À la manière des images en caméra infrarouge de la première guerre du Golfe, les combats filmés d’en haut par des drones sont devenus symboliques de la guerre en Ukraine. Pour l’observation et la détection, le guidage, les frappes stratégiques, le combat tactique et même la lutte antidrone, l’emploi de ces aéronefs, esquifs ou véhicules sans équipage, téléguidés ou programmés, est devenu quotidien et massif dans les deux camps.
Les drones existaient avant la guerre en Ukraine. Aérien, terrestre ou naval, le drone est un engin qui n’est pas piloté par une personne embarquée mais téléguidé, ou éventuellement programmé. L’un plus célèbres a été le Goliath, un petit engin chenillé allemand utilisé durant la Seconde Guerre mondiale, développé par la Wehrmacht sur la base d’un prototype saisi en 1940 dans un bureau d’études français.
Mais l’invasion lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022 a radicalement changé l’usage des drones militaires. Prévisible, le recours à ces engins s’est au départ conformé aux attentes et aux pratiques antérieures. Toutefois, au fur et à mesure que la guerre s’est prolongée, les deux camps se sont adaptés, en faisant un usage à la fois plus massif et différent des drones. On peut distinguer trois phases successives, qui se retrouvent notamment dans le type d’engins employés.
Lorsque les colonnes mécanisées russes s’élancent vers Kyiv, l’Ukraine dispose d’une petite flotte de drones turcs Bayraktar TB2 qu’elle a déjà utilisés depuis 2021 sur le front du Donetsk. Ces engins armés sont lancés contre les longues files de véhicules qui s’entassent sur les routes descendant du Bélarus vers la capitale ukrainienne.
Les images de frappes de véhicules arrêtés ou coincés sur des voies entourées de forêts se multiplient, comme cette opération en mars 2022 contre une colonne de miliciens tchétchènes de Kadyrov.
Partout, les Ukrainiens utilisent des drones vidéo pour repérer les avancées ennemies et guider leurs tirs d’artillerie. Ces actions profitent des règles initiales russes qui restreignent les tirs antiaériens (pour éviter d’abattre par méprise leurs propres aéronefs) ainsi que de la désorganisation générale qui a suivi l’échec russe initial.
De leur côté, les Russes n’utilisent que marginalement leur flotte de drones militaires, pourtant bien plus puissante que celle de Kyiv. Les frappes stratégiques sont plutôt le fait de missiles, et la désorganisation tactique qui frappe l’armée russe dès le début de mars semble avoir eu un impact important sur sa capacité à organiser l’action des drones.
Le drone turc est alors la « star » de la guerre, et les commandes affluent du monde entier, confirmant un statut acquis lors du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Une fois repliée de Kyiv et du nord-est, fin mars 2022, l’armée russe profite du raccourcissement du front et de la concentration de ses moyens pour reprendre l’ascendant en matière de guerre des drones.
D’abord, la flotte ukrainienne des Bayraktar est rapidement réduite, grâce à l’association des moyens de guerre électroniques (brouillage et interception) et de la défense antiaérienne, qui voit ses restrictions d’emploi progressivement levées.
Bayraktar_TB2-Runway
C’est l’époque où les grands drones militaires, dits de classe III (l’Otan les classe en trois groupes : classe I pour les drones de moins de 150 kilos, classe II pour ceux de 150 à 600 kilos, et classe III pour les plus grands, de plus de 600 kilos), comme les Bayraktar mais aussi les Orion, côté russe, se font plus discrets.
Le front devient fixe, avec un tracé cohérent, ce qui permet le développement des petits drones tactiques pour surveiller (et filmer à des fins de propagande) les opérations.
Les Russes déploient en grand nombre leurs drones de surveillance (type Orlan-10 ou Zala) et emploient, pour attaquer des objectifs, des drones suicides plus petits, les Kub.
