Le long combat des Ukrainiennes victimes de violences sexuelles, « survivantes » dans un pays où le viol est tabou
Source : Florence Aubenas, Le Monde, 19 avril 2024
Depuis le début de la guerre, le 24 février 2022, de très nombreuses Ukrainiennes ont été victimes de violences sexuelles de la part des soldats russes. Même si le sujet reste tabou, les témoignages remontent peu à peu. Au fil de ses séjours sur place, la grande reporter Florence Aubenas a pu mesurer l’ampleur du traumatisme.
Il lui faut prendre un pseudonyme et elle choisit Oksana. Pour le reste, en revanche, tout est vrai : ukrainienne, 47 ans, fonctionnaire. En cet été 2023, elle voudrait témoigner de ce qui lui est arrivé pendant l’invasion russe, dans le cadre de la première conférence sur les violences sexuelles en temps de guerre organisée à Kiev par l’association Sema-Ukraine. Oksana ouvre la bouche, mais sa voix la lâche. Le regard plonge au sol : « En fait, je ne me souviens de rien, j’avais les yeux bandés, j’ai tellement honte. » Autour d’elle, on évite avec délicatesse de la regarder s’éloigner vers la sortie.
« Parler, c’est se condamner à une forme de mort », commente une femme. Elle aussi a pris un nom de code : Viktoria. Profil : commerçante, 61 ans. Cela fait des mois que Viktoria envisage de témoigner, mais elle hésite encore. « Vu mon âge, j’ai assez de force pour parler. C’est à nous de le faire, les plus vieilles, pas aux jeunes qui ont encore la vie devant elles », avance Viktoria, comme pour se convaincre elle-même. Bien sûr, elle n’a jamais rien dit à ses proches. Ils s’en doutent, mais eux aussi évitent le sujet. Puis, d’un coup, Viktoria lâche : « L’heure est venue de me sacrifier, mettre ma dignité de côté. » Elle essaie de ne plus penser à rien, sauf au pays. Et elle se lance.
Donc, cela s’est passé dans un joli quartier boisé, en banlieue de Kiev, au début de l’invasion russe, en mars 2022. Devant l’avancée des chars, les habitants avaient fui, tous ou presque, y compris la famille de Viktoria. Elle avait insisté pour rester et protéger la villa : le couple avait déjà tout perdu une fois en 2014, quand la guerre du Donbass l’avait poussé à quitter Donetsk, dans l’est du pays. La famille n’aurait pas les moyens de repartir de zéro une nouvelle fois, ils le savaient tous. Viktoria s’était dit que les soldats russes ne se soucieraient pas d’une femme comme elle, déjà grand-mère et sans homme à la maison. Inoffensive.
Quand une centaine de militaires avaient envahi la bourgade, ils lui avaient ordonné de ne plus sortir. Viktoria les entendait piller les habitations désertées, l’une après l’autre, positionner partout leurs blindés et leurs snipers. Au bout de quelques jours, un soldat russe avait poussé la grille. On ne lui voyait que les yeux entre le casque et le foulard qui masquait son visage. Il devait avoir 20 ans, pas davantage. « Déshabille-toi », avait-il dit, avant de la pousser dehors, nue dans la neige. Son fusil lui éperonnait les reins, elle avait été forcée de courir autour de la maison. Quand elle était tombée à genoux, il l’avait relevée à coups de pied.
Elle tremblait et suppliait :
« Je suis vieille, je ne suis pas belle, tu pourrais être mon petit-fils.
– Ferme ta gueule, sinon ce sera pire pour toi », criait le soldat. Il n’était même pas ivre.
De retour dans la villa, Viktoria espérait qu’il ne ferait « que » la torturer, c’est son expression. Il l’avait violée avec son arme.
Elle était restée un mois terrée chez elle, anéantie par la terreur, l’humiliation et d’affreuses blessures. Par la fenêtre, un matin, elle avait aperçu des militaires entourés de caméras. Cela devait encore être un de ces films bidon, comme les Russes en trafiquent régulièrement à des fins de propagande. La peur de Viktoria était remontée en flèche. Des voix lui étaient parvenues, familières : ça parlait ukrainien. En fait, la zone était en train d’être libérée. Seulement alors, elle s’était autorisée à pleurer. C’était le 11 avril 2022.
