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Les soucis de la minorité hongroise en Transcarpatie

La communauté hongroise d’Ukraine vit entre les deux puissances

Feb 5, 2024

Source Thomas d'Istria Le Monde 6 février 2024

La communauté hongroise d’Ukraine vit entre les deux puissances en tentant de se faire la plus discrète possible. Si la population est évidemment proche du pays voisin et apprécie le soutien de Budapest, elle ne souscrit pas à la rhétorique de Viktor Orban contre l’entrée de l’Ukraine au sein de l’Union européenne

Berehove (Ukraine) - envoyé spécial

Rien ne distingue les dessins affichés sur les murs de ceux que l’on pourrait trouver dans n’importe quelle école ukrainienne. Ils représentent des soldats et des drapeaux ukrainiens bleu et jaune aux côtés de la date du 6 décembre, Journée nationale des forces armées. La seule différence avec les autres écoles du pays est que lorsque la sonnerie de la récréation retentit, les élèves âgés de 6 à 17 ans qui surgissent dans les couloirs ne s’expriment qu’en langue hongroise. De la même manière, les cours donnés dans les salles de classe de l’école Lajos Kossuth de Berehove, petite ville du sud-ouest de l’Ukraine, se tiennent dans la langue du pays voisin.

Cette forme d’éducation est une des spécificités de la Transcarpatie, cette région multiethnique coincée entre la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne et la Roumanie, berceau de la communauté hongroise d’Ukraine. Si le dernier recensement officiel datant de 2001 dénombrait 150 000 personnes, la population de cette minorité du pays aurait aujourd’hui réduit de moitié, selon des estimations plus récentes.

Dans l’école publique nommée d’après le héros de la révolution hongroise de 1848, l’ukrainien est enseigné comme une langue étrangère. Cela est suffisant, selon la directrice des lieux, Emese Zseltvai-Vezsdel, pour que les élèves acquièrent un niveau correct à la fin de leur scolarité. « Je veux que les jeunes parlent l’ukrainien », insiste l’enseignante de biologie, vendredi 26 janvier. « Mais, pour nous, c’est très important qu’ils étudient en langue hongroise. »

Emese Zseltvai-Vezsdel, directrice de l'école Lajos Kossuth de Berehove

L’éducation dans cette langue, et plus généralement son usage dans l’administration et dans la région, est au cœur des relations tendues entre Budapest et Kiev depuis 2017. Le conflit est né d’une loi adoptée par le gouvernement ukrainien du président d’alors, Petro Porochenko, qui visait à rendre obligatoire l’enseignement de la langue ukrainienne dans le secondaire. A travers cette loi, l’Ukraine souhaitait renforcer son identité nationale trois ans après l’annexion russe de la Crimée et le déclenchement de la guerre dans l’est du pays, en 2014. Si la loi visait en priorité les russophones, elle concernait par extension toutes les minorités linguistiques d’Ukraine.

Or, depuis le début de l’invasion russe, le premier ministre hongrois, Viktor Orban, n’a cessé d’utiliser l’argument des droits de la minorité hongroise afin de justifier sa rhétorique contre le soutien européen à l’Ukraine. En décembre 2023, à la veille d’un sommet européen qui devait décider de l’ouverture des négociations d’adhésion de l’Ukraine au sein de l’Union européenne (UE), le Parlement ukrainien a finalement modifié ses lois sur les minorités afin de se conformer aux exigences de l’UE. Si les représentants de la communauté hongroise d’Ukraine ont évalué positivement la nouvelle loi, Budapest n’a pour autant pas cessé de critiquer Kiev.

« La loi adoptée fin 2023 en Ukraine mérite sans aucun doute le respect », a reconnu le ministre des affaires étrangères hongrois, Péter Szijjarto, en visite à Oujhorod, la capitale régionale de Transcarpatie, le 29 janvier. Mais « nous ne pensons pas du tout que la question des minorités nationales ait été résolue », a ajouté M. Szijjarto. « Nous avons encore un long chemin à parcourir. » Au terme de la visite de son homologue, le ministre des affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kuleba, a assuré qu’une commission spéciale allait s’atteler, sous une dizaine de jours, à présenter des réponses et des propositions pour régler les différends.

