« La gauche devrait soutenir une paix juste pour l’Ukraine, pas un accord Trump-Poutine visant à apaiser l’agresseur » : Un entretien avec le socialiste ukrainien Denys Pilash
Pourquoi la gauche doit défendre un internationalisme renouvelé qui s’oppose à tous les oppresseurs.

Interview en anglais dans LINKS`
Traduction française par Adam Novak, publiée dans "Entre les lignes entre les mots" le 16 mars 2025
Denys Pilash est politologue, membre de l’organisation socialiste démocratique ukrainienne Sotsialnyi Rukh (Mouvement Social) et rédacteur du journal de gauche Сommons. Dans cette interview approfondie accordée à Federico Fuentes pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, Pilash discute de la réaction en Ukraine à la récente rencontre entre le président américain Donald Trump et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ainsi que des implications pour Ukraine et le monde du changement de politique américaine envers la Russie. Il souligne également la menace posée par l’axe mondial croissant de réaction extrême mené par les États-Unis, Israël et la Russie, et explique pourquoi la gauche doit défendre un internationalisme renouvelé qui s’oppose à tous les oppresseurs.
Quelle a été la réaction en Ukraine à la récente rencontre entre Trump et Zelensky ?
La réaction a été, comme on pouvait s’y attendre, celle de l’indignation. Le consensus est que Trump et [le vice-président JD] Vance ont tenté d’humilier non seulement Zelensky, mais l’Ukraine et son peuple. Ils n’ont montré aucun respect pour l’Ukraine et ont cyniquement blâmé la victime.Ils se sont révélés être des tyrans prenant le parti d’un autre tyran qui fait la guerre à l’Ukraine. D’après ce que j’ai entendu des gens, y compris dans l’armée, ils sont en colère contre l’administration américaine actuelle. Ils estiment que l’Ukraine est victime de chantage pour conclure un« accord » très désavantageux, qui cédera nos ressources en échange de rien : aucune garantie de sécurité, aucun gain, rien. L’accord est simplement un accord où l’Ukraine est contrainte de tout payer, et non l’agresseur.
C’est l’opposé de ce pour quoi notre organisation, le Mouvement Social, et la gauche ukrainienne au sens large ont fait campagne.Nous avons exigé que la dette extérieure de l’Ukraine soit annulée. Nous avons dit que la reconstruction de l’Ukraine devrait être financée à l’aide des richesses que les oligarchies russes et ukrainiennes ont pillées dans l’espace post-soviétique et qu’elles stockent maintenant en Occident et dans les paradis fiscaux. Certains de ces actifs ont été gelés par les gouvernements européens et devraient être utilisés pour reconstruire l’Ukraine. Mais actuellement, c’est l’inverse qui se produit.
Il y a donc beaucoup de mécontentement contre Trump. Seule une très petite minorité continue d’entretenir des illusions à son sujet. Ils pensent que Zelensky aurait dû être plus obéissant et acquiescer, car supposément, si vous flattez l’ego démesuré de Trump, il vous écoutera.Mais la façon dont de nombreux dirigeants mondiaux ont essayé de conclure des accords avec Trump n’est pas seulement méprisable, elle n’a fait que renforcer la conviction de Trump, Vance et [Elon] Musk qu’ils ne font face à aucune résistance forte, au niveau national ou international, et qu’ils peuvent tout se permettre.
Le seul élément optimiste qui en ressort est peut-être que les gens perdent leurs illusions, non seulement sur Trump mais sur sa marque de politique conservatrice de droite dure. Avant que Trump ne prenne ses fonctions, lorsqu’il faisait des affirmations absurdes sur la fin de la guerre en 24 heures, il y avait beaucoup d’espoir pour Trump en Ukraine. Les espoirs étaient grands que, d’une manière ou d’une autre, ,l’imprévisibilité de Trump aiderait à changer le cours des événements et que peut-être, magiquement, il pourrait créer une fin favorable à la guerre.Maintenant, presque tout le monde déteste Trump. Et ils voient un lien direct entre la politique de droite dure de Trump et celle de Poutine. Ils voient Trump et Poutine comme fondamentalement identiques : ce sont deux dirigeants de deux grandes puissances qui veulent imposer la loi du plus fort au monde, où les plus forts dictent les conditions.