Un phénomène de masse
Dans cette région autour de Kiev, où Moscou vient de battre en retraite, le monde entier découvre avec épouvante ce qu’étaient l’occupation, les exécutions de civils, les disparitions forcées, les tortures : il ne s’agissait pas uniquement de conquérir un territoire, mais de détruire un pays jusqu’au plus profond de son identité. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, se rend à Boutcha, ville martyre où les corps de 458 personnes ont été retrouvés. Des enquêtes sont lancées pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, l’Assemblée générale des Nations unies suspend la Russie de son siège au Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
A l’époque, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est le premier à évoquer les viols, le 12 avril 2022 : « Des centaines de cas ont été enregistrés, y compris des jeunes filles mineures et des tout petits enfants. Même un bébé ! Ça fait peur rien que d’en parler. » Des viols ! L’information avait provoqué une telle sidération chez les Ukrainiens que certains n’avaient d’abord pu y croire. « Mon cerveau n’arrivait tout simplement pas à traiter l’information. Dans notre pays, on commençait juste à se préoccuper de violences conjugales. Alors le viol ! Même le mot était tabou. Nous n’étions pas prêts à affronter ça, ni notre société ni nos institutions », se souvient un député du parti gouvernemental. Dans sa ville, dans le nord du pays, certains soutenaient alors que c’était inimaginable, trop grave pour être vrai : ça ne pouvait être que « des histoires inventées ».
Dès le début de l’invasion, la gynécologue Natalia Leliukh était, elle, persuadée que des viols seraient commis, « parce qu’il y en a toujours pendant les guerres », dit-elle. Connue depuis vingt-trois ans pour son engagement contre les violences faites aux femmes, blogueuse très populaire, la médecin avait diffusé immédiatement ses propres messages sur les réseaux sociaux : « Comment nettoyer certaines plaies ? Comment interrompre une grossesse non désirée ? » Les milliers de consultations de ses posts, notamment dans les zones encore occupées, lui avaient laissé entrevoir un phénomène de masse.
Au printemps 2022, les premières à parler n’ont pourtant pas été les « survivantes » (terme revendiqué par les ONG internationales pour les victimes de viols), mais des témoins ou des élus locaux. Assez rapidement, deux vagues de crimes sexuels sont identifiées : quand les troupes ennemies avancent, pour montrer leur force, puis quand elles battent en retraite, par vengeance. Au départ, sont surtout mis en cause des militaires bouriates, des séparatistes ukrainiens alliés à Moscou ou la garde nationale russe. Lorsqu’il s’agissait de Tchétchènes, aucune femme n’était laissée en vie.
Les épouses de soldats ukrainiens sont particulièrement ciblées, violées, puis exécutées. La grande majorité des crimes sexuels a été commise en groupe, des proches ont parfois été contraints d’y assister. Chez les militaires russes, une phrase revient sans cesse : « Je vais faire de mon mieux pour que tu ne puisses plus avoir d’enfants ukrainiens. »
Poids de la société
Comment Oleksandr Koukhartchouk, la quarantaine, s’est-il retrouvé à arpenter les villages pour venir en aide aux survivantes ? Lui-même doit faire un effort pour s’en rappeler, la guerre brouille le temps et les souvenirs. En fait, comme des milliers d’autres volontaires en Ukraine, cet homme, chargé de mission à la fondation médicale privée Assisto, s’était mobilisé en urgence. Premières missions : les zones tout juste libérées en avril 2022. Koukhartchouk se revoit arriver dans certains lieux coupés du pays, privés de toute communication. Silhouettes hagardes sortant des caves au milieu des maisons détruites, engins calcinés, cadavres d’habitants laissés où ils étaient tombés, sans qu’on ait pu les enterrer.
000Encore sous le choc de l’occupation, des gens s’étaient mis à évoquer des violences sexuelles, désignant une victime, puis deux, puis dix. Beaucoup répétaient l’obsédante question que leur jetaient les soldats russes : « Où sont les maisons avec des femmes ? » Les mots des villageois ressemblaient à un flot incontrôlé, surgissant seul, sans retenue. Les membres de l’équipe d’Assisto en avaient eu le souffle coupé. Il leur avait fallu apprendre à maîtriser leurs émotions, à retenir leurs sanglots. « On ne s’y attendait pas. La fondation s’est recentrée sur les crimes sexuels, comme une évidence », dit Koukhartchouk.