« Une forme de frustration »

La communauté hongroise d’Ukraine vit entre les deux puissances en tentant de se faire la plus discrète possible. Si la population est évidemment proche du pays voisin et apprécie le soutien de Budapest, elle ne souscrit pas à la rhétorique de Viktor Orban contre l’entrée de l’Ukraine au sein de l’Union européenne. A la veille du sommet européen des 14 et 15 décembre 2023, « presque toutes les organisations de représentants de la communauté hongroise d’Ukraine avaient envoyé une lettre à Viktor Orban pour lui demander de ne pas bloquer l’ouverture des négociations d’adhésion », rappelle ainsi Dmytro Toujanski, directeur de l’Institut d’Europe centrale de stratégie, un centre de réflexion basé dans la région. « Ça a été une franche surprise pour Budapest », assure le politologue.

Zoltan Babiak, maire de Berehove

Si la directrice de l’école Lajos Kossuth de Berehove affirme ne pas voir « de problèmes pour les Hongrois en Ukraine », le maire de la ville, Zoltan Babiak, se fait plus critique. L’édile, massif et visiblement très agacé par les questions touchant à la loi sur les minorités, concède une situation « bien meilleure qu’avant » pour les droits de sa communauté. Mais pas encore idéale. Pour exemple, Zoltan Babiak rappelle que le papier à en-tête du conseil municipal de Berehove était rédigé en deux langues, « en lettres ukrainiennes et hongroises », quelques années plus tôt. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Si l’homme espère que l’Ukraine finira par rejoindre l’Union européenne, il conditionne cette entrée à la résolution des droits des Hongrois.

La population, coincée entre les deux pays, se refuse à parler de politique. Au sein de l’école de Berehove, c’est sous la condition de l’anonymat qu’une enseignante finit par dire qu’« Orban ne fait pas beaucoup de bien à l’Ukraine ». La minorité paie le prix de la politique hostile de Budapest à l’égard de Kiev, et souffre d’une mauvaise réputation dans le pays. « La position hongroise, prorusse et anti-ukrainienne, depuis le début de l’invasion, a créé une grande forme de frustration chez les Hongrois de la région », assure Dmytro Toujanski. D’autant plus, ajoute le politologue, que beaucoup d’habitants se seraient portés volontaires pour soutenir l’effort de guerre. Selon des médias ukrainiens, quelques centaines d’hommes originaires de la communauté hongroise combattraient aussi au sein de l’armée ukrainienne. Si les habitants taisent leurs critiques à l’égard de Viktor Orban, c’est aussi parce que la région reçoit une aide importante de Budapest, permettant de rénover des musées, des infrastructures et des écoles.

Cette dépendance se ressent aussi dans le petit village de Velyka Dobron, une grande artère dépeuplée dont la grande majorité de la population, magyarophone, vit de l’agriculture. L’Eglise de tradition calviniste se dresse à un croisement. Le prêtre, Andras Kolozsy, qui vit avec sa famille juste à côté, se désole d’avoir vu partir la majorité des habitants du village.

« On vit ici depuis mille ans »

Si Velyka Dobron comptait six mille habitants avant la guerre, ils ne seraient plus que « deux mille », selon lui, à être restés. « Beaucoup de gens sont partis en Hongrie et se sont installés là-bas », explique Judith Balog, 60 ans, la belle-mère du prêtre, qui s’exprime, elle aussi, dans un russe haché pour l’avoir appris dans une école de la région, à l’époque de l’Union soviétique. Elle assure qu’une large partie des hommes partis se réfugier ailleurs ne rentrent pas en Ukraine de crainte d’être mobilisés dans l’armée. Du village, explique encore Judith Balog, personne ne serait allé se battre dans l’armée ukrainienne.

La famille ne souhaite pas partir de la région. « On ne veut pas aller en Hongrie, assure Judith Balog. On vit ici depuis trop longtemps ». « Depuis plus de mille ans, ajoute le prêtre. On veut juste la paix, que personne ne meure… »

« Je ne pourrais pas citer de problèmes spécifiques, mais je sens que quelque chose ne va pas et que les pouvoirs ukrainien et hongrois ne veulent pas que nous ayons des relations amicales entre nous », explique Anita Pfeifer, responsable culturelle d’un centre d’exposition de la ville de Moukatchevo, à quelques dizaines de kilomètres de Velyka Dobron. « Je me sens bien ici », ajoute l’Ukrainienne, issue de la communauté hongroise. « Et je ne vois absolument rien de mal à ce que nous soyons ici. Je ne permettrai jamais à personne de changer ça chez moi. »

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