Diverses explications ont été données pour expliquer le virage à 180 degrés de la politique américaine envers l’Ukraine. Comment l’expliquez-vous ?
De nombreuses explications ont été données, par exemple qu’il s’agit d’une stratégie profonde visant à détacher la Russie de la Chine. Mais il est difficile de discerner une vision particulièrement cohérente en matière de politique étrangère de Trump. Ce que nous pouvons voir, cependant, c’est un message idéologique très clair. Trump, Vance et Musk disent essentiellement au monde, et en particulier à l’Europe : « Nous vous déclarons la guerre. » Ils disent : « Nous voulons amener des forces d’extrême droite et néo-fascistes au pouvoir partout, et nous ne travaillerons qu’avec ces dirigeants fascistes et autoritaires. »
Il est assez révélateur que les seules personnes désormais accueillies et respectées par la Maison Blanche soient des criminels de guerre recherchés par la CPI [Cour pénale internationale]. Il suffit de voir comment [le Premier ministre israélien Benjamin] Netanyahu a été accueilli lors de sa récente visite. Ou comment l’administration Trump parle de Poutine ;Trump évite toujours de blâmer Poutine pour la guerre ou de le qualifier de dictateur, préférant parler de son leadership fort. D’autres qu’ils sont plusque ravis d’accueillir sont ceux associés à ce que nous pouvons maintenant appeler le « salut Elon » : l’Alternative pour l’Allemagne, [le président argentin Javier] Milei, et d’autres partis et dirigeants politiques d’extrême droite qui promeuvent les valeurs de l’ultra-conservatisme, du fondamentalisme du marché et du néo-fascisme.
Un nouvel axe émerge clairement, réunissant Trump, Poutine, Netanyahu, l’extrême droite en Europe et divers régimes autoritaires du monde entier. On a pu le voir en action lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU sur le projet de résolution [condamnant la guerre de la Russie]présenté par l’Ukraine et une cinquantaine de co-sponsors [à l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion à grande échelle de la Russie]. Parmi ceux qui ont voté contre figuraient la Russie, bien sûr, mais aussi les États-Unis,Israël, la Hongrie de [Viktor] Orban, les juntes militaires de la ceinture des coups d’État en Afrique occidentale, la Corée du Nord, etc. Même l’Argentine de Milei, qui se présentait auparavant comme ultra pro-ukrainienne, s’est abstenue ; Milei n’a pas pu se résoudre à critiquer papa Trump.
En ce qui concerne les États-Unis, la Russie et Israël, il y a un alignement clair des intérêts avec leur vision du monde.C’est une vision que Poutine a défendue pendant longtemps, et qu’il a présentée comme la « multipolarité ». Dans cette vision, la Russie, par exemple, est libre de faire ce qu’elle veut dans l’espace post-soviétique, tandis que les États-Unis sont libres de faire ce qu’ils veulent dans l’hémisphère occidental. Bien sûr, les États-Unis mènent des politiques impérialistes dans cette région depuis de nombreuses années. Mais ce que nous voyons maintenant – avec Trump émettant des revendications expansionnistes sur le Groenland, le Canada, le Panama, et faisant pression sur les États latino-américains, à commencer par le Mexique – c’est qu’ils ne cherchent même plus à cacher ce fait.
En ce sens, nous avons quelque chose de similaire à l’impérialisme d’il y a plus d’un siècle. Beaucoup à gauche campiste [qui voient le monde divisé en un camp pro-impérialisme américain et un camp anti-impérialisme américain] sont tombés dans le piège de penser qu’il serait intrinsèquement préférable d’avoir de nombreux centres de pouvoir à travers le monde ; que cela serait en quelque sorte automatiquement plus égalitaire, plus démocratique. En fait, le contraire s’est avéré être vrai : cette marque de « multipolarité » ne concernait pas la démocratisation du monde, mais sa partition en sphères d’influence, où une poignée degrandes puissances – et uniquement ces grandes puissances – ont une capacité d’action.
