"Sur les traces des bourreaux". Un documentaire exceptionnel disponible en streaming sur Arte

Illustration: Katya Gritseva, montage réalisé pour un article sur les viols comme arme de guerre des occupants russes en Ukraine

“Ukraine. Sur les traces des bourreaux”, documentaire de Ksenia Bolchakova et Manon Loizeau (Fr., 2023, 95 min).  Disponible en streaming jusqu’au 9 septembre 2024 sur Arte.tv.

Meurtres, tortures, viols, déportations d’enfants et d’adultes… : cette enquête instruit pas à pas, témoignages et preuves écrites à l’appui, les crimes de guerre commis et planifiés par Vladimir Poutine et son régime.

Lorsque les forces russes se retirent du nord de l’Ukraine et de la région de Kiev, un peu plus d’un mois après l’agression du 24 février 2022, le monde découvre avec effroi l’ampleur des massacres et exactions perpétrés notamment contre la population civile. Charniers, tortures, viols, quartiers d’habitations anéantis par l’artillerie et les bombes… : le sombre tableau d’une guerre au cœur de l’Europe. Alors que les combats font toujours rage, les premières enquêtes démarrent pour recueillir les preuves de ces crimes et tenter d’en identifier les auteurs. Dans les territoires libérés par l’armée ukrainienne, la police, les ONG internationales, mais aussi de simples civils se mobilisent pour collecter et sauvegarder tout ce que les occupants ont laissé derrière eux. À Boutcha, mais aussi à Izioum et dans la région de Kharkiv, ces zones du sud-est du pays occupées de longs mois par les forces russes, Ksenia Bolchakova et Manon Loizeau recueillent témoignages et indices pour faire apparaître une part du schéma général qui a donné lieu à ces innombrables violations du droit international. Elles s’entretiennent avec des victimes de torture et de détention arbitraire, mais aussi de déportations d’adultes et d’enfants, organisées par le régime russe.

Terreur et propagande
À Boutcha, les réalisatrices ont d’abord rencontré Alexandre Konovalov, dont le jeune frère a été tué à bout portant, dans la rue, par les soldats russes. Au péril de sa propre vie, il a récupéré de nombreux documents appartenant à des occupants, tués dans leurs chars, parvenant à remonter jusqu’aux unités de l’armée présentes dans sa ville. Dans le téléphone portable de l’un des occupants, il a découvert les cartes militaires de l’invasion et dans ses affaires, une balise GPS. Analysée par l’équipe du film, celle-ci prouve la préméditation de ce que Vladimir Poutine appelle “opération militaire spéciale”. Pas à pas, Ksenia Bolchakova et Manon Loizeau remontent ainsi la chaîne de commandement, montrant que tout l’appareil d’État s’est mis au service d’une guerre criminelle, avec la volonté d’anéantir la nation et l’identité ukrainiennes par la terreur et la propagande. Leur enquête les mène aussi de l’autre côté de la frontière, en Russie, où elles ont pu interviewer un général mis à la retraite pour s’être publiquement opposé à l’invasion. Un jeune déserteur russe et un mercenaire de Wagner recruté en prison témoignent également devant leur caméra. Le documentaire démontre ainsi avec éclat la responsabilité d’un président russe tout-puissant, qui vient de se présenter à sa propre réélection pour un cinquième mandat.

Réalisation

  • Ksenia Bolchakova

  • Manon Loizeau

2024

Recension du documentaire par Alain Constant, journaliste du Monde, 6 février 2024

« Ukraine. Sur les traces des bourreaux », sur Arte.tv : une enquête sur le terrain implacable
Ksenia Bolchakova et Manon Loizeau ont collecté sur le terrain les preuves des crimes de guerre commis par les Russes : exécutions sommaires, tortures, enlèvements de civils, déportations d’enfants…

Bientôt deux ans depuis l’invasion d’une partie du territoire ukrainien par l’armée russe. Deux ans d’horreurs et de souffrances qui s’inscrivent dans un vaste projet mûrement réfléchi par Vladimir Poutine depuis une dizaine d’années et l’annexion de la Crimée en 2014.

Un projet qui vise non seulement à « dénazifier » le pays comme l’affirme une propagande qui ne recule devant rien, mais aussi à anéantir une culture, une langue. Quitte à déporter des enfants, afin que de jeunes Ukrainiens deviennent de bons petits Russes. Car, derrière la guerre et les combats atroces, il existe aussi un vaste projet d’assimilation forcée à la culture russe.

Expérimentées et autrices de nombreux documentaires remarquables en Russie, en Ukraine ou en Tchétchénie, Ksenia Bolchakova et Manon Loizeau ont, dès mai 2022, décidé d’aller sur le terrain collecter les preuves des crimes de guerre commis : exécutions sommaires, actes de tortures, enlèvements de civils, déportations d’enfants. Durant des mois, prenant le temps de tisser un rapport de confiance sur la durée avec des témoins de premier plan, les deux journalistes ont mené l’enquête au cœur de zones devenues tristement célèbres : Boutcha, Izioum, Kherson pour ne citer qu’elles.

Témoignage glaçant

Parmi les témoins ayant accepté de parler face caméra, Bolchakova et Loizeau ont réussi à recueillir la parole d’un ex-soldat recruté par le Groupe Wagner dans une prison russe. Et le récit d’Azamat, qui se cache désormais en Russie, fait froid dans le dos lorsqu’il évoque le « nettoyage » survenu à Bakhmout : « On a tiré sur 250 ou 300 personnes ce jour-là. » Aucun survivant.

Autre témoignage glaçant : celui de Victoria, jeune prof de maths à Izioum, enlevée puis torturée et emprisonnée durant six mois en Russie avant d’être relâchée à la suite d’un échange de prisonniers. Sans oublier celui de Nikita, soldat russe qui, après deux mois au front, témoin d’horreurs, a déserté et s’est réfugié en Espagne.

Au fil des rencontres et du retour sur des lieux ayant servi à emprisonner et à torturer (comme ces écoles et ces commissariats à Izioum), les preuves s’accumulent et démontrent que ces crimes de guerre ont été planifiés de longue date. Une préparation facilitée par la présence d’agents infiltrés dans de nombreuses villes et de « collabos », surtout dans l’est du pays.

Les preuves ? Ces listes nominatives et détaillées de personnes à arrêter datant de janvier 2022 et portant la signature du FSB, le service fédéral de sécurité de la fédération de Russie. Ou la présence sur le terrain de « spécialistes » de méthodes de tortures appartenant à des sociétés privées, venus spécialement de Russie pour faire parler et briser les témoins. Citons encore ces milliers de manuels scolaires prêts à l’emploi pour faire entrer dans la tête des petits Ukrainiens les bons principes de l’éducation à la russe. Rigoureuse de bout en bout, cette longue enquête sur le terrain se révèle implacable. Et nécessaire.

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