L'art de l'arrêt de bus ukrainien
Un numéro spécial de la revue électronique “Soutien à l’Ukraine résistante”
publié à l’occasion du 24 août, journée de l’indépendance de l’Ukraine
Patrick Le Tréhondat et Sophie Bouchet-Petersen
“Les années 1960 à 1980, âge d’or des mosaïques ornant les arrêts de bus, sont des années de grande effervescence culturelle underground en Ukraine. Un « autre art » tâche de se frayer un chemin”.
Sophie Bouchet-Petersen
Introduction par Patrick Le Tréhondat
L’art de la mosaïque extérieure a commencé à se développer en Ukraine à partir des années 1960. la croissance des villes a conduit à l’augmentation des services de bus suburbains et interurbains et les mosaïques des arrêts de bus sont devenues un phénomène artistique unique, qui a donné aux artistes la possibilité de faire preuve d’initiative créatrice dans le cadre d’un système où existait une censure idéologique. C’était une sorte de street art à l’ère « soviétique ». Les symboles communistes y sont presque absents, mais les symboles et les thèmes de la culture ukrainienne y sont clairement affichés. Les mosaïques aux arrêts de bus ont commencé à apparaître en masse dans les années 1970. Et malgré la censure stricte et l’imposition par le parti d’un réalisme socialiste artificiel, les arrêts de bus sont devenus une échappatoire, un espace de liberté, où les artistes pouvaient d’une manière ou d’une autre proposer leur création originale tout en prenant en compte les caractéristiques culturelles ou naturelles de la région. C’est pourquoi des compositions si différentes sont sorties des mosaïques : ornements de broderie, cosaques, chevaliers, animaux, paysages, métiers…
À l’époque soviétique, des fonds étaient attribués aux entreprises « à des fins esthétiques ». Ces fonds pouvaient être investis dans la production de mosaïques, de vitraux et de tapis-series. Pour les jeunes artistes, c’était une occasion inespérée de pratiquer leur art. « Ils se réunissaient en équipes créatives et ont effectué des voyages dans tout le pays. Ils vivaient dans les villages, et si le soleil ne brillait pas ils enseignaient la mosaïque aux populations intéressées. Durant un été, une équipe pouvait décorer cinq ou six arrêts », explique Olena Vesela, 29 ans, cofondatrice du projet Art Zupynka, dédié à la restauration des mosaïques des arrêts de bus. « Il y a peu d’informations sur les arrêts. Ni les croquis, ni les noms des artistes, ni les cartes de localisation n’ont été conservés dans les archives. C’est pourquoi j’ai également pris comme une mission sociale d’éviter que les artistes ne soient oubliés. »
Patrimoine soviétique ?
Oleg Leviy, 22 ans, étudiant à l’Académie ukrainienne de l’imprimerie de Lviv, s’est également investi dans la défense de ce patrimoine et a fondé le projet Kintseva. Il parcourt à vélo la région de Lviv, prend des photos et étudie cette forme d’art. Parfois, il lave les arrêts de bus et nettoie lui-même les mosaïques. « Tout a commencé par l’invasion russe à grande échelle. J’ai toujours été intéressé par la culture ukrainienne, mais le 24 février, je me suis rendu compte que nous avions très peu de temps et que nous devions explorer notre pays le plus possible. Je voulais dissiper les mythes qui étaient ancrés dans ma tête depuis très longtemps, selon lesquels l’Ukraine n’avait jamais eu sa propre histoire et sa propre culture », confie-t-il.
« Des mosaïques aux arrêts de bus ont été créées sur une variété de sujets : des caractéristiques historiques de la région aux histoires sur la flore et la faune. Les mosaïques s’inspiraient souvent de motifs nationaux : broderies, ornements sculptés, etc. Les artistes ont également décrit les conditions de vie des Ukrainiens dans différentes régions, leur travail, leurs loisirs, leurs sports et on peut même trouver des vêtements nationaux. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une tradition artistique ukrainienne, qui s’est combinée et coulée dans une forme monumentale, reflétant l’air du temps. Nous ne savons presque rien de leurs auteurs. Il existe encore d’énormes lacunes quant à savoir qui a réalisé telle ou telle mosaïque à Lviv ou à Kyiv et qui l’a achevée dans tel ou tel village. Tout simplement parce que, à l’époque, vous pouviez alors signer vos œuvres en mosaïque, si vous n’étiez pas membre de l’Union des artistes soviétiques d’Ukraine », ajoute Oleg Leviy.
Cependant, certaines images n’étaient pas autorisées même aux arrêts de bus. Il n’était pas possible d’utiliser les couleurs bleu-jaune sous leur forme pure, car elles ressemblaient au drapeau ukrainien. Il était interdit de représenter trois doigts, trois épis de maïs ou tout ce qui faisait référence au trident ukrainien. Les artistes étaient rusés : s’ils voulaient montrer un cosaque, dans le croquis ils dessinaient simplement un jeune homme en pantalon large, et sur place ils ajoutaient des détails caractéristiques.
