Hanna Perekhoda: “La lutte pour la liberté en Ukraine est intimement liée à la lutte globale contre la montée des forces fascistes”
Hanna Perekhoda revient sur certaines des idées préconçues et simplifications qui, en Europe, structurent les discussions sur l'Ukraine
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Dans cet entretien, l’historienne et militante ukrainienne Hanna Perekhoda revient sur certaines des idées préconçues et simplifications qui, en Europe occidentale, structurent les discussions sur la guerre en Ukraine.
Publié le 11 février 2025
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Hanna Perekhoda est historienne et chercheuse à l’Université de Lausanne – Institut d'études politiques et Centre d'histoire internationale et d'études politiques de la mondialisation, spécialiste du nationalisme dans le cadre de l'histoire de l'Empire russe et de l'Union soviétique. Sa recherche doctorale examine les stratégies politiques des bolcheviks en Ukraine entre 1917 et les années 1920. Perekhoda étudie aussi le développement historique de l'imaginaire politique russe, en s'intéressant particulièrement au rôle qu'occupe l'Ukraine dans l'idéologie étatique russe.
Perekhoda est aussi militante du mouvement Sotsialnyi Rukh (“Mouvement social”), un groupe politique ukranien de gauche fondé dans la vague de l’Euromaïdan par des militants et des syndicalistes.
Voxeurop : Cela fait à présent trois ans que la Russie a lancé l’invasion totale de l’Ukraine. Que pensez-vous de la situation aujourd’hui ?
Hanna Perekhoda : Avec le retour de Donald Trump, il devrait être clair désormais que l’impunité de la Russie alimente directement la montée des forces fascistes dans nos propres pays – et vice-versa. Ces forces s'emploient activement à démanteler toutes les structures internationales qui limitent leurs ambitions. La lutte pour la liberté en Ukraine est donc intimement liée à la lutte globale contre ces tendances destructrices. Mais il faut le dire clairement : ces perspectives de libération s’amenuisent, minute après minute.
La montée des forces combinant l’autoritarisme et le libertarianisme aux États-Unis et en Europe doit être prise très au sérieux. La rationalité capitaliste, avec son culte de la croissance illimitée et du profit, place ce dernier au-dessus de tout : qu’il s’agisse de la vie individuelle comme de notre sécurité collective. Dans ce monde, si cette dynamique n’est pas brisée, l’Ukraine n’aura pas d’avenir. Mais soyons clairs : dans ce monde, personne n’en aura.
Une partie du débat en Occident, surtout à gauche mais pas que, s’est concentrée sur le pacifisme d’un côté et sur le danger représenté par les forces d'extrême droite – voire néo-nazies – en Ukraine de l’autre. Pourriez-vous nous donner votre point de vue ?
Imaginez que vous regardez par la fenêtre et que vous voyez une personne attaquée, frappée et violée par un agresseur. Cette personne vous aperçoit et vous supplie de l’aider. Vous avez les outils nécessaires pour lui permettre de se défendre, mais vous choisissez de ne rien faire, la laissant mourir. Quand il s’agit d’une personne, il est évident que ne pas intervenir revient à encourager le crime ou à aggraver ses conséquences. Si quelqu’un justifie son inaction en disant qu’il est pacifiste et contre toute forme de violence, cet argument serait perçu comme inapproprié, voire absurde.
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Même s’il échappe à une responsabilité pénale, une telle attitude est généralement jugée profondément immorale. Alors, je m’interroge : pourquoi cette même attitude devient-elle soudainement acceptable lorsque la situation passe du niveau d’un individu attaqué à celui d’une société agressée ? Comme par miracle, le refus d’assistance se transforme en pacifisme et apparaît comme une position morale légitime.
La réalité est que le manque de soutien aux victimes encourage les agresseurs. C’est une évidence à l’échelle des relations personnelles, au sein des familles, des équipes de travail, ou de toute institution sociale. Mais c’est également vrai en politique internationale. Si vous abandonnez les victimes d’une agression militaire, vous signalez à tous les psychopathes en position de pouvoir qu’ils sont désormais libres de résoudre leurs problèmes de légitimité par des guerres.