Dans ce scénario, il est vrai que la seule grande puissance que Trump considère comme une véritable concurrence est la Chine, ils veulent donc la Russie de leur côté. Mais l’alliance de Trump avec Poutine ne peut pas s’expliquer simplement par la géopolitique. Recourir à une pensée purement géopolitique, tout en abandonnant l’analyse de classe, est le talon d’Achille d’une grande partie de la gauche contemporaine. Trump et Poutine sont des modèles pour l’extrême droite mondiale. Ils partagent une vision d’un ordre conservateur qui cherche à démanteler l’héritage des Lumières, et ils veulent répliquer cette vision nationaliste, chauvine et exclusive à travers le monde. C’est ce qui explique cette alliance.
Et cette alliance a à voir avec la classe. Les sections les plus réactionnaires de la classe dirigeante en Occident saisissent l’occasion de démanteler les vestiges de l’État-providence et de revenir sur les concessions obtenues par le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux au cours du 20e siècle. Nous le voyons avec l’assaut mené aux États-Unis par Musk – le capitaliste le plus riche du monde – contre la sécurité sociale, l’éducation, la santé publique, contre tout. Ils veulent mettre en œuvre ce que certains appellent le techno-féodalisme, mais que j’appelle l’ultra-capitalisme sous stéroïdes. Là encore, Trump et Poutine ont une vision commune : le président milliardaire américain envie le système oligarchique russe, où les dirigeants politiques permettent aux ultra-riches de continuer à piller tant que les oligarques n’interfèrent pas dans les décisions politiques. Ce système oligarchique, basé sur un pouvoir suprême sans contrôle,e st quelque chose que Trump et l’extrême droite aimeraient répliquer en Occident.
Tout cela fait donc partie de leur vision partagée pour remodeler l’ordre mondial en un ordre où les nations plus petites et leurs propres peuples sont privés de toute capacité d’action. Ils veulent imposer des hiérarchies autoritaires hardcore dans chaque pays. Leur tentative délibérée d’humilier l’Ukraine était une manifestation claire de la façon dont cet axe de réaction extrême croit que le monde devrait fonctionner.
Où l’accord proposé par Trump laisse-t-il non seulement l’Ukraine mais aussi le Sud global ?
La première chose à dire concernant l’accord sur les terres rares est que nous ne savons toujours pas exactement ce qu’il contient. En fait, nous ne savons même pas s’il existe un accord finalisé. Deuxièmement, même s’ils procèdent à l’accord, il est actuellement basé sur des estimations d’explorations réalisées à l’époque soviétique. Il n’y a donc aucune garantie que l’Ukraine dispose de suffisamment de terres rares pour satisfaire le supposé accord de 500 milliards de dollars américains. Que se passe-t-il s’ils découvrent qu’il n’y a pas assez de minéraux ou que l’extraction sera trop coûteuse ? L’accord semble impliquer que l’Ukraine devrait compenser les États-Unis en cédant d’autres ressources et d’autres secteurs de son économie, notamment les infrastructures.
Clairement, cet accord vise à imposer un colonialisme économique. Il ne peut qu’ancrer le rôle de l’Ukraine en tant que pays dépendant et exploité, et établit un dangereux précédent pour le Sud global.
Qu’en est-il des pourparlers de paix proposés entre la Russie et les États-Unis ? Quelle est leur signification ?
Concernant les négociations entre Moscou et Washington pour partitionner l’Ukraine par-dessus la tête des Ukrainiens : si cet accord se concrétise, il devrait servir de leçon importante aux peuples du monde, en particulier dans le Sud global. La situation est très claire. L’Ukraine, entant que pays périphérique, a été maltraitée par l’impérialisme russe voisin.De plus, elle est maintenant vendue par l’impérialisme américain. Ces deux impérialismes s’entendent sur un accord louche aux dépens de l’Ukraine. Le scénario ne pourrait pas être plus clair. C’est comme si un scénariste marxiste très peu subtil avait écrit le script : vous avez une administration de milliardaires, co-dirigée par un président clownesque et la personne la plus riche du monde, agissant de manière éhontée et ouvertement impérialiste, et déclarant clairement qu’ils travaillent avec la Russie de Poutine.
