Russie-Ukraine : « Donner un sens à la guerre »
Fabien Escalona
Source : Mediapart, 19 novembre 2023
Dans son dernier livre, l’historien Serhii Plokhy décrit les chemins contradictoires pris par la Russie et l’Ukraine tout au long des années 1990 et 2000, et remet en perspective le conflit qui bouleverse l’Europe et les relations internationales depuis bientôt deux ans.
Un événement révélateur d’un nouvel ordre mondial en gestation et l’épreuve ultime d’une longue construction nationale. Voilà comment Serhii Plokhy analyse l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes le 24 février 2022. Cet historien ukraino-américain, enseignant à Harvard (États-Unis) et spécialiste des nations slaves et de la guerre froide, a relevé le défi d’une histoire « à chaud » d’un conflit contemporain, encore soumis à de fortes incertitudes concernant son issue.
L’universitaire ne cache pas les ressorts intimes de cette tentative de « donner un sens à la guerre ». Dans la préface de son dernier ouvrage, traduit en français chez Gallimard, il confie le choc ressenti au matin du 24 février alors qu’il était en déplacement à Vienne, au cœur d’une Mitteleuropa qui fut le théâtre de la longue « guerre civile européenne » de 1914 à 1945. « Une invasion totale avait commencé, écrit-il, avec des villes attaquées par des missiles russes, de Kyiv à Dnipro en passant par ma cité natale, Zaporijjia. C’était surréel. »
Son cap analytique, suivi tout au long du livre, consiste à réinscrire la guerre en cours dans une approche de longue durée. Il affirme d’ailleurs avoir « repoussé la tentation » de faire de ce fameux 24 février un « début ». A minima, ce jour marque plutôt, selon lui, l’entrée dans une nouvelle phase d’un conflit commencé huit ans auparavant, « le 27 février 2014, quand des forces armées russes se sont emparées du bâtiment abritant le Parlement de la Crimée ».
Pour expliquer ce conflit lui-même, l’historien remonte jusqu’à la désintégration, en 1991, du bloc soviétique. L’Ukraine en fut « un acteur politique clé » souligne-t-il, dans la mesure où le choix populaire de l’indépendance par la deuxième plus grande unité politique de l’URSS a fermé la voie à toute autre solution préservant la domination russe.
Dans le même temps, le fait que les Russes d’Ukraine n’aient rien eu à craindre du nouvel État, au point de voter majoritairement pour son indépendance, a contribué à ce que cette désintégration se fasse de manière pacifique.
La « verticale de la peur » défiée
Très vite cependant, les choses se sont gâtées. D’une manière qui rappelle la démarche de l’historienne Anna Colin Lebedev, dans son ouvrage Jamais frères ? (Seuil, 2022), Serhii Plokhy décrit les chemins contradictoires empruntés par la Russie et l’Ukraine tout au long des années 1990 et 2000, en politique intérieure comme extérieure. D’un côté, une évolution autocratique et la tentation de dominer à nouveau un vaste espace post-soviétique ; de l’autre, une évolution démocratique et l’attraction des structures occidentales d’échanges et de sécurité.
Ayant utilisé la force contre le Parlement russe et la République sécessionniste de Tchétchénie, Boris Eltsine a en effet limité le pluralisme politique et bâti un système de collusion avec un petit groupe d’oligarques. En parallèle, les thèses « eurasistes », posant le monde russe comme intrinsèquement différent de l’Occident, se sont propagées au fur et à mesure que les vexations se sont succédé, comme l’intervention en 1999 de l’Otan en Serbie et son élargissement, la même année, à trois pays d’Europe centrale.
Vladimir Poutine s’est emparé de ces thèses d’autant plus opportunément que les « révolutions de couleur », en Géorgie et en Ukraine en particulier, ont représenté un défi à sa « verticale de la peur ». Car du côté de Kyiv, le déclin économique et la corruption n’ont pas empêché la vie politique de rester compétitive. « La diversité régionale et culturelle du pays, héritée de sa longue histoire de domination par des empires et des États étrangers, écrit Plokhy, a énormément contribué au pluralisme politique de la société ukrainienne. »
Des soldats ukrainiens se mettent à l’abri des bombardements sur la ligne de front dans le Donbass, le 25 mai 2022. © Photo Diego Herrera Carcedo / Agence Anadolu via AFP
Il y eut bien une tentative d’augmenter les pouvoirs présidentiels, mais celle-ci a justement échoué lors de la « révolution orange » de 2004. Entre-temps, sur le front géostratégique, l’Ukraine avait accepté son désarmement nucléaire. Elle l’avait fait sous pression internationale et en échange d’un mémorandum et d’un traité, signés par la Russie, garantissant son intégrité territoriale. Il s’agissait néanmoins de garanties de papier, ce que les invasions ultérieures ont confirmé, et ce qui explique que les autorités du pays aient tenté d’intégrer l’Otan.
À cet égard, le sommet de Bucarest de l’Alliance atlantique, en 2008, a laissé l’Ukraine dans la pire des situations. Aucun plan d’action pour l’adhésion ne lui a été proposé – justement pour ne pas froisser la Russie –, sans que la perspective qu’elle devienne membre ne soit écartée sur le principe. Son désir d’émancipation n’était pas désavoué mais aucune protection n’accompagnait la promesse incertaine de l’assouvir un jour.