L’impunité accordée à ceux qui prônent la loi du plus fort sur la scène internationale alimente inévitablement la montée des forces qui défendent les mêmes principes à l’intérieur des pays. Des forces comme l’Alternative für Deutschland (Afd) en Allemagne, le Rassemblement National en France, Donald Trump aux Etats-Unis, ou Vladimir Poutine en Russie partagent toutes un même culte de la force brute – autrement dit, le fascisme. En fin de compte, toute agression, aussi éloignée soit-elle, si elle est normalisée, a des implications qui, tôt ou tard, vont nous concerner tous.
“Cette attitude n’est-elle pas plutôt l’expression du fantasme occidental d’un ‘Est’ réactionnaire et rétrograde, qui persiste même quand les sociétés occidentales sont elles-mêmes à l’avant-garde de la fascisation face à laquelle la gauche de ces pays semble être complètement démunie ?”
L’argument selon lequel la présence de l’extrême droite en Ukraine justifierait un refus d’envoyer des armes repose sur une erreur de logique assez flagrante. Refuser d’aider un peuple sous ce prétexte revient à punir l’ensemble d’une société pour une réalité qui existe partout. Oui, il existe des groupes d’extrême droite en Ukraine, comme dans de nombreux pays. Aux élections d’avant 2022, ces groupes obtenaient des scores marginaux qui ne leur permettaient pas d’entrer au parlement. Il existe des mouvements d’extrême droite en France et en Allemagne infiniment plus influents qu’en Ukraine – pourtant personne ne contesterait leur droit à l’autodéfense de ces pays en cas d’agression. Cette attitude n’est-elle pas plutôt l’expression du fantasme occidental d’un “Est” réactionnaire et rétrograde, qui persiste même quand les sociétés occidentales sont elles-mêmes à l’avant-garde de la fascisation face à laquelle la gauche de ces pays semble être complètement démunie ?
Cet argument est d’autant plus hypocrite que beaucoup de ces mêmes voix à gauche n’hésitent pas à soutenir des mouvements de résistance qui incluent des acteurs plus que problématiques. Pourquoi exiger de l’Ukraine attaquée une pureté qu’aucune autre société n’est tenue d’avoir quand elle doit se défendre ?
Ce qui est indéniable c’est que la guerre qui dure plus de dix ans a déjà contribué à renforcer et banaliser les symboles et les discours nationalistes qui étaient marginaux auparavant. Les guerres ne rendent aucune société meilleure.
Cependant, le rapport entre l’envoi d’armes et le renforcement de l’extrême droite en Ukraine est inversement proportionnel. Les armes envoyées en Ukraine permettent avant tout de défendre la société dans son ensemble contre une armée d’invasion. La victoire de l’Ukraine garantit l’existence même d’un Etat où les citoyens pourront librement choisir leur avenir de manière démocratique. Rien, à l’inverse, ne renforce autant les mouvements d’extrême droite ou les organisations terroristes que l’occupation militaire et les mesures d’oppression systématique qui l’accompagnent.
Effectivement, si l’Ukraine obtient la paix sous les conditions russes – la paix des tombes – il est plus que probable que les groupes radicaux, qui vont capitaliser sur la frustration et le sentiment d’injustice, vont rapidement se renforcer au détriment des acteurs modérés.
Le rôle des langues (ukrainien et russe) est très important pour comprendre les débats (souvent artificiels) et les polémiques. Pourriez-vous nous aider à situer les choses?
Il est effectivement utile de replacer cette question dans son contexte historique.
Depuis le XIXe siècle, l’Etat russe a cherché à marginaliser la langue ukrainienne en la présentant comme une forme inférieure du russe. Les élites russes considéraient que reconnaître une langue ukrainienne distincte menaçait l’unité de leur Etat-nation en construction. Sous l’Union soviétique, le russe a été imposé comme la seule langue légitime de modernité et de progrès. Après l’indépendance de l’Ukraine [en 1991], cette hiérarchie linguistique a persisté.
Jusqu’en 2014, parler ukrainien dans les grandes villes était mal perçu, tandis que le russe restait associé au prestige. Ainsi, à la base, pour les Ukrainiens, la promotion de l’ukrainien dans l’espace public n’est pas une attaque contre les russophones, mais une tentative de corriger des siècles de marginalisation. Y voir une preuve de nationalisme agressif revient à ignorer le contexte (post-)impérial qui sous-tend ces dynamiques – un contexte souvent invisible pour ceux qui font partie des nations historiquement impérialistes et non pas des groupes culturellement opprimées.
La question linguistique est donc instrumentalisée ?