Bien sûr, nous, à gauche, n’avions aucune illusion sur les États-Unis. Les Ukrainiens ont compris, tout comme les Kurdes en Syrie, qu’il faut utiliser toutes les opportunités pour obtenir le soutien nécessaire pour résister à un agresseur. Mais nous avons également critiqué notre classe dirigeante qui n’a pas compris qu’il ne s’agissait pas d’un dialogue d’égaux, et que les grandes puissances peuvent se retourner contre vous à tout moment si cela sert leurs intérêts. Cette nouvelle situation, cependant, ne laisse aucune excuse à ceux qui pensent que la Russie de Poutine représente une sorte de contrepoids à l’impérialisme occidental et américain. La façon de penser campiste croit que les impérialismes resteront en opposition permanente et que l’ennemi de mon ennemi est en quelque sorte mon ami. Il a été clairement démontré que cela ne fonctionne pas. Notre situation actuelle devrait également dissiper l’argument simpliste selon lequel tout cela n’était qu’une guerre par procuration. Si c’est le cas, pour le compte de qui l’Ukraine mène-t-elle maintenant une guerre par procuration ? Les États-Unis ne sont clairement pas du côté de l’Ukraine – ils convergent avec la Russie. Alors, l’Ukraine mène-t-elle une guerre par procuration pour le compte du Danemark ? De laLettonie ?
Malheureusement, nous sommes souvent ignorants de la situation à laquelle sont confrontés les peuples dans différentes parties du monde. C’est pourquoi notre journal, Commons, a lancé son projet «Dialogues des Périphéries», pour aider à rassembler des personnes d’Ukraine et d’Europe centrale et orientale, avec des peuples d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie pour partager des expériences, des histoires et des héritages de colonialisme, de néocolonialisme et d’impérialisme. Nos contextes sont différents, mais le schéma des grandes puissances conquérant, colonisant et subjuguant les nations plus petites est très similaire.
Que voudraient voir les Ukrainiens sortir de toute négociation ?
La première chose à dire est que, bien que la propagande russe soit loin d’être magistrale, elle a réussi à créer cette idée que lesUkrainiens sont les bellicistes et que la Russie est du côté de la paix, malgré le fait qu’elle a déclenché la plus grande invasion en Europe depuis AdolfHitler. Ils ont réussi à monopoliser des termes tels que« négociations », « pourparlers de paix », « accords de paix ». Mais si vous écoutez ce que disent les responsables russes – je fais référence ici à Poutine et à [le ministre des Affaires étrangères Sergueï] Lavrov et non aux plus fous qui agissent comme des chiens d’attaque pour le régime – ils ont clairement dit que la Russie non seulement ne rendra pas les terres qu’elle a occupées, mais a comme condition préalable aux pourparlers de paix que l’Ukraine cède encore plus de territoire.Cela inclut la cession des oblasts entiers de Kherson et de Zaporijia, ycompris la grande ville de Zaporijia, que la Russie n’a jamais réussi à occuper et où elle n’a donc pas pu organiser ses référendums bidon pour incorporer ces territoires dans sa constitution. Pourtant, ils disent que cela fait partie de la « nouvelle réalité géopolitique » qui doit être acceptée.
La vérité est que personne au monde ne veut la paix en Ukraine plus que les Ukrainiens. La plupart des gens sont naturellement fatigués de la guerre. Mais cela ne signifie pas qu’ils veulent capituler devant la Russie et simplement céder notre terre et notre peuple. Ils comprennent que si l’Ukraine est partitionnée, les millions de personnes qui se trouvent soit dans les territoires occupés, soit qui ont dû fuir n’auront nulle part où retourner. Ils savent qu’un résultat qui récompense énormément l’agresseur ne fera que renforcer le régime autoritaire de Poutine et signifiera encore plus de répression, en particulier dans les territoires occupés. Ainsi, lesUkrainiens ont deux choses à l’esprit lorsqu’ils pensent à un accord : le sort des personnes dans les territoires occupés et comment empêcher la Russie de recommencer la guerre.
