Dix suggestions pour découvrir la littérature ukrainienne contemporaine
Anna Colin Lebedev nous propose 10 oeuvres littéraires ukrainiennes traduites en français. Au moment où vous faites vos achats de Noël, pensez à partager la littérature et les voix ukrainiennes en mettant des livres d’auteurs ukrainiens sous le sapin. C’est par eux qu’on saisira le mieux ce qu’est ce pays aujourd’hui.
Voici une petite sélection pour aider le père Noël. Non exhaustive, mais que des valeurs sûres, dans des genres littéraires très différents.
Olesya Khromeychuk, La mort d’un frère, Seuil
“J’ai écrit ce livre pour lutter contre mes propres démons : le chagrin, la rancune, la peur. Je l’ai écrit pour tenter de trouver un sens à une perte : la perte d’un soldat parmi les milliers de pertes subies par l’armée ukrainienne ; celle d’un frère unique à mes yeux. En couchant ces textes sur le papier, j’ai voulu échapper à la noirceur du deuil, me soulager de la haine qui semait ses graines en moi, pour tenter d’avancer.
Ce livre donne un nom, et une histoire, à une seule des vies humaines perdues au cours de cette guerre, mais j’espère qu’il pourra servir à consoler d’autres cœurs endeuillés. » Que faire du souvenir d’un frère ? Comment lui survivre et faire vivre ce lien intime et si singulier dans un contexte où la violence politique emporte tout sur son passage ? Mêlant témoignage, souvenirs et réflexions, ce livre d’une grande honnêteté est une bouleversante traversée du deuil et un hommage, rempli de tendresse et de chagrin, à un frère perdu au combat, mais retrouvé par l’art et l’écriture.
Maria Matios, Daroussia la douce, Gallimard
À Tcheremochné, dans cette région bousculée par l’histoire que l’on appelle Bucovine, vit Daroussia. Tout le monde se moque d’elle dans le village, de son mutisme, de son prétendu handicap mental. On la dit folle mais Daroussia sait qu’elle n’est pas simple d’esprit. Si elle ne parle jamais aux autres ses pensées fusent sans retenue, et il n’y a qu’au cimetière, seule près de la tombe de son père, que Daroussia la Douce parvient à converser à voix haute.
De plus, la simple mention d’une sucrerie provoque d’affreuses migraines chez Daroussia, elle est comme frappée d’une hache mal aiguisée. Pour apaiser la douleur, elle s’immerge dans la rivière ou s’enterre jusqu’à la taille. Un jour, arrive Ivan Tsvytchok, un excentrique fabricant de guimbardes. Tous deux s’entendent à merveille et décident d’habiter sous le même toit. Ivan fait son possible pour aider Daroussia, il parvient même à la faire parler, mais lorsqu’il rentre un jour habillé en soldat soviétique, la souffrance et le mutisme se réveillent… Pour comprendre comment un uniforme et de simples sucreries peuvent ainsi torturer Daroussia, Maria Matios nous plonge dans l’enfance de cette orpheline, une enfance intimement liée au destin de l’ouest ukrainien. Balancée dès la fin de la Première Guerre mondiale entre la Pologne, la Roumanie, l’Allemagne et l’Union soviétique, cette région aussi surnommée la douce Bucovine a lourdement marqué l’identité de ses occupants successifs. Grâce à son style singulier et puissant, Maria Matios parvient à décrire ces chairs meurtries par l’histoire, elle dresse avec justesse le portrait de Daroussia et de ses aînés qui incarnent le XXe siècle européen autant que les crises et combats qui secouent, aujourd’hui encore, cette région du monde.