L’idée s’impose de proposer 100 euros par mois aux survivantes (le salaire minimum en Ukraine avoisine les 200 euros). Mais lorsque le chargé de mission se met en quête des victimes, plus personne. « A peine ouverte, la petite fenêtre de parole s’était aussitôt refermée », poursuit-il. Dans le huis clos des bourgades, la fondation ne rencontre plus que le silence. Il lui faut parfois revenir vingt ou trente fois aux mêmes endroits, faire appel au maire, au médecin, aux volontaires locaux. Quand Koukhartchouk sollicite les églises, il reste prudent, « surtout avec certains prêtres toujours fidèles au patriarcat de Moscou. L’un d’eux avait montré aux occupants où se cachaient des femmes », dit-il.
Les premiers mots que les survivantes finissent par lui murmurer à l’oreille sont toujours les mêmes : « Je ne veux pas que ça se sache, je veux pouvoir me marier et avoir une famille. Sinon, personne ne voudra plus de moi. » Celles qui sont en couple font tout pour le cacher à leur conjoint : « Il va me rejeter. » Et il y a cette terreur d’être enceinte – surtout chez les jeunes filles – que charrient depuis des décennies des croyances populaires : « Si tu avortes de ton premier enfant, tu resteras stérile. » Le sujet est si délicat à aborder que certains chauffeurs de la fondation n’osent pas descendre de voiture. Ce poids de la société, la gynécologue Natalia Leliukh le connaît bien. En 2021, la médecin avait voulu élaborer le premier programme d’éducation sexuelle destiné aux lycéens ukrainiens avec l’Unicef et le ministère de la santé. Le projet avait dû être abandonné face au tollé des parents et des institutions.
Pour les survivantes, le regard des autres vient parfois ajouter à la douleur. « La culture est restée patriarcale, l’exclusion sociale des femmes violées les rend doublement victimes, reprend Natalia Leliukh. Témoigner reste vécu comme un risque. » Dans un village, une mère de quatre filles, forcée d’héberger des militaires sous la menace des armes, a été accusée d’« avoir monté un bordel ». Ailleurs, quelques mots barbouillés sur un portail de bois signalent la présence d’une survivante : « Pute russe », a cruellement tracé une main. Les voisines qui ont fui devant les envahisseurs se montrent souvent les plus dures face à celles qui sont restées sur place. « Elles ont provoqué les Russes, elles se promenaient dans la rue les cheveux lâchés », accuse l’une. Certaines victimes n’osent plus sortir. « Aujourd’hui encore, quand j’entends quelqu’un arriver, je me cache. N’importe où, mais je me cache, même de la famille », confie une épicière, dans la région nord.
Pour échapper aux soldats, des femmes se sont enfuies à travers un champ de mines. D’autres se sont tapies comme des bêtes dans la forêt pendant des semaines. Certaines se sont volontairement défigurées. « Les crimes sexuels sont des bombes à retardement chez les victimes, les familles, les villages, dans la société tout entière », poursuit la docteure Leliukh. Tout plutôt qu’être violées. Tout plutôt que le dire.
« Mécanismes du féminicide »
Dans les conflits à travers le monde, ce silence reste une donnée constante chez les survivantes. Mais pas seulement : il a longtemps été aussi un angle mort pour les chercheurs. Dans le livre Viols en temps de guerre (Payot, 2011), un collectif international d’historiens s’est penché sur ces crimes « longtemps relégués au second plan parce que les victimes étaient majoritairement des civils et des femmes », considérés comme des dommages collatéraux, butin de guerre ou repos du guerrier. A travers l’étude de vingt conflits récents, le collectif insiste sur la nécessité de donner à ces viols une « nouvelle visibilité » et de les analyser en tant que « stratégie à part entière ». Pour la première fois, au tournant des années 2000, les crimes sexuels ont été jugés constitutifs de « génocide » et de « crimes de guerre » par les tribunaux internationaux sur le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, alors qu’ils avaient été les grands oubliés au procès de Nuremberg, après la seconde guerre mondiale.
