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Le coût de la paix pour la Russie par Anna Colin Lebedev

On ne réfléchit pas assez au risque politique qu’entraînerait, pour le pouvoir russe, l’arrêt des combats.

Une affiche artisanale du mouvement anti-guerre en Russie à l'occasion de la parade militaire du 9 mai: "9 mai, parade dans le sang" (source: un groupe féministe de Saint-Pétersbourg)
Feb 18, 2025

Blog d'Anna Colin Lebedev

14 février 2025

On parle souvent du coût de la guerre pour la Russie: en dépenses pour la défense, en impact des sanctions, en hommes. On ne réfléchit pas assez au coût inverse, celui du risque politique qu’entraînerait, pour le pouvoir russe, l’arrêt des combats. Quelques notes rapides pour évoquer cet aspect rarement abordé.

Le premier risque politique est lié à la démobilisation des combattants actuellement engagés sur le front. La Russie a traité avec une grande violence l’ensemble des hommes qu’elle a engagés dans la guerre. Les militaires sous contrat que comptait l’armée en 2022 ont été cloués au front par une transformation de leurs contrats en engagement à durée indéterminée, sans possibilité de démissionner. Les mobilisés, civils recrutés de force en 2022 et envoyés au front dans des conditions terribles, y demeurent toujours deux ans et demi plus tard. Les nouveaux soldats sous contrat bénéficient, certes, d’une rémunération confortable, mais ne sont ni correctement formés, ni correctement équipés, ni traités avec respect.
Démobiliser ces hommes, même en les glorifiant, et les laisser revenir dans la vie civile, c’est prendre le risque de voir le récit des facettes sombres de la conduite de la guerre se diffuser dans la société. C’est aussi devoir faire face à des centaines de milliers d’hommes qui pourraient en vouloir à leur pouvoir politique, qui sont profondément traumatisés, et qui savent désormais manier les armes. Le Kremlin a en partie conscience du problème et met en place de modestes politiques d’intégration des vétérans dans la vie civile, mais vu le contour de ces dispositifs, ils risquent de se révéler très insuffisants. Le pouvoir russe s’est refusé jusqu’à maintenant de démobiliser le moindre combattant et essaiera, autant que possible, de reculer le moment de la démobilisation.

Le second risque politique est la conséquence d’une transformation du système de rentes et de rétributions liées à la guerre. La croissance affichée par l’économie russe est une croissance nourrie par la conduite de la guerre. L’économie s’est recentrée sur la commande militaire, les actifs économiques ont été redistribués et réorganisés pour faire face aux sanctions. La guerre et les sanctions ont frappé beaucoup d’acteurs économiques, mais représentent également une nouvelle rente pour beaucoup d’autres. Si la Russie veut maintenir l’apparence de solidité économique et garder la loyauté des élites, elle ne peut se permettre, dans les années qui viennent, de sortir de ce modèle économique centré sur la conduite de la guerre.


Le troisième risque politique est celui des territoires qui resteraient sous occupation russe. L’expérience d’intégration des territoires saisis par la force par la Fédération de Russie se limite aujourd’hui à la Crimée; or, celle-ci a été annexée dans des conditions très différentes, avec un usage limité de la violence et les faveurs d’une partie de la population. Installer l’État russe sur les territoires conquis depuis 2022 sera un défi d’une autre taille, car la population de ces régions a une forte conscience de vivre sous occupation militaire. La violence, notamment contre les civils, y est considérable: le pouvoir russe n’a pas le consentement des habitants de ces régions. A certains égards, la situation risque d’y être plus proche de la Tchétchénie en 1995 que de la Crimée en 2014. C’est une guerre diffuse que la Russie devra conduire dans les territoires annexés.
Pour les républiques séparatistes du Donbass, j’ai beaucoup plus de difficultés pour l’instant à évaluer la situation et à faire des projections. Ces régions qui ont été dévastées et maltraitées depuis 10 ans, mais j’ai peu de sources fiables pour prendre le pouls de ce qui s’y passe et de la manière dont les habitants qui y vivent encore se projettent dans l’avenir.

Existe-t-il un risque réputationnel, où Poutine pourrait être accusé par son entourage de ne pas avoir atteint ses objectifs de guerre? Ce risque me semble limité, car en cas de cessez-le-feu ou d’un autre type d’accord, le pouvoir aura sécurisé sa victoire principale: arriver à faire admettre aux Occidentaux qu’ils sont impuissants face à la Russie.

Les trois risques structurels que j’ai pointés ici me semblent en revanche sérieux. Ils peuvent, me semble-t-il, amener la Russie à privilégier tout scénario où la guerre ne s’arrête pas vraiment, où le pouvoir peut garder un gros volume de forces armées mobilisé, investir dans la consolidation de l’industrie militaire et dans la production massive d’armes, maintenir une occupation militaire (plutôt qu’une administration civile) dans les territoires annexés.

On a souvent dit que la Russie n’avait pas intérêt à une négociation autre qu’une capitulation, parce qu’elle se voyait en train de gagner sur le front. Mais la Russie est aussi dans une situation politique interne qui la pousserait plutôt à éviter les scénarios de paix durable qui seraient paradoxalement aujourd’hui plus déstabilisateurs que la guerre. Le scénario le plus favorable au Kremlin, celui qui lui permettrait de garder le contrôle interne, serait celui d’une baisse de l’intensité de la guerre sans démobilisation, sans abandon de la rhétorique guerrière, et sans ralentissement de l’économie de guerre et du réarmement. Une guerre moins coûteuse en hommes et en armes, plus confortable pour l’économie, moins stressante pour la population, mais toujours une guerre.

Un cessez-le-feu instable et régulièrement violé serait peut-être le meilleur cadeau que l’on pourrait faire aujourd’hui au Kremlin.

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