Serhiy Jadan, La route du Donbass, Noir sur Blanc
Guerman vit dans une grande ville de l’Ukraine postsoviétique. Avec une certaine dose d’ironie désabusée, il cherche à éviter les combines douteuses de ses amis. Un jour, un nébuleux coup de téléphone lui apprend que son frère, qui gérait une station-service dans une province éloignée, a disparu. Guerman prend la route. Sur place, il se casse les dents sur les employés de son frère, tombe amoureux de la comptable, Olga, tente de sauver la station-service des griffes d’un oligarque… Il se démène jusqu’au moment où il comprend que ce qui est véritablement en jeu dans cet improbable voyage, c’est le sens de sa vie.
Dans ce roman déjanté et musclé, à l’ambiance Easy Rider et déglingue à tout-va, Jadan transforme la région industrielle du Donbass en un pays fantastique, où souffle avant tout le désir de liberté. Évoquant les nomades des steppes, les champs de maïs à perte de vue ou l’invention du jazz par une mystérieuse anarchiste, il nous donne à voir un pays au désordre joyeux, qui laisse la porte ouverte à tous les possibles.
Anarchy in the ukr, Noir sur Blanc
“Ne t’intéresse pas à la politique, ne lis pas les journaux, n’écoute pas la radio, ne les laisse pas te baiser, ne va pas sur Internet, ne vote pas aux élections, ne soutiens pas la démocratie” : voici les premiers mots du chapitre “La marche de la gauche”, dans le roman Anarchy in the UKR dont le titre reprend une chanson des Sex Pistols. Le jeune narrateur, un peu paumé et très attachant, est sans cesse en mouvement : il parcourt le pays en train, en bus ou en stop, à travers les paysages de friches industrielles de l’Ukraine postsoviétique.
Dans une sorte de pèlerinage éthylique sur les lieux de l’anarcho-communisme, il se rend compte qu’il n’en reste rien, et que tout le monde a oublié Nestor Makhno, le fondateur de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne. Et pourtant, en 2004, à Kharkiv, devant le monument à Lénine, l’anarchisme et la révolution semblent revivre, dans ce qu’on appellera par la suite la Révolution orange. La deuxième partie du livre, intitulée Journal de Louhansk, raconte le voyage de Serhiy Jadan à travers le Donbass en avril-mai 2014, juste après la révolution de Maïdan. L’écrivain rapporte ce qu’il voit sur le terrain, ses rencontres et l’état d’esprit des habitants et des combattants séparatistes. Par cette plongée dans les événements qui ont secoué le pays, Jadan dresse le portrait d’une population très diverse, apte à surmonter les difficultés et maniant avec bonheur l’humour et l’autodérision.
Liuba Yakimchuk, Les abricots du Donbass, Des femmes (poésie)
Ce recueil de 47 poèmes s’intitule “Les Abricots du Donbas” car, là où s’arrêtent les abricotiers, commence la Russie. Née et élevée dans une petite ville minière de l’Est industriel de l’Ukraine, Luba Yakymtchouk a perdu sa maison familiale en 2014 lorsque la région a été occupée par des séparatistes soutenus par la Russie. Fruits d’expériences émotionnelles très complexes, ses poèmes s’étendent du désir érotique dans une ville déchirée par la guerre à l’imitation de babillages enfantins pour décrire les outils du combat militaire, vus comme des jouets.
Luba Yakymtchouk fait preuve d’espièglerie face à la catastrophe et signe ainsi sa singularité artistique, évoquant l’héritage des futuristes ukrainiens des années 1920. Une langue dénuée de tout pathos, authentique et intime pour transcrire le quotidien de tout un peuple en résistance à travers la poésie d’une femme.
Markiyan Kamysh, La zone, Arthaud
«La Zone est mon lieu de détente. Elle remplace la mer, les Carpates, les terrils, la Turquie enduite de mojito frais et parsemée de putes bronzées. Une vingtaine de fois par an, j’y pars en visiteur clandestin. Je suis un stalker, un piéton, un passant, un idiot, appelez-moi comme vous voulez. On ne me remarque pas, mais je suis là. J’existe, un peu comme le rayonnement ionisant. Je prépare mon sac à dos, je passe sous les barbelés puis je disparais dans la profondeur noire des forêts de Polésie, dans les trouées et les odeurs de pin. Je me fonds dans ces épaisseurs étourdissantes et personne jamais ne pourra m’y débusquer.»
