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Interview de Mikkel Ørsted Sauzet par Laurent Vogel, 3 juillet 2024.

Dans une nouvelle graphique, Mikkel Ørsted Sauzet reprend les échanges qu’il a eus entre février et avril 2023 avec Leshiy, militant anarchiste russe qui combattait alors  sur le front près de Bakhmout. Soudain, le silence. Un message envoyé le 19 avril reste sans réponse. Fin avril, Mike, l’ami qui l’avait mis en contact avec Leshiy, lui apprend qu’il est mort, avec d’autres combattants internationalistes, sur le front de Bakhmout. Il lui apprend aussi que Leshiy était un des nombreux pseudonymes de Dimitri Petrov, un militant anarchiste russe qui s’est battu aux côtés du peuple ukrainien dès les premiers jours de l’agression massive par l’armée russe. De cette conversation interrompue brutalement, Mikkel a tiré la matière d’une nouvelle graphique.

 

LV : Comment as-tu réagi le 24 février 2022 en apprenant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe ?

MØS : Je n’avais aucune idée précise de ce qui se passait en Ukraine depuis Maïdan. J’étais à l’affût d’information. Je crois qu’on avait tendance à oublier que la « nuit était tombée en Russie ». Un ami de longue date, Mike connaît bien la situation en Europe de l’Est. Il vit au Danemark mais a fait ses études et a vécu en Lituanie et en Slovaquie. De vieux amis à lui l’avaient contacté dès le début de l’invasion massive. Il m’a annoncé qu’il partait se battre en Ukraine dans un bataillon anti-autoritaire qui s’était formé avec des combattants tant Ukrainiens qu’étrangers. Le bataillon est resté à proximité de Kyiv. Cela avait tout son sens au début de la guerre puisque le premier objectif des troupes russes était de s’emparer de la capitale. A partir de la fin mars, les Russes ont dû évacuer cette partie de l’Ukraine. Le bataillon devait cependant rester près de Kyiv alors que les combats essentiels se déroulaient plus à l’est et au sud.  Mike a fini par rentrer au Danemark après trois mois environ. Il avait apprécié les qualités de Leshiy. C’est donc Mike qui m’a fait connaître différents aspects de la résistance populaire ukrainienne et l’existence du bataillon anti-autoritaire. J’ai pensé que je pourrais contribuer à la solidarité de mon côté en tant qu’auteur de roman graphique.

LV : Que s’est-il passé ensuite avec le bataillon anti-autoritaire ?

MØS : Les combattants ne voulaient pas rester sans rien faire à proximité de Kyiv. A part une mission qui les a menés à Chernobyl pour sécuriser la zone, l’état-major central ne répondait pas à leurs demandes de rejoindre le front. Peut-être que l’état-major n’avait pas confiance ? Peut-être que c’était simplement le reflet d’une certaine désorganisation ? Pendant un certain temps, les militants envisageaient de regrouper différentes unités de gauche en seul bataillon. Ensuite, ils ont décidé de rejoindre des unités existantes de l’armée ukrainienne. Une partie du bataillon s’est ainsi retrouvé sur le front de l’est. C’est là, qu’ils ont pris part à la resistance autour de Bakhmout. Cette ville ouvrière de 70.000 habitants avant l’agression massive a été au centre de combats importants depuis l’été 2022. Bombardée systématiquement par les Russes, la ville a été presque totalement détruite. En 2023, les Russes ont concentré énormément de troupes pour prendre Bakhmout. Il y avait notamment les mercenaires du groupe Wagner, des milliers de prisonniers russes recrutés comme chair à canon.

LV : C’est donc depuis le front de Bakhmout que ta conversation s’est engagée avec Leshiy ?