Dans ce cadre, il existe des domaines possibles d’accords. Par exemple, le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu’il ne reconnaîtra pas les annexions illégales de la Russie, car cela créerait un dangereux précédent pour l’Ukraine et le monde. Mais il a dit qu’il pourrait être disposé à accepter un arrangement temporaire selon lequel, après un cessez-le-feu, l’Ukraine conserverait au moins une partie des territoires actuellement occupés et des négociations seraient menées concernant le sort du reste.
Une autre condition importante soulevée par le gouvernement ukrainien concerne les garanties de sécurité. Quelles garanties y aura-t-il pour s’assurer que la Russie n’utilise pas un cessez-le-feu simplement pour accumuler plus de ressources, de puissance humaine et d’obus, puis recommencer la guerre ? Trump dit que cela n’arrivera pas parce que, contrairement aux précédents présidents américains « faibles »,Poutine le respecte personnellement parce qu’il est « fort ». Mais laRussie n’a jamais cessé sa guerre hybride contre l’Ukraine pendant la première administration de Trump. Les paroles de Trump ne signifient rien. De plus en plus de personnes (bien qu’encore une minorité) comprennent qu’il n’y a aucune perspective d’adhésion à l’OTAN – laissons de côté ici toutes les implications de cela et tout ce que nous, en tant que gauchistes, savons qui neva pas avec l’OTAN. Mais une sorte de garanties de sécurité impliquant des acteurs importants est nécessaire pour garantir que la Russie n’envahisse pas à nouveau.
Une critique souvent soulevée est que des élections n’ont pas été tenues et que, par conséquent, Zelensky n’a ni légitimité ni mandat en termes de négociations possibles. Comment répondez-vous à cela ?
C’est drôle parce que vous avez un type qui a essayé de renverser une élection qu’il a perdue et un autre type qui est au pouvoir depuis 25 ans via des élections complètement bidon, qui tue ses opposants politiques, et ces deux types se rencontrent en Arabie saoudite, qui est dirigée par une monarchie absolue non élue, afin de critiquer l’Ukraine parce qu’elle n’a pas tenu d’élection en pleine guerre.
Le fait est que vous ne pouvez pas avoir d’élections correctes dans une guerre, car pour tenir des élections, vous devez garantir la sécurité des personnes. Et vous ne pouvez pas le faire si votre pays est constamment bombardé. Un autre problème est de savoir comment impliquer les millions de personnes qui ont été forcées de fuir et qui sont maintenant soit des personnes déplacées internes, soit des réfugiés vivant à l’extérieur du pays. Et comment vous assurez-vous que les soldats sur le front ou les personnes dans les régions occupées puissent voter librement. Tous ces problèmes rendent les aspects pratiques de la tenue d’une élection équitable assez difficiles. Et cela avant même que nous commencions à parler de la constitution ukrainienne, qui interdit la tenue d’élections en temps de guerre ou de loi martiale. Mais si la Russie est si désireuse que l’Ukraine organise une élection, alors la meilleure chose qu’elle puisse faire est d’arrêter de bombarder les villes ukrainiennes.
