avancent. Personnellement, je ne crois plus en une paix juste. Mais, au moins, peut-on espérer obtenir un accord qui garantirait que Poutine n’attaquera pas à nouveau ? Pour citer Trump : « Peut-être qu’on y arrivera, peut-être pas. Mais il y a de bonnes chances. » C’est exactement comme ça que procèdent les casinos.

En attendant, alors que le Groenland, le Canada et l’Europe sont à juste titre de plus en plus nerveux, les Ukrainiens sont comme le type dans la fameuse scène du gibet de La Ballade de Buster Scruggs, des frères Coen [2018], où un condamné se tourne vers son voisin en larmes, à qui l’on vient de passer la corde au cou, et lui demande : « Première fois ? »

En 2022, alors que beaucoup pensaient que nous allions mourir pour de bon, nous avions en fait déjà survécu à une pendaison, en 2014 et après. Et maintenant nous compatissons avec nos camarades groenlandais, canadiens ou européens : « Première fois ? »

Traduit de l’anglais par Lise Vermont.

Journaliste et écrivain, Artem Chapeye est l’auteur de « Loin d’ici, près de nulle part » et de « The Ukraine » (Bleu & Jaune, 2021 et 2025). Il est soldat dans l’armée ukrainienne depuis son engagement volontaire au début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, en 2022, expérience qu’il a racontée dans « Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes » (Bayard, 2024).

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