MØS : C’est Mike qui m’a proposé de prendre contact avec Leshiy. Je ne savais pratiquement rien de lui au début si ce n’est qu’il parlait bien anglais et qu’il avait une riche expérience politique. Leshiy a accepté de répondre à mes questions tout en restant très discret sur sa propre vie et sur les activités de son détachement. Il est entré dans ma vie à Bruxelles par la magie des messageries sur les réseaux sociaux. Parfois, il fallait attendre sa réponse pendant quelques semaines. Ces « pauses » étaient dues aux activités militaires ou à des impératifs de sécurité.  Son dernier message date du dimanche 9 avril. Il m’avait expliqué : « je suis pris par des exercices épuisants et des tentatives désespérées pour former nos structures ». Il envisageait de former une petite unité avec une affiliation politique claire. Dix jours plus tard, je lui écris sur mon projet de roman graphique et je lui demande de prendre quelques photos pour disposer d’une documentation en images tout en veillant à ce que les photos ne présentent aucun risque du point de vue de la sécurité. Ce message est resté sans réponse. Ce n’est qu’à la fin du mois que Mike m’a communiqué la mort de Leshiy aux côtés de deux autres combattants internationalistes : un Américain nommé Cooper Andrews et un Irlandais nommé Finbar Cafferkey. J’apprenais en même que Leshiy s’appelait Dmitry Petrov. J’étais envahi de tristesse.

LV : Cette tristesse s’est transformée en une nouvelle graphique ?

MØS : C’est ce que je pouvais faire de mieux. Restituer les échanges avec Leshiy. Ce travail graphique peut contribuer à des échanges politiques, à combattre les préjugés d’une partie de la gauche qui passe à côté de ce que représente l’impérialisme russe. Je pouvais être un mégaphone des propos de Leshiy.

LV : Je t’ai connu grâce à “Fétiche”, un splendide roman graphique que tu as consacré à la révolution des esclaves à Haïti-Saint-Domingue. Tu as ensuite travaillé sur d’autres sujets. Maintenant, c’est cette conversation avec Leshiy.  Il y a-t-il eu un gros travail d’édition sur le texte ?

MØS : Le texte reprend de manière presque intégrale nos échanges. Quelques détails ont été omis, quelques répétitions ont été éliminées mais, en gros, j’ai repris cela tel quel. Le travail graphique t’est sans doute familier. Il est ici plus intime. L’image est à Bruxelles, chez moi. Je n’ai jamais vu Leshyi. Il y a un court extrait avec sa voix que j’ai intégré dans mon travail. J’essaie de faire passer cette émotion singulière d’un échange sur des réseaux sociaux qui a beaucoup compté pour moi.

Extraits de la nouvelle graphique de Mikkel Ørsted Sauzet

La nouvelle graphique « Conversation concernant l’Ukraine » est disponible en cinq langues sur le blog de Mikkel : français, anglais, danois, ukrainien et russe.

Leshiy (à droite)

Une dernière lettre

La dernière lettre de Leshyi a été écrite comme un message final qu’on ne devait lire qu’après sa mort. Leshyi y résume le sens de sa vie :

Mes chèr-es ami-es, camarades et famille, je présente mes excuses à toutes les personnes qui ont été blessées par mon départ. J’apprécie profondément votre chaleur. Cependant, je suis intimement convaincu que la lutte pour la justice, contre l’oppression et l’injustice est l’une des significations les plus nobles qu’un homme puisse donner à sa vie. Et cette lutte exige des sacrifices, jusqu’à l’abnégation totale.

Pour moi, le meilleur souvenir est celui d’une personne qui continue à travailler activement, en surmontant les ambitions personnelles et les conflits inutiles et nuisibles. Si vous poursuivez la lutte active pour parvenir à une société libre fondée sur l’égalité et la solidarité. Pour vous, pour moi et pour tous nos camarades. Les risques, les difficultés et les sacrifices sont nos compagnons de route permanents. Mais soyez assuré-es qu’ils ne sont pas vains.

 

A lire également:

A la mémoire de Dmitry Petrov“, Lundimatin, 22 mai 2023.

Différents textes de et sur Leshiy ont été publiés en anglais, russe et ukrainien sur le site “In memory of Dmitry Petrov”.

 

Leshiy (Dmitry Petrov) est mort le 19 avril 2023 à proximité de Bakhmout aux côtés de deux autres combattants internationalistes: Cooper Andrews, militant venu des Etats-Unis (à gauche) et Finbar Cafferkey, originaire d’Irlande (au centre).  Dans un article du quotidien “Le Monde” du 16 juillet 2023, Jean-Pierre Filiu précise qu’un ” quatrième internationaliste, qui reste anonyme, est mort à la suite de cette attaque russe”.

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