L’agression en Ukraine, comme tout conflit, possède aussi son caractère singulier. Reconnue pour ses travaux en ce domaine depuis trente ans, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe a décelé ici « les mécanismes du féminicide » : « L’Ukraine est souvent représentée sous des traits féminins dans l’imaginaire politique russe, avec cette blonde chevelure des blés sous le bleu d’un ciel pur, à qui Moscou hurle : “Tu m’appartiens, tu portes mon nom, un nom russe, je te détruis si tu me quittes !” » Comme une prémonition, peu avant le 24 février 2022, Vladimir Poutine s’était adressé à Volodymyr Zelensky, à la manière d’un homme devant une femme qu’il entend soumettre : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, il faudra supporter. »
Trois mois plus tard, le gouvernement ukrainien avait voulu organiser, en urgence et en pleine bataille, un procès pour viol contre des soldats russes, sans attendre la justice internationale, jugée trop lente. Dans cette guerre hybride, où les combats sont aussi acharnés sur le front de l’information que sur celui des armes, Kiev comptait prendre Moscou de vitesse : établir les faits avant que le Kremlin lance, comme à son habitude, une campagne de désinformation. Mais rien ne va se passer comme prévu.
Selon l’acte d’accusation, les crimes ont eu lieu dans un village près de Brovary, une des premières villes occupées, aux environs de la capitale. Le 9 mars 2022, deux militaires russes du 239e régiment de la 90e garde blindée de la division Vitebsk-Novgorod surgissent dans une maison en bordure d’une pinède. Un jeune couple y vit, la trentaine. Tous deux sortent bras en l’air avec un drapeau blanc. Mais la colère saisit les soldats à la vue d’une veste impression camouflage sur la banquette de leur voiture. L’homme est abattu, la femme violée, pendant que leur fils de 4 ans pleure, enfermé dans la chaufferie.
Tout au long de la nuit, des militaires reviennent une fois, deux fois, enjambant le mari mort près du portail pour violer de nouveau l’épouse. Ils se moquent d’elle : « Elle est nulle, non ? On la tue ou pas ? » Quand les soldats s’écroulent endormis sur des chaises, elle parvient à fuir avec son fils chez sa belle-sœur dans une ville voisine sous contrôle ukrainien. Au journal britannique The Times du 28 mars 2022, la jeune femme a raconté anonymement s’être rendue aussitôt dans un commissariat : « J’aurais pu garder le silence, mais lorsque nous sommes arrivés à la police, la sœur de mon mari m’a fait parler et il n’y avait plus de retour en arrière possible. Je comprends que de nombreuses personnes blessées gardent le silence parce qu’elles ont peur (…). »
L’enquête n’avait pas duré plus longtemps que quelques clics sur Internet. Dans sa déposition, elle avait signalé qu’un des violeurs présumés exhibait sur sa poitrine le tatouage d’une impressionnante tête d’ours. Or, un dénommé Mikhail Romanov, 33 ans, appartenant au bataillon en poste dans le village, pose fièrement torse nu sur les réseaux sociaux. Au-dessus de son mamelon droit, un ours furieux montre les crocs. C’est bien lui, la survivante est formelle. Les autres militaires n’ont pas été identifiés.
L’audience préliminaire est prévue le 23 juin 2022, en l’absence de Romanov, mort ou rentré en Russie, selon les sources. Mais les débats vont s’ouvrir sur un coup de tonnerre : l’acte d’accusation révèle en toutes lettres le nom de la survivante et celui de son village. Or, la procédure ukrainienne garantit aux victimes de viol la protection absolue de leur identité. « Une maladresse », temporise la cour. Trop tard. Pour beaucoup d’associations ukrainiennes des droits humains, la « maladresse » en question semble, au contraire, révélatrice d’un système pénal désastreux en matière de crimes sexuels.
Négociations humiliantes
« Avant l’invasion de 2022, ces dossiers n’étaient pas du tout la priorité », soupire Laryssa Denyssenko, avocate spécialisée et cofondatrice de JurFem, une association ukrainienne regroupant 400 femmes juristes. Il y a encore peu, jusqu’en 2018, les plaintes pour viol étaient rejetées si la personne ne pouvait justifier par un certificat médical avoir résisté physiquement à son agresseur.
Aux femmes, en somme, de prouver qu’elles étaient victimes, « un obstacle d’autant plus insurmontable que la plupart puisent la force de témoigner seulement des années plus tard », précise l’avocate. L’immense majorité n’essayait même pas, y compris après la suppression de cette loi. Pourquoi ? L’avocate lève les yeux au ciel. Elle pourrait retracer à l’infini les négociations humiliantes pour que des policiers goguenards daignent enfin entendre une plaignante. La moitié des 400 procédures annuelles n’arrivaient pas jusqu’au tribunal. « Aujourd’hui encore, un manque de confiance terrible perdure face aux enquêteurs, c’est toute une culture qu’il faut changer », reprend l’avocate.