Quant à l’affirmation selon laquelle les autorités ukrainiennes sont illégitimes parce que le mandat de Zelensky a pris fin, la réponse est la même – mettez fin aux hostilités, puis le peuple ukrainien pourra voter pour qui il veut lors d’une élection. Mais je dirais ceci :malgré la forte baisse de sa popularité, les sondages d’opinion montrent que Zelensky a toujours plus de légitimité aux yeux du peuple ukrainien que certains autres organes gouvernementaux – et est certainement considéré par les Ukrainiens comme beaucoup plus légitime que Trump et Poutine. Et si nous comparons sa cote d’approbation à celle de tout autre homme politique enUkraine, Zelensky l’emporte haut la main. Son seul véritable concurrent semble être le général [Valerii] Zalouzhny, qui était le commandant militaire de l’Ukraine et, naturellement, n’est pas un ami de la Russie. Ainsi, l’implication que les gens aimeraient se débarrasser de Zelensky et élire un président qui est ami avec Trump et Poutine va à l’encontre de toutes les enquêtes publiques. En réalité, si l’Ukraine avait une élection maintenant, Zelensky gagnerait probablement plus facilement dans un processus électoral organisé à la hâte. En revanche, ces politiciens qui agissent en tant que mandataires de Trump, affirmant qu’ils pourraient négocier un meilleur accord que Zelensky, ont une popularité de 4% ou moins.
Quels nouveaux défis et opportunités la situation actuelle pose-t-elle pour la gauche ukrainienne ?
Tout cela est un énorme défi, non seulement pour la gauche ukrainienne mais pour tout le peuple ukrainien. Si notre avenir était flou auparavant, il est maintenant encore plus précaire. Mais en termes de gauche, la situation actuelle a clairement montré que l’empereur est nu – tous ces mythes glorifiant les capitalistes et les entrepreneurs sont démantelés sous les yeux des gens. La façon dont Trump et Musk parlent de l’Ukraine a aliéné quiconque avait des illusions sur ces faux idoles. Les seules personnes qui les acclament encore sont celles de l’extrême droite qui veulent que la réaction trumpienne triomphe dans le monde entier.
Ce moment doit être saisi pour montrer aux gens que le problème n’est pas seulement les individus mais le système capitaliste qui crée des personnes aussi méprisables. Nous devons expliquer comment le problème est le capitalisme, qui est basé sur la récompense des propriétaires de capital aux dépens de la société, et que si nous continuons sur cette voie, ce système détruira non seulement l’Ukraine mais le monde. C’est aussi une opportunité de proposer nos alternatives au capitalisme oligarchique néolibéral.
Cela nécessite de faire campagne efficacement autour de questions qui bénéficient à la classe ouvrière ukrainienne, qui a été contrainte de payer le prix le plus élevé pour cette guerre. Nous devons donner du pouvoir aux travailleurs et présenter des propositions pour remodeler l’économie ukrainienne. Pas seulement pour le bien-être des personnes, mais parce que c’est nécessaire en temps de guerre. Si nous voulons être en mesure de nous défendre correctement, nous avons besoin d’une économie de guerre qui fonctionne correctement, d’un système de santé, d’un département de science et de recherche, etc. – toutes ces choses sont interconnectées et vitales si nous voulons développer l’économie. Nous devons également nous assurer que les questions à orientation sociale sont prioritaires dans la phase de reconstruction, et non les intérêts du capital privé. Cela nécessite d’inverser les privatisations oligarchiques et de rendre les secteurs stratégiques de l’économie à la propriété publique.
Cela signifie également continuer à s’organiser avec d’autres à gauche – avec des camarades des différents milieux socialistes et anarchistes, des syndicalistes, des mouvements sociaux progressistes – pour soutenir ceux dont la vie a été déchirée par la guerre ainsi que ceux impliqués dans la résistance armée, que ce soit dans l’armée ou en fournissant des services essentiels. Nous devons nous appuyer sur ces liens et ces structures pour donner naissance à des sujets politiques qui peuvent ouvrir la voie à des changements révolutionnaires.
Bien sûr, ce n’est pas seulement un défi pour la gauche ukrainienne, mais pour la gauche partout. Nous faisons face à un moment de polarisation extrême dans lequel des forces extrêmement réactionnaires ont acquis un élan qu’on n’avait pas vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous avons l’invasion de l’Ukraine par Poutine et les plans de Trump pour Gaza quise renforcent mutuellement, et renforcent la réaction dans le monde entier.Trump et Poutine prévoient de transformer le monde en un enfer encore pire. Àmoins qu’ils ne se heurtent à une résistance véritable et coordonnée, les forces ultra-conservatrices et fascistes continueront à prendre le pouvoir pays après pays.
