Sébastien Gobert, journaliste français basé à Lviv, vient de publier un livre sur l’évolution politique de l’Ukraine depuis l’indépendance. Il a présenté son livre au cours d’une rencontre à la librairie Librebook organisée avec le groupe du 24 février (Bruxelles), le 21 février 2024. Nicolas Auzanneau nous en fait le compte rendu.
Pendant longtemps, l’Ukraine a eu mauvaise réputation. De tous les États indépendants issus de l’effondrement de l’Union soviétique, elle fut celui dont le nom était le plus immanquablement attaché aux mots de « corruption » et d’« oligarchie ». L’arrivée au pouvoir de Volodymyr Zelensky, la guerre du Donbass, puis l’annexion de la Crimée, et enfin l’agression à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, il y a deux ans, ont modifié radicalement l’image du pays dans le monde. L’Ukraine est devenue pour nous cette Nation martyre, dont le peuple combattant force l’admiration, et dont l’imagination sociale et démocratique déployée dans l’adversité intrigue les observateurs les plus avisés. On peut se référer notamment au livre d’Anna Colin Lebedev Jamais frères ? : Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Éditions du Seuil, 2022), auquel le livre L’Ukraine, la République et les oligarques semble en partie faire écho. Est-ce à dire que dans la lutte le pays se serait débarrassé de ses vieux démons ?
Quel fut donc ce régime qui, émergeant des cendres de l’URSS, a permis le développement parallèle d’un pouvoir politique constamment sous l’influence de groupes économiques qui font fi de toute distinction entre activités licites, frauduleuses, voire franchement criminelles, et d’une société civile vivante, engagée, exigeante ? Pourquoi les sociétés russes et ukrainiennes qui avaient en partage une expérience similaire de la gabegie soviétique et du dépeçage de son héritage économique ont-elles imperceptiblement développé deux systèmes aussi différents — une autocratie dictatoriale dans le cas de la Russie, une « république oligarchique » dans le cas Ukraine — concept qui structure le nouveau livre du journaliste français, spécialiste de l’Ukraine, Sébastien Gobert.
Aboutissement d’une dizaine d’années de travail de reporter en Ukraine, l’essai retrace l’histoire politique depuis 1991 sous l’angle privilégié des interactions du pouvoir avec les différents groupes d’affaires dominés par des oligarques. « Dans les multiples déclinaisons du phénomène oligarchique, la version postsoviétique s’inscrit dans un cadre spécifique. Le terme émerge au milieu des années 1990 (…). Il désigne alors une classe d’entrepreneurs capitalistes qui vient de naître dans le contexte unique du démantèlement de l’appareil productif soviétique, de la crise économique qui a suivi l’ouverture à la concurrence internationale et de la désorganisation quasi totale des structures étatiques, politiques et sociales. » Dès la présidence de Léonid Koutchma, ces nouveaux riches vont pénétrer la vie publique à tous les échelons. Alors qu’en Russie, dès le début des années 2000, Poutine instaure une verticale du pouvoir de type mafieux dont il est le seul maître, l’Ukraine va voir perdurer une situation de compétition entre des groupes rivaux, sans qu’aucun ne parvienne à asseoir de façon définitive sa domination sur les autres.
Le livre de Gobert n’est ni un tableau à charge ni un plaidoyer, mais un exercice lucide de description et d’explication d’un processus complexe de notre histoire récente. On y trouve aussi des portraits individuels, des récits de vie de personnages hauts en couleur dignes des films de Scorsese. Si l’origine de la fortune de ces oligarques est toujours trouble, leur désir de respectabilité, leur ambition mondaine ou sociale a conduit plusieurs d’entre eux à s’illustrer dans des actions philanthropiques diverses, voire en apportant une contribution matérielle à l’effort de Défense lorsque la patrie était en danger. Gobert considère que la guerre totale engagée par la Russie a profondément rebattu les cartes, fortifié l’appareil d’État et rehaussé le seuil d’exigence de la société civile, mais il constate que les oligarques demeurent des acteurs clés de la vie politique et que la corruption qu’ils drainent dans leur sillage est loin d’avoir disparu.