Maria, 21 ans, infirmière en cardiologie, se remémore les inspecteurs du SBU, les services de renseignements ukrainiens, faisant le tour des voisins au moment de la libération de sa ville, près de Kiev. Avant la guerre, c’était un coin en pleine expansion, apprécié des familles et des couples travaillant dans la capitale. Ça sentait les goûters d’anniversaire, les rêves d’Europe et les crédits immobiliers. L’avenir semblait devoir se fabriquer là, dans ces immeubles neufs et ces pavillons tranquilles, plantés au milieu de grands parcs.
Ses proches avaient prévenu Maria : surtout ne rien dire sur son viol. « Pour ton bien », avaient-ils insisté. Sous l’allure d’une délicate jeune fille, l’infirmière est pourtant de celles qui veulent parler. C’est rare, mais ça arrive, en particulier dans cette nouvelle génération urbaine. Maria était d’autant plus décidée qu’elle connaît l’identité de son agresseur : il avait appelé sa femme en Russie avec son portable à elle.
L’audition de l’infirmière a lieu le jour même, dans l’habitacle étroit de la voiture de police. Elle est la seule femme, avec trois enquêteurs « visiblement basiques ». Leur première question l’a pétrifiée : « Pourquoi vous ont-ils violée ? » Puis ils insistent lourdement sur ce qui semble les intéresser le plus : « Dans quelles positions ont-ils fait ça ? »
Même dans les hôpitaux, la notion de « crime sexuel » est loin d’être maîtrisée. Quand Zoriana Sidorenko, psychologue, demande aux soignants s’ils comptent des survivantes dans leur service, la réponse tombe, toujours pareille : non. « Pas même une femme ou un homme torturé à l’électricité sur les parties génitales ? Ou déshabillé à un checkpoint ? », persévère la thérapeute. Stupeur parmi les soignants : « Si c’est ça, on en a plein ! »
Il y a cette mère de famille, une parmi tant d’autres, qu’un groupe de militaires russes hilares avait mise à nu dans un poste de contrôle, au prétexte d’une fouille. Il était apparu alors qu’elle avait subi l’ablation d’un sein après un cancer. Autour d’elle, les soldats s’étaient esclaffés. Ils l’avaient touchée, forcée à prendre certaines poses. Quelques-uns avaient fait des selfies. « Je vais l’envoyer à ma femme, elle va bien rire », avait lancé un soldat. Ça se passait dans le sud, du côté de Zaporijia. Quand cette région avait été libérée à son tour, en novembre 2022, « les seuls villages où rien ne s’est passé sont ceux assiégés par les Russes ou juste traversés, d’après les premières recherches », assure la procureure Iryna Didenko. Elle ajoute qu’ailleurs « le systématisme est devenu un élément caractéristique des viols comme crime de guerre ».
« Les êtres humains avant les procédures »
A Kiev, cette magistrate dirige le département spécial pour violences sexuelles, lancé il y a dix-huit mois pour tenter de rapprocher les procédures ukrainiennes des exigences internationales. Policiers, magistrats, médecins ou thérapeutes, aucun professionnel ou presque n’était formé à l’époque. Des stages ont été mis en place avec un ancien procureur de la CPI. « Chaque phase de l’enquête est étudiée jusqu’au moindre détail, y compris la manière de s’habiller pour les policiers, et le fait de ne pas porter d’armes pendant les interrogatoires, par exemple », expose Iryna Didenko. En collaboration avec l’association JurFem, la procédure a été réformée pour les viols en temps de guerre : une seule audition filmée de la plaignante suffit désormais, alors qu’il en fallait cinq au minimum auparavant. Le magistrat y assiste derrière une vitre sans tain.