« L’Ukraine, résume l’historien, était un soldat isolé sur un terrain à découvert, poursuivi par des forces hostiles, courant s’abriter dans une forteresse sécurisée, dont il devait trouver les portes closes en raison de désaccords parmi ses défenseurs. » Poutine comptait certes sur le président Ianoukovitch, élu en 2010, pour arrimer le pays à la zone d’influence russe qu’il souhaitait recréer sur les plans économique, politique et militaire. Mais le soulèvement de l’Euromaïdan, en 2014, a fait dérailler ce scénario et incité le dirigeant russe à profiter de la confusion pour intervenir.
L’idée de Poutine d’une Union eurasiatique était plombée, de même que celle d’une union slave entre Russie et Ukraine, mais il lui restait la piste d’une annexion, dans une « plus grande Russie », de territoires majoritairement peuplés de Russes ethniques. C’est ce qui fut réalisé en Crimée et tenté à l’est du pays, dans le Donbass. Plokhy n’hésite pas à dresser une analogie avec l’Anschluss de 1938, lorsque Hitler s’empara de l’Autriche : « Dans les deux cas, il y avait l’espoir que l’agresseur n’irait pas plus loin. Cela se révéla être de la pensée magique de la pire espèce. »
« Nouvelle Ukraine » et « nouvelle guerre froide »
Au lieu de diviser le pays, affirme l’auteur, l’offensive poutinienne a contribué à l’unifier dans la défense de sa souveraineté. C’était déjà la conclusion de son précédent livre, magistral, dans lequel il proposait une histoire du pays depuis l’Antiquité et les récits de Hérodote sur les peuples scythes. Déconstruisant les mythes et les discours simplificateurs sur l’Ukraine, Plokhy n’en montrait pas moins l’épaisseur d’une culture et d’une identité nationales construites au fil des siècles.
© Éditions Gallimard
« L’agression russe, expliquait-il avant l’invasion de 2022, a tenté de diviser les Ukrainiens selon des lignes de faille linguistiques, régionales et ethniques. [Mais] la majeure partie de la société ukrainienne s’est soudée autour de l’idée d’une nation multilingue et multiculturelle, unie sur le plan administratif et politique. Cette idée […] repose sur une tradition de coexistence […] par-delà les siècles. »
Dans son nouveau livre, le diagnostic est confirmé. Au lieu d’avoir interrompu l’homogénéisation déjà à l’œuvre, « l’invasion russe en général et l’assaut sur Kyiv en particulier ont renforcé l’identité et l’unité du peuple ukrainien, le dotant d’une nouvelle raison d’être, de nouveaux récits, et de nouveaux héros et martyrs », affirme Plokhy.
À ce titre, la chronique de l’entrée en guerre et des opérations jusqu’à la contre-offensive ukrainienne de l’été et l’automne 2022 a certes pour intérêt de dégager les faits les plus marquants du flot permanent d’informations, mais surtout celui d’asseoir la thèse d’une guerre de libération nationale, provoquée par un ancien empire peinant à se redéfinir comme État-nation.
« En payant un énorme prix […], écrit l’historien, l’Ukraine est en train d’achever l’ère d’une domination russe sur une bonne partie de l’Europe de l’Est et de défier la prétention de Moscou à la primauté dans le reste de l’espace post-soviétique. » Un phénomène accompagné de deux autres, qui redessinent les rapports de force à l’échelle mondiale : l’engagement du bloc euro-atlantique derrière l’Ukraine, même s’il présente des fragilités, et la dépendance accrue du régime de Poutine envers des partenaires du Sud global, qui ont de quoi monnayer cher leur soutien ou leur neutralité.
À la fin de La guerre russo-ukrainienne, Serhii Plokhy envisage ainsi le conflit comme le signe le plus fort jamais enregistré d’un retour à la rivalité des grandes puissances. Et il prend position dans les débats qui agitent les spécialistes de relations internationales à propos de la définition du nouvel ordre mondial qui émerge. Selon lui, la « tendance générale » pointe vers « un monde bipolaire », et cela que l’Ukraine soit victorieuse ou non.
« La guerre, justifie-t-il, a enterré les espoirs de la Russie de devenir un nouveau centre global du monde multipolaire envisagé par les politiciens et les diplomates russes depuis les années 1990. » La voilà obligée de se tourner vers l’Est pour y obtenir des revenus et biens cruciaux pour son fonctionnement, ce qui profite à la Chine. Par rapport à l’ancienne guerre froide, la hiérarchie entre les deux pays a été inversée.
Si une alliance sino-russe devait durablement faire face à un bloc occidental élargi à l’Europe centrale et nordique, c’est le parti-État de Xi Jinping qui serait clairement le conducteur du tandem en raison de sa supériorité économique comme militaire. Dans ce nouveau cadre, écrit Plokhy, « l’Ukraine émerge sur la carte comme l’Allemagne d’une nouvelle guerre froide, ses territoires divisés non seulement entre deux pays, mais entre deux sphères globales et blocs économiques ». Une bipolarité qui ne serait donc « plus centrée sur Washington et Moscou, mais sur Washington et Pékin ».