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Guerre en Ukraine : « L’UE a trop peu de cartes en main pour hésiter à abattre celle des avoirs russes gelés » - l'opinion de Stéphane Lauer

Reste à convaincre la Belgique, où se trouve l’essentiel des actifs russes, regroupés au sein d’Euroclear.

Dec 15, 2025

Source: éditorial de Stéphane Lauer, publié dans "Le Monde"

15 décembre 2025

Les Vingt-Sept doivent se prononcer sur le sort des 210 milliards d’euros d’actifs appartenant à Moscou. Marginalisée dans les pourparlers de paix, l’Union européenne doit saisir cette occasion pour peser dans la résolution du conflit, estime dans sa chronique Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».

« Ils parlent, mais ils n’agissent pas, et la guerre ne cesse de s’éterniser. » Donald Trump a, une nouvelle fois, vertement critiqué l’attitude des Européens face au conflit russo-ukrainien dans un entretien au site américain Politico, le 9 décembre. Si sévère soit-il, le jugement comporte une part de vérité. Malgré son soutien indéfectible à Kiev, l’Union européenne (UE) peine souvent à passer de la parole aux actes. Dans quelques jours, elle aura l’occasion de prouver le contraire en tranchant la délicate question des avoirs russes gelés sur son sol en raison des sanctions internationales. Lors d’un sommet capital à Bruxelles, les 18 et 19 décembre, l’UE doit se prononcer sur le sort des 210 milliards d’euros d’actifs qu’elle veut utiliser comme levier pour amplifier l’aide à l’Ukraine.

Les Vingt-Sept sont au pied du mur. Alors qu’au premier semestre ils avaient réussi à suppléer la suspension de l’aide américaine par M. Trump, le soutien s’est essoufflé depuis l’été, selon les données publiées par le Kiel Institut. Or, dès le printemps 2026, sans nouvel apport, les finances de l’Ukraine seront exsangues. Le pays serait alors contraint de faire des compromis inacceptables face à l’agression russe.

Parallèlement, la Russie et les Etats-Unis exercent une pression maximale pour obtenir la capitulation de Kiev. Cette perspective permet à Moscou d’espérer récupérer son argent, grâce à la levée des sanctions internationales, tandis que Washington laisse entendre que ces actifs pourraient être utilisés pour des investissements américains, une fois la paix conclue. Confrontés à ces convoitises, les Vingt-Sept ne peuvent pas se permettre d’attendre que le sort de l’Ukraine soit scellé pour agir.

Prêt de réparation

La Commission européenne s’en est donné les moyens en levant la plupart des obstacles juridiques pour rester dans le cadre du droit international. Elle propose aux Etats membres de mettre en œuvre un prêt de réparation consenti à Kiev. L’UE lèverait des fonds en demandant aux institutions dépositaires des avoirs russes de les lui prêter à taux avantageux. L’argent serait ensuite mis à disposition de l’Ukraine. Kiev ne devrait rembourser que si et quand la Russie lui versera des réparations. En outre, les Vingt-Sept se sont mis d’accord le 12 décembre pour geler, aussi longtemps que nécessaire, les actifs russes afin d’éviter d’être obligés de renouveler tous les six mois cette immobilisation par un vote à l’unanimité, et de s’exposer à un veto de pays prorusses, comme la Hongrie.

Des voix s’élèvent pour mettre en garde sur le risque juridique et réputationnel auquel l’UE s’exposerait. La proposition de la Commission répond à ces inquiétudes. « Ce prêt de réparation ne prend aucun risque quant au respect du droit de propriété de la Russie et de la Banque centrale russe, il ne s’agit pas d’une confiscation des avoirs russes », précise Nicolas Véron, cofondateur du cercle de réflexion Bruegel et spécialiste des systèmes financiers internationaux. Si certains aspects du mécanisme peuvent faire débat sur le plan européen, en droit international, la possibilité que les recours de la Russie aboutissent est limitée. Dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le chancelier allemand, Friedrich Merz, a confirmé que l’utilisation des avoirs russes est « en pleine conformité avec le droit international et nos obligations internationales ».

Reste à convaincre la Belgique, où se trouve l’essentiel des actifs russes, regroupés au sein d’Euroclear, une institution financière de dépôt basée à Bruxelles. Moscou a bien identifié ce maillon faible en multipliant les tentatives d’intimidation. Le 12 décembre, la Banque centrale de Russie a annoncé lancer des poursuites contre Euroclear devant une juridiction russe. Sur le papier, l’UE peut se dispenser de l’accord de la Belgique, mais, politiquement, il est difficile de passer outre. Il est indispensable de convaincre le premier ministre belge, Bart De Wever, que les autres Etats membres seront solidaires sur le plan juridique et financier. Un échec ne ferait que conforter Vladimir Poutine dans sa vision d’une Europe faible, désunie et incapable de se mobiliser dans les moments décisifs.

Fin novembre, l’historien américain Walter Russell Mead, se moquait, dans Le Figaro, des hésitations européennes : « Vous calez sur le refus de la Belgique pour débloquer les fonds gelés russes ! Si Paris et Berlin avaient encore une once de realpolitik dans leurs têtes, la Belgique pourrait-elle résister à leur pression ? » Le sommet de Bruxelles sera un test crucial de la détermination européenne à défendre ses intérêts vitaux.

Moment opportun

Au cas où le prêt de réparation aboutirait, la Russie lancera sans doute auprès du Sud global une virulente campagne de propagande pour saper la crédibilité de l’UE et de la monnaie unique. Mais Moscou ne peut pas jouer sur tous les tableaux, foulant aux pieds le droit international, tout en s’y référant lorsque ses intérêts directs sont en jeu, multipliant les actes de sabotage et les intimidations dans le cadre d’une guerre hybride, et demander dans le même temps à être protégé par les institutions européennes.

Marginalisée dans les pourparlers de paix, l’UE a trop peu de cartes en main pour hésiter à abattre celle de la finance. Le moment n’a jamais été aussi opportun. Les revenus que Moscou tire du pétrole et du gaz baissent significativement, l’économie russe est asphyxiée par l’inflation et des taux d’intérêt élevés, tandis que les gains militaires sur le terrain sont dérisoires au regard des pertes subies.

Ce contexte explique l’empressement de la Russie à obtenir une capitulation de l’Ukraine sous les bons offices des Etats-Unis. Lui faire payer les dégâts qu’elle a provoqués en utilisant les avoirs russes est non seulement un enjeu de justice, mais c’est aussi pour l’UE la dernière chance de peser sur le cours de cette guerre. A elle de ne pas la gâcher.

Stéphane Lauer (Editorialiste au « Monde »)

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