Markiyan Kamysh est un jeune Ukrainien, aventurier et journaliste. Né en 1988 deux ans après la catastrophe, il appartient à la «génération Tchernobyl ». Pour lui comme pour ses camarades d’errance, la Zone – cette Zone d’exclusion nucléaire où toute présence humaine est interdite sur un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale – est devenue «une terre de paix, figée et hors du temps».
Depuis 2010, Markiyan Kamysh a passé plus de deux cents jours à explorer la Zone, «à renifler et toucher chaque débris de cette poubelle, chaque fragment du passé». Il connaît les lieux comme sa poche et nous embarque à la découverte de «l’endroit le plus exotique du monde».
Oksana Zaboujko, Explorations sur le terrain du sexe ukrainien, Intervalles
Tout commence par une histoire d’amour vouée à l’échec avant même ses prémices. La relation passionnelle que partagent un peintre ukrainien et la narratrice constitue une métaphore de l’Ukraine du XXIe siècle. L’héroïne d’Explorations sur le terrain du sexe ukrainien nous raconte la chute de l’URSS et du modèle soviétique qui a donné naissance à l’Ukraine indépendante, mais qui a également laissé dans ce pays une fracture et un traumatisme encore béants.
À travers ses tentatives d’émancipation, la narratrice cherche à comprendre la force d’une identité et l’importance de se détacher du passé. Ce travail de deuil ne renvoie pas seulement au fait d’être ukrainien, mais au fait de se retrouver à genoux sous le poids d’une culture allogène. Oksana Zaboujko, dans cette fiction partiellement autobiographique, fait vivre cette langue et cette culture qui flotte dans la « non-existence ». Le corps d’une femme devient ainsi la métaphore d’un pays, de sa culture et de ses racines.
Lina Kostenko, Journal d’un fou ukrainien, L’Harmattan
Ce roman se présente comme le journal d’un programmeur kyïvien trentenaire qui commente douloureusement la mondialisation de la désinformation et la virtualisation des sentiments au tournant du millénaire. Né en 1968, année de l’invasion de Prague par les Soviétiques, ce héros souvent impuissant décrit le crescendo de catastrophes qui a marqué les années 1999 à 2004.
Plus encore qu’une chronique, ce roman est un avertissement : les tragiques événements des dernières années en Ukraine y sont annoncés en creux.
Et surtout, c’est un livre de combat, car le héros tente de combler le fossé qui chaque jour se creuse entre l’homme et la femme, entre les hommes d’hier et d’aujourd’hui, entre l’Europe et une Ukraine devenue un terrain d’affrontement entre des mondes antagonistes.
Aussi ces annales de la folie ordinaire et du courage extraordinaire des citoyens ukrainiens s’achèvent-elles sur l’évocation de la fameuse Révolution orange, véritable Jour de colère dont est née la société civile ukrainienne.
Sur la Route: Nouvelles ukrainiennes (1900-1930), Lingva.
De 1900 à 1930, la littérature ukrainienne s’est développée avec une singulière vigueur, avant que le stalinisme n’y mette fin brutalement. Pourtant, cette littérature brillante reste fort peu connue en France, où un nombre insignifiant de textes ont été traduit. Sur la Route est un recueil de nouvelles toutes différentes, toutes remarquables.
Textes de Vassyl Stefanyk, Viatcheslav Potapenko, Lessia Oukraïnka, Mykhaïlo Yatskiv, Mykhaïlo Kotsioubynsky, Hryhori Kossynka, et Panteleïmon Kovaliv
10. Andrii Kourkov, Les abeilles grises, Liane Lévy
(En dernier tout simplement parce que je suis certaine que ce livre et cet auteur, vous les connaissez déjà…)
Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte: Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit.
Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apithérapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’œil de Moscou reste grand ouvert…