Lorsque le programme a été lancé, la psychologue Zoriana Sidorenko s’efforçait de convaincre les femmes de porter plainte, empressée de pouvoir établir les faits devant la CPI : « Je leur disais qu’elles n’étaient pas des victimes, mais qu’elles participaient à un moment historique : une enquête internationale où des criminels seraient condamnés grâce à elles. » La thérapeute s’est vite rendu compte que personne – ou presque – ne l’écoutait. Justice ? Réparation ? Les femmes, elles, pensaient à leurs blessures, à leurs visages défoncés à coups de crosse, à leurs dents arrachées au couteau, à leurs déchirures internes. « Et que va-t-on devenir si les Russes reviennent ? Ils nous exécuteront les premières », soutenaient-elles.
Pour 70 % des survivantes dans les régions frontalières, une possible avancée de l’armée de Moscou reste l’autre grande peur (après la stigmatisation), selon un sondage daté d’août 2023 et lancé par Dmytro Lubinets, commissaire ukrainien aux droits humains. Certaines ont reçu des SMS de leur violeur menaçant de les retrouver si elles le dénonçaient. « A quoi bon m’exposer ?, s’effraie une survivante. Il est retourné en Russie, il ne sera jamais extradé. En revanche, Moscou enverra des fake news me désignant, moi, comme coupable. » Habitante de Kherson, cette toute jeune mère de famille voudrait fuir à l’étranger. Elle n’en a ni les moyens ni les contacts. « Prise au piège », dit-elle.
« Les survivantes veulent du calme, se mettre à l’abri, se soigner, reprend la psychologue. On entame une réhabilitation, aussi longue que nécessaire. Mais pour le judiciaire, c’est souvent trop tôt. » De son côté, l’avocate Laryssa Denyssenko ne pousse pas, elle non plus, à porter plainte. « Cela viendra plus tard. Ou pas. Il faut faire passer les êtres humains avant les procédures. »
Le gouvernement ukrainien propose désormais des aides médicales et juridiques. Depuis août 2023, deux programmes de l’ONU, le Fonds des femmes pour la paix et l’action humanitaire et ONU Femmes Ukraine, offrent un pécule de 500 euros et une enveloppe de 1 000 euros pour compléter les soins. « Certaines acceptent, mais la majorité préfère ne pas se signaler malgré les sommes proposées. Le plus grand obstacle reste aujourd’hui de recueillir les témoignages », reconnaît Andriy Kononenko, 42 ans, le procureur de Kherson chargé des violences sexuelles.
Des hommes victimes aussi
Après huit mois sous contrôle russe, la région a été libérée en novembre 2022. Ici, sitôt quittées la ville et les rives du Dniepr, l’horizon se perd dans une infinité de champs, cette terre noire, épaisse, l’une des plus fertiles d’Europe. Il faut s’enfoncer dans la plaine, loin des routes principales, pour atteindre des bourgades aux maisons basses, où l’on vit tous ensemble depuis des générations. A première vue, tout semble intact, peu de destructions, contrairement à d’autres zones ; l’occupation n’y a souvent laissé aucune empreinte visible. C’est en profondeur que tout est fracassé.
Ce paradis agricole est devenu inaccessible, des mines ont été dispersées dans les labours, au bord des chemins, dans les potagers. Et, enfermé chez soi, sans travail, chacun semble porter sa propre bombe intérieure, prête à exploser. Deux femmes se seraient suicidées après avoir témoigné auprès de volontaires, une autre a disparu. Parfois, les victimes nient, arc-boutées contre l’évidence, sans une plainte. Une veuve soutient être enceinte de son mari, mort des années plus tôt. « Je suis une femme respectée, croyante, dit une institutrice. Je n’aurais jamais pensé que cette chose pourrait m’arriver à moi. Je voudrais le hurler et je ne peux pas. Qui me croira au village ? » Dans son bureau vide, le procureur de Kherson réfléchit à voix haute : « Comment les convaincre qu’elles ne sont pas coupables ? »
Dans la région, la première enquête lancée, concernant, entre autres, des crimes sexuels, a visé quatre gradés de la garde nationale russe, dont un commandant : ils dirigeaient le centre de torture, rue des Ouvriers de l’usine thermique, le plus important parmi les seize lieux de détention de la ville et ses environs. Les décharges électriques sur les parties génitales étaient des sévices habituels. « Ils appelaient ça le détecteur de mensonges », rapporte Oleksii Sivak, un marin de 38 ans, arrêté en août 2022 pour avoir possédé un drapeau ukrainien. La majorité des prisonniers étaient des hommes : ils parlent des violences sexuelles encore moins que les femmes. Seuls vingt-trois ont témoigné, pour 1 600 détenus au total passés dans les centres de torture à Kherson. « Chacun traverse cette histoire à sa façon, poursuit Oleksii Sivak. Moi, je sais qu’il y a des milliers de prisonniers dans les régions encore occupées. C’est pour eux que je parle. » Il a reconnu les quatre gradés sur des photos : ils étaient si sûrs de leur impunité qu’ils ne cachaient ni leurs noms ni leurs visages.