Oui, ce qui est important à prendre en considération, c’est la manière dont la Russie a instrumentalisé la question linguistique pour légitimer ses agressions contre l’Ukraine. En 2014, lors de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass, le Kremlin a justifié ses actions en affirmant vouloir protéger les populations russophones, soi-disant victimes de "génocide linguistique". Si, auparavant les langues ukrainienne et russe coexistaient plutôt pacifiquement au quotidien, cette utilisation des enjeux linguistiques comme arme de manipulation politique a exacerbé les divisions.
Il est crucial de souligner que parler russe en Ukraine ne signifie pas être prorusse ou favorable au Kremlin. On devrait éviter de reprendre aveuglément le récit imposé par la propagande russe, qui fait tout pour légitimer, de toutes les manières possibles, l’attaque à la souveraineté des Etat démocratiques voisins.
“‘L’Europe’ représente une promesse de justice, de démocratie et d’émancipation. Face à l’abîme de l’occupation russe, les Ukrainiens – comme les Géorgiens – s’accrochent à l’unique alternative d’unité politique qui existe sur le continent”
Ce n'est qu'avec l'agression russe en 2014 que l'Etat ukrainien a rompu le statu quode non-intervention relative dans les affaires linguistiques. En 2018, le parlement a adopté une loi exigeant l'utilisation de l'ukrainien dans la plupart des aspects de la vie publique, obligeant les fonctionnaires et les personnes travaillant dans la sphère publique à le connaître et à l'utiliser dans leur communication. L'ukrainien est devenu obligatoire dans les écoles. Cela n'a pas nécessairement entraîné de changements radicaux : de nombreux habitants utilisaient à la fois l'ukrainien et le russe dans leur vie quotidienne, sans parler de ceux qui parlaient un mélange des deux. La réalité de l’Ukraine est celle de la porosité linguistique.
La guerre et les atrocités commises par les Russes a poussé de nombreux Ukrainiens à parler uniquement l’ukrainien et à regarder avec suspicion ceux qui continuent de parler “la langue de l’occupant”. Il n’est pas rare que les survivants russophones des bombardements soient accusés de manquer de patriotisme par les résidents ukrainophones des villes loins de combats. Le rejet radical du russe, inexistant en 2014 mais brandi par Poutine pour légitimer l’agression militaire, est devenu une prophétie auto-réalisatrice dix ans plus tard.
Le problème des russophones d'Ukraine réside dans le fait que l'Etat qui prétend protéger leur langue utilise cette dernière pour diffuser des récits qui nient le droit de l’Ukraine à exister. En ce moment, les russophones n’ont pas de porte-paroles capables d'articuler leur expérience sans l’exploiter à des fins politiques. Si la Russie n’exploitait pas la langue et la culture comme outils d'expansion, et si la présence d'une population russophone n'était pas utilisée pour justifier une domination politique et, par la suite, l’invasion militaire, la coexistence des langues poserait probablement peu de problèmes.
En même temps, l’auto-proclamée élite intellectuelle ukrainienne se montre particulièrement rétrograde et franchement ridicule, construisant l’identité nationale selon les recettes du 19e siècle. En réalité, il est impossible de faire entrer la population ukrainienne contemporaine dans l'un ou l'autre des cadres obscurantistes qui lui sont proposés : le nationalisme ethnolinguistique ukrainien, d'une part, et le nationalisme impérial russe, d'autre part.
Avant 2022, il y avait encore une possibilité de bâtir une culture russophone alternative en Ukraine, celle qui n’est pas infectée par l’imaginaire impérial russe et qui ne dépend pas des priorités politiques de l’Etat russe. L’invasion a rendu ce projet totalement impossible. Poutine doit probablement s’en réjouir car sa peur principale n’est pas l’Ukraine qui coupe tous les ponts avec les Russes, mais précisément l’Ukraine qui partage leur langue mais qui développe un système politique démocratique et solide, infectant les Russes avec le virus de la liberté.
L'Union Européenne est souvent perçue comme “ringarde” dans le meilleurs de cas, sinon “néolibérale” et “pas democratique” par la gauche et militants en Europe occidentale ; en Europe orientale, en revanche, qu’il s’agisse de la Moldavie, de la Roumanie, de l’Ukraine ou de la Géorgie, les citoyens se mobilisent derrière cette idée… Comment expliquer cette différence? Que représente l’UE à l’Est du continent? Et tout particulièrement en Ukraine ?
