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Zelensky et Milei, un tango ambigu

par Jean-Paul Marthoz. Chroniqueur au « Soir », il est journaliste et essayiste. Il milite pour les droits humains, hier au sein de Human Rights Watch, aujourd’hui comme correspondant en Europe du Committee to Protect Journalists.

Le Soir 4/01/2024

La participation de Volodomyr Zelensky à l’intronisation du nouveau président argentin Javier Milei a consterné cette frange de libéraux et de progressistes latino-américains qui se battent à la fois pour la démocratie dans leur sous-continent et contre l’agression de la Russie en Ukraine.

Début décembre, l’annonce de la participation de Volodomyr Zelensky à l’intronisation du nouveau président argentin Javier Milei a consterné cette frange de libéraux et de progressistes latino-américains qui se battent à la fois pour la démocratie dans leur sous-continent et contre l’agression de la Russie en Ukraine. L’accolade, le 10 décembre à Buenos Aires, entre le président ukrainien et le libertarien d’ultra-droite est apparue comme une caution apportée au type même de régime que les démocraties occidentales prétendent combattre, chez elles et à l’extérieur de leurs frontières.

Le chef d’Etat ukrainien a justifié ce crochet par Buenos Aires, avant une visite cruciale à Washington, par le souci d’accroître l’appui à l’Ukraine dans un sous-continent qui, majoritairement, veut rester sur la touche dans le bras de fer entre l’Occident et la Russie. Vu de Kiev, Javier Milei a démontré dans « quel camp il était », en annonçant que l’Argentine ne rejoindrait pas le groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), comme l’avait souhaité son prédécesseur péroniste, et qu’il s’ancrerait fermement du côté des Etats-Unis et de l’Ukraine.

Mais de quel camp parle-t-on ? Pas celui de la démocratie éclairée en tout cas. L’agressivité du nouveau président, son illibéralisme, la relativisation des crimes commis par le terrorisme d’Etat sous la dictature militaire (1976-1983), la brutalité des politiques sociales qu’il n’a cessé d’annoncer lors de sa campagne en agitant sa tronçonneuse, font de lui un piètre allié de la justice et de la liberté. Sa proximité avec Donald Trump et avec l’actuelle coalition de droite et d’extrême droite en Israël, la présence à son investiture de Santiago Abascal du parti néo-franquiste espagnol Vox, du Premier ministre hongrois Viktor Orban et de l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro dessinent un profil politique autoritaire et national-populiste qui choque avec l’image raisonnable et modérée que les dirigeants occidentaux veulent attacher à l’Ukraine assiégée. L’opposition résolue de Javier Milei aux gouvernements autoritaires et pro-Russes à Cuba, au Nicaragua et au Venezuela ne change rien à cette réalité. Il ne suffit pas d’être anti-Poutine pour être démocrate, comme il ne suffisait pas, sous Franco ou Pinochet, d’être « anti-bolchevique » pour faire partie du « monde libre ».

Défendre des principes essentiels

Une partie de la presse latino-américaine a clairement exprimé son incompréhension, voire sa désapprobation. « Ce voyage en Argentine pour l’investiture de Xavier Milei, qui se fend des déclarations les plus ineptes qui soient, ne va pas améliorer l’image de Zelensky, alors que la guerre contre la Russie est entrée dans une phase critique, écrivait Visão, le deuxième hebdomadaire d’information du Brésil. Zelensky n’est pas au bon endroit. Le président ukrainien ne peut pas se permettre de commettre des erreurs politiques désastreuses telles que ce voyage autour du monde pour adouber Milei. »

Dans la noria des informations brutales qui nous viennent de Gaza ou de l’Ukraine, cet incident sera sans doute très vite oublié. Il démontre, cependant, l’importance de bien définir les raisons pour lesquelles les milieux progressistes et libéraux apportent un appui à l’Ukraine. La personnalité du président Zelensky n’en est pas l’élément le plus déterminant. Il s’agit, au-delà de tout attachement partisan ou personnel, de défendre des principes essentiels : le droit international et la souveraineté de l’Ukraine, mais aussi ces fameux « critères de Copenhague », la démocratie, l’Etat de droit et le respect des droits humains en particulier, qui conditionnent toute candidature à l’Union européenne.

Le syndrome du silence et de l’accommodement

Tout au long de l’histoire, l’exigence d’un soutien aveugle à une « grande cause » a régulièrement débouché sur des silences ou des accommodements inacceptables. Un syndrome qui a touché tous les courants politiques. Les plus anciens se souviendront sans aucun doute de la fameuse expression : « il ne faut pas désespérer Billancourt », lorsque, « au nom de la cause » censée juste et incontestable du communisme, il ne fallait rien dire des abus, des échecs et des corruptions en Union soviétique. En dépit des témoignages accablants d’écrivains et de journalistes progressistes, d’André Gide à Victor Serge, une partie embarrassante de la gauche française célébra le stalinisme, « horizon indépassable de l’humanité ».

A la même époque, à droite, au sein du « monde libre », qui incluait le Portugal de Salazar, la Turquie des généraux, l’Arabie saoudite des Ibn Séoud, la complaisance était également de mise. Il ne fallait pas « faire le jeu du communisme international » en dénonçant les alliances impies des démocraties occidentales avec des régimes répressifs ou obscurantistes ou les ingérences et interventions américaines du Vietnam au Chili. Le conflit du Moyen-Orient présente depuis longtemps les mêmes défis en enjoignant à chacun de choisir son camp, serait-ce contre ses propres principes les plus essentiels, avec un bandeau sur un œil.

Lors de la guerre d’Algérie, les progressistes européens négligèrent le poids de l’islam au sein du Front de libération nationale (FLN). Lors de l’insurrection contre la dictature de Somoza au Nicaragua à la fin des années 1970, ils minimisèrent l’emprise d’un marxisme-léninisme sommaire sur les commandants du Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Il ne fallait pas compromettre la victoire d’une cause jugée supérieure à ces « contingences ». Des décennies plus tard, le solde de ces obfuscations n’est toujours pas réglé.

« A une époque de supercherie universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire », écrivait George Orwell. « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » C’est à cette condition que les sociétés préservent leur clarté morale et qu’elles peuvent espérer se prémunir contre les grandes désillusions et les grandes catastrophes.

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