Donald Trump lance, avec Vladimir Poutine, des négociations de paix en Ukraine et brise l’unité des alliés
Donald Trump lance des négociations de paix en Ukraine et brise l’unité des alliés
.jpg)
"Le Monde"
13 février 2025
Donald Trump lance, avec Vladimir Poutine, des négociations de paix en Ukraine et brise l’unité des alliés
Sans concertation avec les dirigeants européens, le président américain s’est longuement entretenu, mercredi, avec le chef du Kremlin. Il a également appelé, beaucoup plus brièvement, Volodymyr Zelensky, qui doit rencontrer vendredi, à Munich, une délégation américaine emmenée par le vice-président, J.D. Vance.
Par Piotr Smolar (Washington, correspondant)
En diplomatie, la chorégraphie n’est jamais une affaire secondaire. Elle permet de mettre en scène des rapports de force. La façon dont Donald Trump s’est emparé de la guerre enUkraine, mercredi 12 février, est lourde de sens : il l’approche comme un dossier bilatéral avec Moscou, dont la seule finalité estla paix, aussi fragile soit-elle.
Le président américain avait refusé jusqu’alors de commenter ses contacts téléphoniques avec Vladimir Poutine, depuis la période de transition. Il a cette fois détaillé leur échange du matin, dans un message sur son réseau Truth Social. Ensuite seulement, Donald Trump a appelé le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Washington déclare ainsi ouvertes les négociations de paix, déjà au cœur d’échanges confidentiels depuis plusieurs semaines.
La conversation entre Donald Trump et Vladimir Poutine a duré environ quatre-vingt-dix minutes selon le Kremlin ; il s’agit du premier contact bilatéral de ce niveau depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022. Le président américain a cité quelques sujets abordés :l’Ukraine, mais aussi le Moyen-Orient, l’intelligence artificielle, l’énergie, le « pouvoir du dollar », et a forcément identifié la vanité de son interlocuteur comme une vulnérabilité. « Il a utilisé ma très forte devise de campagne, celle du “BON SENS” », s’est-il réjoui sur Truth Social. Les deux dirigeants ont décidé de « travailler ensemble de façon très étroite », y compris en visitant leurs pays respectifs, a précisé Donald Trump. Dans l’après-midi, le président américain a révélé qu’il pourrait rencontrer son homologue russe en Arabie saoudite, à une date inconnue.
Le ton général du message était des plus chaleureux à l’égard du président russe, visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre. « Je veux remercier le président Poutine pour son temps et ses efforts pour cet appel, et pour la libération, hier, de Marc Fogel », a conclu Donald Trump. Condamné à quatorze ans de prison enRussie pour possession de drogue, Marc Fogel a été relâché par les autorités russes, avant d’être triomphalement reçu, mardi soir, à la Maison Blanche. En retour, les Etats-Unis ont accepté de libérer Alexander Vinnik, un Russe condamné pour des crimes liés aux cryptomonnaies.
Donald Trump voit dans cet échange le début possible d’un cycle bilatéral vertueux. Vladimir Poutine, lui, démontre là son habilité, prêt à des compromis sur l’accessoire, tout en se focalisant sur l’essentiel : empêcher un développement démocratique et libéral de l’Ukraine, arrimée à l’Occident. Le président russe, contrairement à son homologue américain, n’a pas besoin d’une conclusion positive dans ces négociations. Mais la tenue de celles-ci contribue à sa décontamination diplomatique.
Des lignes rouges américaines, toutes en défaveur de Kiev
Après son entretien avec Volodymyr Zelensky, Donald Trump s’est contenté d’un commentaire plus court. « La conversation s’est très bien passée, a-t-il dit. Comme le président Poutine, il veut faire la paix. » Pour l’heure, le président américain n’a adressé aucun message public de soutien clair aux Ukrainiens. Il a multiplié les propos sur la nécessité de rembourser, en quelque sorte, les efforts déjà consentis parWashington, en prenant en garantie les terres rares ukrainiennes, riches en métaux.
C’est à Munich (Allemagne), le 14 février, qu’aura lieu la première étape importante des négociations. Le président ukrainien y rencontrera le vice-président américain, J. D. Vance, et le secrétaire d’Etat, Marco Rubio, en marge de la conférence annuelle sur la sécurité. Le chef de la diplomatie fait partie de l’équipe désignée par Donald Trump pour négocier avec Moscou. Le président a également cité son conseiller àla sécurité nationale, Mike Waltz, le directeur de la CIA, John Ratcliffe, mais pas le général Keith Kellogg, pourtant nommé envoyé spécial sur cette question.