L’influence de Rinat Akhmetov, Dmytro Firtash, Konstantin Jevago, Viktor Pintchouk ou Ihor Kolomoïskiy survivra-t-elle à l’épreuve de la guerre, alors que les pertes liées aux destructions des infrastructures industrielles ont fragilisé les fortunes accumulées ? Que la vigilance des acteurs européens et internationaux est appelée à s’accroître du fait des aspirations de l’Ukraine à l’adhésion à l’Union européenne et à l’Alliance atlantique ?
Résistera-t-elle surtout la pression des citoyens ukrainiens dont la soif de justice et d’équité s’est trouvée exaspérée par l’effort de guerre ? Un livre indispensable pour tout ceux qui pensent que la lucidité et le langage de vérité sont probablement la marque la plus élevée de l’amitié.
Nicolas Auzanneau est traducteur.
Sébastien Gobert, spécialiste de l’Europe centrale et orientale, a été journaliste pendant plus de dix ans. Installé en Ukraine depuis 2011, il a été notamment correspondant pour Libération, RFI, Mediapart, Le Monde diplomatique… Il travaille aujourd’hui, à Lviv, pour l’ONG Team4UA. Sébastien Gobert a également publié « Ukraine. Héros malgré eux » et a réalisé avec le photographe Niels Ackermann le livre « Looking for Lenin ».
Comment parler aujourd’hui de l’Ukraine, alors qu’une partie de son territoire est ravagée par l’agression de la Russie? Comment explorer l’âme ukrainienne alors que l’existence même de ce pays est niée par ceux qui, à Moscou, rêvent de l’asservir? Ces deux questions sont au cœur de ce récit écrit dans la tourmente et le fracas des armes, avec la conviction que le destin de l’Europe se joue bien là-bas, du côté de Kiev, Lviv, Marioupol, Kharkiv et Odessa. Le résultat? L’incroyable volonté d’un peuple de vivre, de résister, tout simplement d’exister.
L’Ukraine est aujourd’hui portée par ses héros malgré eux. Ce berceau de la culture slave et de la religion orthodoxe est guidé, même en plein conflit, par une société civile d’une incroyable vitalité, forgée ces dernières années par le rapprochement avec l’Occident.
Ce petit livre n’est pas un guide. Il est un hommage aux richesses insoupçonnées de l’Ukraine. Parce qu’on ne peut comprendre la détermination d’un peuple en temps de guerre sans apprendre à le connaître en temps de paix. Parce que l’âme du peuple ukrainien est, aujourd’hui, l’essence même de son combat.
Établis en Ukraine depuis plusieurs années, le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert posent un regard curieux sur l’histoire de ce pays. Depuis la révolution de Maïdan, le gouvernement ukrainien cherche à marquer, vingt-cinq ans après l’indépendance du pays, une rupture nette avec le passé soviétique, notamment en promulguant des lois de « décommunisation ». Les deux reporters sont partis à la recherche des marques tangibles de la période soviétique, sous son aspect le plus répandu et apparemment banal : les statues de Lénine. Celles-ci ont aujourd’hui entièrement disparu du paysage ukrainien. La scène est bien connue, répétée des dizaines et des centaines de fois depuis 1990 : la statue est jetée à terre par un gros véhicule, les grands-mères crient ou pleurent, les hommes fument, certains filment la scène. Mais que fait-on de la statue après sa chute ? Dans leur enquête, Niels Ackermann et Sébastien Gobert découvrent des Lénine dans les endroits les plus improbables, jardins, décharges, couloirs de musées, salons de particuliers… Ils en ramènent plusieurs entretiens avec leurs gardiens ou propriétaires et de magnifiques images, loufoques ou décalées, parfois teintées de nostalgie. Certains Lénine sont reconstitués, d’autres customisés ou détournés – Dark Vador, cosaque ou homme-sandwich. Devenus objets du quotidien inoffensifs, on leur voue une forme de tendresse, ou une haine farouche : ils sont le signe d’un passé encombrant, dont il faut s’emparer pour inventer un avenir à l’Ukraine.