A vrai dire, en Ukraine, le combat contre le viol en temps de guerre a un visage, un nom et un prénom : Iryna Dovgan, cheveux blonds au carré, 60 ans. Son épopée est une tragédie – nul n’en doute –, et pourtant il en émane un sentiment de réconfort, voire de l’espoir. Iryna Dovgan a l’habitude de se décrire comme « une toute petite personne venue d’une toute petite ville », près de Donetsk, dans le Donbass, région historique de l’industrie lourde et du charbon au temps de l’Union soviétique. Là, elle avait renoncé à son métier de comptable pour tenir un salon de beauté. « Je voulais être utile aux femmes qui ont, dans notre pays, le devoir d’être belles. »
Ce qui advint pour elle en 2014, lorsque la guerre du Donbass a éclaté, l’esthéticienne l’a raconté des dizaines de fois aux journalistes du monde entier ou devant les Nations unies : son arrestation chez elle par les forces séparatistes alliées à Moscou qui l’accusent d’aider les soldats ukrainiens, puis les sévices au point de ramper au sol, nue, suppliant ses bourreaux de l’achever. Elle finit par être traînée sur une des grandes places de Donetsk, ligotée près d’un poteau, un drapeau ukrainien jeté sur ses épaules comme un manteau d’infamie et une pancarte accrochée au cou : « Elle tue vos enfants, complice des tortionnaires. »
Des habitants passent tête baissée, mais d’autres s’arrêtent. Ils lui crachent au visage, la frappent, encouragés par les soldats. Iryna Dovgan ferme les paupières quand l’un d’eux la met en joue, mimant son exécution. « Ouvre les yeux et tiens-toi droite ! », hurle le militaire. Au moment où une femme lui envoie un coup de pied dans le ventre en la traitant de « fasciste », Mauricio Lima, photographe brésilien, fixe la scène. L’image est publiée le 26 août 2014 dans le New York Times ; elle va faire le tour du monde et sauver la vie d’Iryna Dovgan. Sous la pression médiatique, le commandant de la région doit la libérer.
Quand elle se réfugie en famille dans la région de Kiev, elle est déjà devenue un personnage public. On la reconnaît dans la rue, on s’exclame devant la « dame de la photo », à sa grande honte. Une question revient sans cesse, de toutes parts : « Avez-vous été violée ? » Iryna Dovgan est rompue à détailler son voyage au bout de l’horreur. Elle a appris à tout dire, mais pas ça. A son mari, on demande s’il n’est pas « humilié pour sa femme ». Sa fille de 14 ans est bombardée de messages épouvantables sur les réseaux sociaux. Les nuits où Iryna Dovgan parvient à s’endormir, elle hurle dans son sommeil. La famille est à deux doigts d’éclater.
En 2019, pour la première fois, elle est invitée à une conférence internationale aux Pays-Bas sur la justice en temps de guerre. Quatre femmes ont été choisies pour s’entretenir quelques minutes en privé avec le roi Willem-Alexander. Dont l’Ukrainienne Iryna, la « dame de la photo ». Que s’est-il passé alors ? L’émotion ? Le fait d’être loin de chez elle ? Ce jeune souverain penché sur elle ? Elle ne pourrait le dire, mais quatre mots sortent soudain, presque à son insu, qu’elle n’avait même jamais formulés : « J’ai été violée. »
Chassée par sa propre honte
La même année, en 2019, elle fonde avec d’autres survivantes la branche ukrainienne de Sema, un influent réseau qui regroupe des survivantes de vingt-six pays. « C’est devenu ma thérapie, le sens de ma vie », dit-elle. A l’époque, nul ne veut parler de crimes sexuels en Ukraine, alors que des villages entiers ont vu des mères courir en hurlant derrière des blindés russes qui enlevaient leurs filles. A Izoliatsia, ancienne usine devenue le principal centre de torture dans la région de Donetsk, tout prisonnier était violé entre 2014 et 2019.