Nos ennemis de classe s’unissent au niveau mondial.Nous devons donc vraiment commencer à réfléchir à la façon dont nous, en tant que gauche, nous unissons internationalement. Y parvenir nécessitera, entre autres, un internationalisme cohérent. Cela signifie ne plus trouver d’excuses pour refuser la solidarité. Nous devons cesser d’essayer de déterminer quels peuples sont en quelque sorte plus dignes de soutien que d’autres, ou pas dignes de soutien du tout parce que, d’une manière ou d’une autre, ils sont opprimés par le mauvais oppresseur. Nous devons nous tenir aux côtés de tous les peuples opprimés à travers le monde.
Il y a de véritables progressistes qui considèrent la nouvelle situation concernant l’Ukraine comme positive (du moins par rapport à ce qui l’a précédée) parce qu’ils pensent qu’elle pourrait aider à mettre fin au massacre, ou par crainte que la guerre ne s’intensifie en une guerre nucléaire ou mondiale. Comment leur répondriez-vous ?
La vérité est que nous avons connu une énorme solidarité et un soutien de la part de camarades du monde entier. Mais nous avons également vu des progressistes non seulement refuser de prendre parti, mais même refuser de nous écouter. Nous comprenons les sources de cela. Dans de nombreux cas, cela provient d’un sentiment d’impuissance. Cela conduit finalement les gens à recourir à l’idée que peut-être si une autre force peut, d’une manière ou d’une autre, défier le système existant (ou du moins l’impérialisme majeur), cela pourrait en quelque sorte créer un espace pour des changements. Mais une telle pensée représente une rupture claire avec la politique de gauche. Finalement, cela a plus en commun avec la real politik cynique ou la vision « réaliste »de la politique. Cela représente un abandon de la politique de classe et remplace la lutte pour une alternative au capitalisme par le simple soutien à tout régime anti-occidental.
Vous pouvez voir comment ce type de pensée finitpar être très similaire à la mentalité conservatrice de droite. Les conservateurs ont blâmé la Révolution cubaine pour avoir amené le monde au borddu conflit nucléaire pendant la crise des missiles de Cuba. À l’époque, ils disaient « Cuba est si égoïste de vouloir des missiles soviétiques qui pourraient mettre en danger les États-Unis » et blâmaient les« Cubains fous » pour ne pas comprendre la gravité de la situation.Aujourd’hui, vous entendez les mêmes choses, que les Ukrainiens sont en quelque sorte « des bellicistes qui jouent avec la Troisième Guerre mondiale », mais maintenant vous l’entendez non seulement du président milliardaire d’extrême droite américain mais aussi de certains à gauche. Les personnes qui veulent vraiment la Troisième Guerre mondiale sont les agresseurs. C’est Poutine qui risque la Troisième Guerre mondiale et n’a aucun respect pour la vie humaine, pas même pour les vies russes. Pourtant, vous entendez toujours des gens à gauche blâmer les Ukrainiens et les accuser de vouloir se battre « jusqu’au dernier Ukrainien ».
En ce qui concerne la prévention des guerres, la réalité est qu'il n'existe aucun exemple historique où récompenser ou apaiser un agresseur a fonctionné. Mais il existe de nombreux exemples de la manière dont elle a ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale, comme lorsque la communauté internationale n'a pratiquement rien fait pour empêcher les fascistes de gagner la guerre civile espagnole. Même l'Union soviétique stalinienne, qui a fourni une aide à la République, a pris les réserves d'or de l'Espagne en échange, un peu comme Trump veut le faire avec les terres rares de l'Ukraine. De même, la Grande-Bretagne et la France ont simplement abandonné les républicains espagnols sous le couvert de la « non-intervention ». Ils ont également collaboré directement avec Hitler pour démanteler la Tchécoslovaquie, sans doute le pays le plus démocratique de la région, mais cela n'a pas non plus empêché la Seconde Guerre mondiale. Le pacte Molotov-Ribbentrop [entre l'Union soviétique et l'Allemagne] n'a pas non plus empêché l'Allemagne d'attaquer l'Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le schéma s'est répété maintes et maintes fois.