« Si nous parlons de mosaïques mutilées, alors tous les arrêts présentent plus ou moins de dégâts. Après tout, on ne s’en occupe plus, probablement depuis les années 1990. Elles ont été recouvertes de publicités, n’étaient pas lavées, les arrêts s’effondraient, les toits fuyaient, tout tombe en ruines. Je n’ai probablement jamais rencontré de mosaïque parfaitement conservée. C’est très rare », raconte Oleg. Mais la population reste attachée à ses arrêts. En 2019, dans le village de Tyazum, dans la région d’Ivano-Frankivsk, les habitants ont protégé leur arrêt de bus avec une mosaïque représentant un cosaque. L’arrêt se trouvait loin de la route, une nouvelle halte vitrée avait déjà été construite, le chef du village local a donc voulu démolir l’ancienne. Mais les gens ont protesté et ont dit qu’ils voulaient que l’arrêt soit conservé, car c’était la marque du village. D’autres exemples abondent de l’attachement des populations, notamment rurales, à leurs arrêts de bus.
Pour le jeune défenseur des mosaïques : « Il ne s’agit pas d’un héritage soviétique, mais du précieux patrimoine culturel de l’Ukraine. C’est pourquoi je les appelle «mosaïques ukrainiennes de l’époque de l’occupation soviétique». En fait, il faut d’abord changer le paradigme de perception de ce type d’art. »
Un espace de contre-culture
Nadiya Stavytska est originaire du petit village de Myrne, dans la région de Mykolaïv. Sa ville a été occupée par les Russes, mais elle a été ensuite libérée. Mais la maison de la jeune fille a été complètement détruite. Elle vit maintenant à Tchernivtsi. « Notre village a été complètement détruit, Tchernivtsi est devenu pour nous un refuge sûr. Nous sommes installés ici depuis le premier jour de la guerre », raconte Nadiya. Elle explique qu’avant le début de la guerre à grande échelle, elle n’avait jamais rencontré ce genre d’art, mais grâce à sa nouvelle région d’accueil, elle a commencé à étudier la mosaïque.
« Dans le Sud, on peut voir ce genre d’art extrêmement rarement. Mon mari et moi avons voyagé pendant un certain temps en Bucovine et avons commencé à photographier des arrêts de bus décorés de mosaïques. Nous les avons montrés à notre famille et à nos amis. Tout le monde était fasciné par ces photos. Mon mari et moi avons commencé à nettoyer ces haltes, à les laver, pour que les gens voient ces arrêts d’une manière agréable. Elles sont souvent recouvertes de publicité, envahies par les mauvaises herbes… Tout ce dont nous avons besoin pour travailler, c’est du désir, des pinceaux, de l’eau, des spatules, des chiffons, des sacs-poubelles, un balai et une pelle. Ce n’est pas grand-chose, mais tout est à nos frais », explique-t-elle simplement. Elle déplore que « de nombreux arrêts de bus aient déjà été détruits ».
« Ces arrêts sont uniques dans le sens où ils ont tous été créés à l’époque soviétique, mais leur style n’est pas celui du réalisme socialiste, dit-elle. Ils étaient censés devenir l’instrument d’une influence idéologique sur les habitants des villages, car alors les gens avaient peu de voitures et voyageaient principalement en bus. L’arrêt de bus était un lieu où de nombreuses personnes se rassemblaient. Dans les villages, les artisans et les artistes pouvaient faire preuve de liberté de créativité, car il y avait peu de restrictions idéologiques aussi rigides. Par conséquent, dans les sujets des mosaïques, nous pouvons observer non pas le réalisme socialiste sur lequel le parti insistait, mais surtout les caractéristiques locales et les traditions des villages dans lesquels elles ont été créées », raconte Nadiya.
Les mosaïques, comme les autres arts, constituent un patrimoine culturel de résistance, créé par les Ukrainien·nes pour les Ukrainien·nes. Une résistance culturelle qui s’est incarnée dans ces endroits inattendus que sont les arrêts de bus.
Patrick Le Tréhondat
Membre des Brigades éditoriales de solidarité, de l’ENSU-RESU et de son comité français.
La résistance discrète et polyphonique des mosaïstes ukrainiens
Pour le cinéaste ukrainien Maksym Nakonechnyi, « chaque fragment d’art est une brique de notre forteresse ». Tel est pleinement le cas de l’héritage des mosaïstes ukrainiens qui ont fait de chaque arrêt de bus décoré au siècle dernier par leurs soins une œuvre d’art unique, affranchie des canons de l’orthodoxie esthétique alors en vigueur et du sinistre réalisme socialiste. Souvent formellement audacieuses, variant les styles et les thèmes, ces mosaïques témoignent de la ténacité de la culture et de la nation ukrainiennes, niées hier par le régime stalinien comme aujourd’hui par le régime poutinien.