En effet, vu de l’intérieur, l’UE peut être perçue comme un projet où les logiques de marché prennent le pas sur la justice sociale; où les décisions sont souvent prises à huis clos; et où les intérêts des grandes puissances économiques comme l’Allemagne imposent leurs priorités. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que certain-s voient l’UE comme un obstacle dont il faut se débarrasser.
Mais pour les pays européens qui ne font pas partie de l’UE, et particulièrement pour l’Ukraine, elle incarne quelque chose de différent. “L’Europe” représente avant tout une aspiration, une idée d’un avenir où règnent l’Etat de droit, les libertés individuelles, et un certain niveau de prospérité. Ce qui est moins évident pour l’Europe occidentale, c’est qu’ici l’UE incarne une alternative à un modèle autoritaire et oppressif, un modèle que la Russie impose à ses voisins par la force.
Ainsi, pour les citoyens de l’UE, celle-ci est avant tout un projet économique. Mais pour ceux qui n’en font pas partie, l’UE est avant tout un projet culturel et civilisationnel. Qu’ils l’admirent ou la détestent, ses partisans comme ses adversaires en dehors de l’Union la traitent comme une force avant tout politique. La Russie, d’ailleurs, est explicite à cet égard : depuis au moins 2013, elle traite l’UE non pas comme un concurrent économique, mais comme un rival géopolitique et idéologique.
Cette dimension est devenue encore plus évidente en 2014, quand des Ukrainiens ont littéralement donné leur vie pour défendre l’avenir "européen" de leur pays. C’est un acte que beaucoup d’Européens regardaient avec incompréhension, voire avec condescendance ou pitié. Pourtant, pour ces manifestants, “l’Europe” n’était pas un espace économique, mais un symbole de dignité et de liberté.
Les Européens peinent à reconnaître qu’il existe en effet une substance derrière l’idée d’une Europe politiquement unie, car elle semble discréditée par des politiques néolibérales. Cependant, comme tout projet issu de la modernité, l’Union européenne porte en elle des tendances contradictoires. Pour reprendre les termes du philosophe et économiste Cornelius Castoriadis, elle porte en elle à la fois l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle du monde, qui se manifeste par le néolibéralisme, et le potentiel d’autonomie et d’ouverture politique, qui prend la forme de la démocratie.
Quelle tendance prévaudra ? Cela dépend des forces politiques qui investissent dans ce projet. Mais ce qui est certain, c’est que si, en combattant légitimement les politiques néolibérales de l’UE, on abandonne aussi l’idée d’une Europe unie politiquement, on jette le bébé avec l’eau du bain. Pendant que l’Europe se berçait dans l’illusion d’une paix post-nationale, d’une prospérité basée sur les hydrocarbures russes et marchandises chinoises, les élites de ces pays accumulaient des armées, des ressources, et surtout un ressentiment. Et ce ressentiment vise précisément l’imaginaire démocratique de l’Europe et non pas son libéralisme économique.
Ça peut paraître paradoxal…
Ce paradoxe est tristement logique : la potentialité démocratique du projet européen semble plus évidente vue de l’extérieur. C’est un peu comme les vaccins : plus ils sont efficaces, plus ils sont dénigrés. Dans un pays qui vient à peine d’accéder à la vaccination, où les enfants meurent massivement de la poliomyélite, un mouvement anti-vaccination paraîtrait absurde. De même, les Européens qui abandonnent si facilement l’idée d’unité européenne apparaissent naïfs aux yeux de ceux qui affrontent une armée déterminée à la détruire.
Cela dit, les militants de gauche ukrainiens ne sont pas dupes sur les réalités économiques de l’Europe. Ils ont observé avec attention ce qui s’est passé en Grèce, par exemple. Mais il faut comprendre : l’Ukraine est déjà un pays fortement néolibéral, avec des élites prédatrices et un droit du travail précaire. Dans certains secteurs, la législation européenne pourrait effectivement démanteler ce qui reste de protections sociales. Mais dans d’autres, elle pourrait apporter des normes et des régulations inexistantes dans le capitalisme sauvage. Il n’y a donc pas de réponse facile.
Cependant, pour la grande majorité des Ukrainiens, les détails importent peu. “L’Europe” représente une promesse de justice, de démocratie et d’émancipation. Face à l’abîme de l’occupation russe, les Ukrainiens – comme les Géorgiens – s’accrochent à l’unique alternative d’unité politique qui existe sur le continent.
🤝 Cet article est publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together