En fin de compte, le problème avec ces progressistes est qu'ils n'ont pas de véritable alternative à proposer. Ils avancent de beaux slogans pacifistes et, dans de nombreux cas, idéalistes, tels que « nous devons sortir des sentiers battus », « la guerre n'est jamais la solution » et « donnons une chance à la diplomatie ». Mais au final, les solutions auxquelles ils adhèrent sont les mêmes que la realpolitik prônée par les grandes puissances : laisser les impérialistes négocier la façon dont ils vont diviser les petits pays et le monde en sphères d'influence. Ceux qui épousent une telle logique doivent vraiment se mettre à notre place et considérer comment cela se présente de notre côté. Comment vous sentiriez-vous si vous étiez occupés, torturés, assassinés, mais que d'une certaine manière d'autres considéraient cela comme contribuant à remodeler l'ordre mondial pour le mieux ? La réalité est que notre situation actuelle ne fera que contribuer à remodeler le monde pour le pire.
Ceux qui s'accrochent à cette rhétorique se retrouveront de plus en plus alignés sur les forces de la réaction extrême qui font partie de la nouvelle internationale fasciste dirigée par les États-Unis et la Russie (et apparemment Israël). Parce qu'en fin de compte, si vous êtes d'accord avec leurs plans pour l'Ukraine, vous êtes d'accord avec leurs plans pour le peuple palestinien, parce que vous êtes d'accord avec le fait que les puissances impérialistes s'unissent pour décider unilatéralement du sort des petites nations.
Comment la gauche internationale peut-elle aider au mieux le peuple ukrainien, et la gauche ukrainienne en particulier, en ces temps troublés ?
La première chose que je dirais est que la gauche ne doit pas abandonner la lutte dans vos propres pays contre vos propres classes dirigeantes, contre vos propres forces réactionnaires qui s'associent à des forces similaires dans le monde. Pour aider le peuple ukrainien, la première chose à faire est de poursuivre vos propres luttes.
La deuxième chose à faire est de se positionner sur une plateforme internationaliste qui s'oppose à tous les agresseurs, à tous les oppresseurs, à tous les impérialistes. Aujourd'hui, cela signifie trouver des moyens d'aider le peuple ukrainien, plutôt que de soutenir les projets de dictateurs flagorneurs et d'ultra-capitalistes. L'Ukraine est un combat important pour la gauche. De beaux slogans, tels que « la souffrance doit prendre fin d'une manière ou d'une autre », « la guerre doit prendre fin d'une manière ou d'une autre », ne suffisent pas à mettre fin à la souffrance et à la guerre. Pour y parvenir, il faut une paix juste et durable. Mais ces prétendues négociations de « paix » entre Poutine et Trump ne visent qu'à récompenser l'agresseur et à encourager de nouvelles agressions.
Ainsi, contre la realpolitik que nous voyons aujourd'hui à gauche, nous avons besoin d'un internationalisme renouvelé pour affronter l'administration Trump, qui mène une attaque mondiale d'extrême droite contre ce qui reste des forces progressistes et des acquis sociaux dans le monde. Chaque fois que Trump fait une déclaration exigeant que des nations entières cessent d'exister et deviennent des États américains, ou menace d'annexer des parties d'autres pays, la communauté internationale ne réagit que très mollement. Ils ont peur. Mais nous, en tant que gauche, nous ne pouvons pas avoir peur, même face au pire cauchemar capitaliste. C'est maintenant ou jamais. Si nous n'agissons pas maintenant, il n'y aura peut-être pas de lendemain. Nous pourrions tous nous retrouver à vivre sous le joug de régimes extrêmement autoritaires et fascistes cherchant à remodeler le monde à leur convenance - un beau terrain de jeu pour les personnes les plus brutales et les plus riches du monde.
Denys Pilash, Interview par Federico Fuentes