Cette rétrogradation s’accompagne d’une promotion, celle de Steven Witkoff, entrepreneur dans l’immobilier, partenaire de golf de Donald Trump.Lui qui était impliqué dans les négociations sur Gaza prend aussi les commandes de celles sur l’Ukraine, sujet qu’il maîtrise aussi peu. Selon le présentateur de la chaîne conservatrice Fox News Sean Hannity, propagandiste en chef du trumpisme sur cette antenne, Steven Witkoff se serait entretenu pendant plus de trois heures, à Moscou, avec Vladimir Poutine, en marge de son déplacement pour récupérer Marc Fogel. Cette rencontre n’a pas été confirmée officiellement.
A Bruxelles, le secrétaire à la défense américain, Pete Hegseth, a énoncé de façon sèche les lignes rouges de l’administration Trump, toutes en défaveur de Kiev. « Les Etats-Unis ne croient pas que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN soit une issue réaliste pour un règlement négocié »,a-t-il dit. Il s’agit là d’une continuité complète avec l’administration Biden.Le président démocrate, marqué par la guerre froide, craignait par-dessus tout une escalade nucléaire avec la Russie. Dans un entretien au magazine Time, en juin 2024, il disait ceci, au sujet d’une résolution du conflit : « La paix ressemble au fait de s’assurer que la Russie n’occupe plus jamais, jamais, jamais, jamais l’Ukraine. Et ça ne veut pas dire l’OTAN, qu’ils fassent partie de l’OTAN, cela veut dire que nous avons une relation avec eux comme avec d’autres pays, où nous fournissons des armes pour qu’ils puissent se défendre à l’avenir. »
Sentiment de précipitation de la part des Etats-Unis
La deuxième ligne rouge énoncée par M. Hegseth est le refus de tout déploiement américain en Ukraine. Celui-ci a mentionné des « troupes européennes et non européennes », envoyées dans le cadre d’une « mission non OTAN ». La troisième ligne rouge consiste à considérer comme un « objectif irréaliste » de revenir aux frontières ukrainiennes de pré-2014.
Là encore, ces deux points étaient partagés par l’administration Biden.La différence, énorme, consiste dans leur énonciation en entrée de négociation.Les Etats-Unis se privent sur-le-champ du moindre atout, en disant ce qui n’adviendra pas, et sans avoir obtenu de concession de l’agresseur russe. Le seul argument restant est le filet de sanctions toujours activées contreMoscou.
Cette approche bâclée donne un sentiment de précipitation de la part desEtats-Unis. Donald Trump estime possible d’obtenir un cessez-le-feu dans un « avenir pas trop éloigné ». Il n’en remet pas en question le principe d’un soutien à l’Ukraine, mais les conditions financières. « Nous continuerons autant que nous le devrons », a dit le président.
Derrière ces propos supposément équilibrés, la journée de mercredi représente un tournant majeur. « Tout accord négocié en position de faiblesse sera exploité par le Kremlin, souligne Maria Snegovaya, experte au cercle de réflexion Center for Strategic and International Studies, à Washington. Il ne tiendra pas à long terme, car les objectifs essentiels de Poutine demeurent inchangés : un contrôle total sur l’Ukraine et une révision des frontières de l’après-guerre froide. Un tel accord pourrait accroître le risque d’une guerre plus large, à l’avenir. »
Pas de place pour les Européens dans les négociations
Par cette démarche individuelle, Donald Trump brise le front uni présenté par les pays occidentaux depuis le début de la guerre. Le nouveau président américain ne prévoit pas la moindre place pour les Européens dans les négociations : il a, à leur égard, l’attitude du maître à la règle métallique, les corrigeant pour leur trop faible niveau de dépense, en matière de sécurité, inventant des montants fictifs.
Mais la rupture la plus sérieuse est celle avec un principe cardinal de l’administration Biden : « Rien au sujet de l’Ukraine sans l’Ukraine. » Le président démocrate ne voulait pas d’un accord dans le dos de la victime, mais il refusait de parler publiquement d’une fin réaliste du conflit, donnant le sentiment d’une guerre sans issue. Donald Trump, lui, se débarrasse brutalement de cette approche collective, hostile à l’agresseur. Il prend le risque de la remplacer par une dictée en russe, ou une parodie de cessez-le-feu temporaire.