Lorsque l’esthéticienne se décide à porter plainte, en 2020, devant la justice de son pays, le procureur se fait tirer l’oreille. Mais plus rien ne l’arrête et c’est elle, la blonde si modeste, qui lui lance au visage : « Regardez-moi, regardez ma vie. » Puis son dossier s’égare des années durant, pour resurgir trois ans plus tard, en 2023, comme par miracle, au moment où l’Ukraine envahie crée enfin le département spécial des crimes sexuels. Iryna Dovgan en garde une appréhension tenace contre les autorités, même si elle constate des efforts.
C’est peu dire qu’elle culpabilise. « Les femmes ukrainiennes n’étaient pas prêtes à affronter ça. Si j’avais parlé plus tôt, est-ce que les choses auraient été différentes ? » Elle aussi mène des missions dans les villages, glissant aux unes et aux autres : « Tu n’es plus seule, le soulagement ne viendra peut-être pas tout de suite. Nous, on est là, voilà mon contact. » Le terme « viol » n’est jamais prononcé.
Aujourd’hui, la famille Dovgan parle peu de ces quelques jours d’août 2014, mais elle a appris à faire front. Le mari ne quitte plus la pièce quand il voit sa femme témoigner à la télévision. Elle-même s’efforce d’« être à la hauteur de la fameuse photo », multiplie les déplacements, comme en novembre 2023, en Pologne, pour la deuxième conférence sur les crimes sexuels en Ukraine. « Huit femmes ont eu le courage d’apparaître à visage découvert : on n’en revenait pas », raconte Joanna Lasserre, présidente de l’ONG Défense de la démocratie en Pologne, coorganisatrice du colloque avec Sema-Ukraine.
En décembre 2023, 257 plaintes pour violences sexuelles avaient été enregistrées en Ukraine, les victimes étant âgées de 4 à 82 ans. Trente-cinq militaires russes ont été informés de soupçons et vingt-deux actes d’accusation rédigés. A l’échelle des 100 000 procédures pour crimes de guerre dans le pays, le nombre pourrait sembler dérisoire. Il l’est sans doute, hélas, vu l’ampleur des sévices. « Mais c’est un chiffre énorme, au regard des difficultés liées à ces dossiers », reprend l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe.
L’Ukraine a déjà obtenu, le 17 mars 2023, un mandat d’arrêt de la CPI contre Vladimir Poutine pour la déportation illégale d’enfants ukrainiens en Russie. La reconnaissance des viols comme crime de guerre serait pour Kiev une étape de plus. Contrairement aux « enfants volés » toutefois, politique ouvertement revendiquée par le Kremlin, la preuve ne sera sans doute jamais apportée d’un ordre du président russe enjoignant de violer toutes les Ukrainiennes. En revanche, nul dans la chaîne de commandement n’a ordonné aux militaires d’arrêter, alors que les accusations de crimes sexuels étaient déjà publiques. La 64e brigade de fusiliers motorisés, suspectée de crimes de guerre à Boutcha – dont des viols –, a même été décorée par Vladimir Poutine pour son « professionnalisme ».
Piloté par Iryna Dovgan, un rapport est paru en mars, restituant soixante témoignages de survivantes ukrainiennes avec le soutien de l’institut polonais Raphael-Lemkin de prévention des génocides. Une villageoise y raconte comment des soldats russes ont poussé la porte d’une ferme où vivaient deux jeunes filles, aussi belles l’une que l’autre. Devant tout le monde, ils ont demandé à la mère : « Choisis toi-même laquelle, sinon nous le ferons nous-mêmes. » La réponse qu’elle a donnée la déchirera toujours, elle et la maisonnée entière.
Une autre survivante explique avoir quitté son foyer, chassée par sa propre honte. « Je me suis excusée auprès de ma famille. A tout le monde, un par un. J’ai demandé pardon à mon mari de l’avoir trompé. J’ai trahi mes promesses, celle d’être avec lui pour le reste de ma vie, celle qu’il aurait toujours une chemise lavée et de la nourriture fraîche. Je pensais qu’il était très important d’être une bonne épouse. Mais la guerre est arrivée et a tout détruit ! Ma vie, ma conception de la vie, et ma vision de ce à quoi devrait ressembler une famille. »