Kyiv est connue pour les somptueuses mosaïques de la cathédrale Sainte Sophie, réalisées au 11e siècle par des maîtres byzantins : c’était alors un art sacré dont la renaissance profane doit beaucoup à l’essor du monumentalisme urbain au 20e siècle, lorsque le régime de l’époque s’avisa de rendre plus avenantes les tristes façades des constructions soviétiques et d’y faire glorifier, par des artistes revisitant la technique de la mosaïque, le présent et l’avenir radieux du « socialisme réel ». De grands édifices accueillirent alors de gigantesques mosaïques contemporaines dans lesquelles se glissèrent nombre de références à une abstraction et à un modernisme officiellement diabolisés : certaines œuvres passèrent entre les gouttes de la censure, d’autres furent détruites et leurs artistes ciblés par la répression.
Édifices plus modestes destinés à être embellis par un art populaire réputé politiquement inoffensif, les arrêts de bus furent moins surveillés. Il en résulta non pas l’essaimage dans les campagnes d’ouvrages décoratifs de propagande mais la célébration multiforme des paysages, de la faune et de la flore des différentes régions du pays, et aussi, plus ou moins explicitement, de la culture et des traditions de l’Ukraine, de ses personnages historiques, de ses héros mythiques, de ses symboles nationaux. Au prix parfois de quelques dissimulations aisément décodées par les habitants.
Les années 1960 à 1980, âge d’or des mosaïques ornant les arrêts de bus, sont des années de grande effervescence culturelle underground en Ukraine : un « autre art » tâche de se frayer un chemin, la « néo avant-garde » émerge à Kyiv, l’école photographique de Kharkiv est créée autour de Boris Mikhaïlov : cherchant de nouveaux langages visuels, prenant le contre-pied de l’iconographie officielle, naviguant malgré la surveillance du KGB à la frontière du permis et de l’interdit, bravant la condamnation des expérimentations formelles comme « déviations bourgeoises », ils et elles rendent poreuses les frontières esthétiques et renouent d’une certaine manière avec l’extraordinaire inventivité de la génération des années 1920 et 1930, celle de la Renaissance fusillée, cette avant-garde culturelle assassinée par Staline dans les camps du Goulag, les caves de la Tchéka et la forêt de Sandarmokh. La plupart ne s’opposent pas frontalement comme le fit avec tant de courage Alla Horska qui le paya de sa vie en 1970. Mais beaucoup rusent avec le système, détournent ses codes, déjouent ses contraintes en cryptant les images ou en pratiquant « l’escapisme » loin des villes.
Les mosaïstes des arrêts de bus participent de cette dissidence discrète mais tenace. Ils et elles usent d’un vocabulaire plastique extrêmement varié, mêlant les traditions d’ornementation de l’habitat rural ou les motifs des chemises brodées (vyshyvanka) et ce « surréalisme populaire » qu’a magnifiquement incarné Maria Primatchenko aux influences du conceptualisme, de l’expressionnisme, du cubo-futurisme et de bien d’autres courants nullement en odeur de sainteté en ce temps-là. A la manière de peintures pointillistes anticipant le « pixel art », les tesselles multicolores de leurs créations affirment dans le paysage ukrainien que, sous la russification forcée, la nation ukrainienne est bien vivante, fière de son passé et réceptive aux courants de la modernité.
Ce riche patrimoine de mosaïques a longtemps été laissé à l’abandon, victime du rejet de tout ce qui avait trait à l’ère soviétique et d’une conception expéditive de la « décommunisation ». On s’y intéresse à nouveau, en Ukraine et ailleurs, comme le montrent par exemple les travaux du journaliste allemand Nils Aschenbeck ou du photographe ukrainien Yevgen Nikiforov. L’Institut français a organisé à Prague une exposition avec l’association Art Zupynka (zupynka signifie arrêt de bus). En février dernier, la ville de Marseille, jumelée de longue date avec Odessa, et l’association Marseille-Odessa ont inauguré sur la corniche Kennedy un long banc en mosaïque qui est à la fois un hommage aux mosaïstes ukrainiens et l’inscription dans le paysage urbain de la solidarité entre les deux villes.
Les artistes et les artisans qui ont revêtu de mosaïques les arrêts de bus ont pratiqué dans toute l’Ukraine une forme de subversion douce qui a déjoué le narratif du régime soviétique et de l’impérialisme russe, fournissant à des milliers d’habitants, en particulier en milieu rural, des clefs de lecture qui ont maintenu vif leur espoir d’indépendance et de liberté.
Sophie Bouchet-Petersen
Sophie Bouchet-Petersen, secrétaire générale d’Ukraine CombArt.