L’Ukraine lance le 1er juillet 2022 une campagne baptisée « Armée des drones », afin de financer l’achat et la transformation à des fins militaires de milliers de drones commerciaux produits partout dans le monde. De multiples modèles sont concernés : Puma-LE, Penguin C-MIL Mk 2, et surtout des drones chinois DJI (Mavic 2, Mavic 3, M300, Matrice 30T, Phantom 4 Pro, Mini 2/3 Pro…). La campagne est médiatisée avec le soutien de l’acteur américain Mark Hamill.
Luke Skywalker : je suis un “bon soldat” de Zelensky. Le rôle le plus important de l’acteur Mark Hamill n’est pas Star Wars mais d’aider l’Ukraine.
Dans les deux camps, on a massivement recours à la guerre électronique pour brouiller les ondes qui permettent de diriger ces drones civils modifiés pour un usage militaire. Des brouilleurs portables ressemblant à des armes de mauvais film de science-fiction apparaissent sur le front.
Les drones jouent alors un rôle de soutien aux opérations : repérage de l’ennemi et guidage des tirs d’artillerie (c’est l’époque où arrivent en petites quantités les matériels occidentaux d’artillerie de grande précision : canons Caesar, lance-roquettes Himars…). Et, évidemment, les images tournées par les drones servent de support à la propagande des deux camps.
En ce qui concerne les actions de guerre menées par des engins sans pilote, les deux camps tâtonnent et améliorent leurs méthodes et leurs matériels. On commence à voir de petits aéronefs lâcher au juger des grenades dans les trappes ouvertes des blindés.
Les Russes emploient de plus en plus de drones suicides (Lancet-3 et Kub) pour tenter de détruire les canons et Himars ukrainiens. Après plusieurs semaines de chasse (et de fausses annonces russes), un premier canon Caesar est ainsi endommagé par un Lancet en novembre 2022.
Enfin, le 29 octobre 2022, l’Ukraine lance une attaque complexe, mêlant des drones aériens et navals, contre la base de Sébastopol, qui touche trois navires, dont la frégate Admiral Makarov, navire amiral de la flotte russe de la mer Noire.
À partir de l’automne 2022, la pénurie de projectiles, qu’il s’agisse de missiles ou d’obus, oblige les deux belligérants à se tourner vers les drones, qui passent d’un rôle de soutien aux opérations à celui de vecteurs directs des attaques.
Ce sont d’abord les Russes qui lancent une grande offensive stratégique de frappes contre les villes et les infrastructures énergétiques ukrainiennes. Et comme leur stock de missiles s’est réduit, ils ont recours à des vagues quotidiennes de drones suicides à long rayon d’action d’origine iranienne, les Shaheed 131/136, lancés de nuit pour frapper les villes au petit matin.
Dans le même temps, au niveau tactique, le commandement russe a levé l’interdiction (largement non respectée) d’achat de drones commerciaux par les soldats eux-mêmes pour contrebalancer sur le front l’armée des drones ukrainienne.
Les Ukrainiens, soumis à la chute des livraisons de munitions, commencent à employer en masse leurs drones pour tenter de ralentir les assauts de Wagner dans le secteur de Bakhmout, tout l’hiver puis au printemps 2023.
Au cours de l’été suivant, les Russes utilisent également leurs drones pour saturer le champ de bataille dans les secteurs où Kyiv est à l’offensive. Les Ukrainiens faisant la chasse à l’artillerie russe, les hommes de Poutine compensent ainsi l’affaiblissement de leur appui feu.
À partir d’octobre 2023, c’est à nouveau au tour des Ukrainiens de tenter de compenser grâce aux drones la pénurie aussi soudaine qu’importante de projectiles. Dans tous les secteurs où l’armée russe est à l’offensive, les engins volants sont en permanence dans les airs, pour repérer et attaquer les groupes d’assaut, harceler les soldats isolés ou achever les blessés abandonnés sur le terrain, à condition bien sûr que la météo le permette.
Enfin, le spectre des missions confiées aux drones s’élargit avec les premiers combats aériens entre deux drones (par éperonnage en octobre 2022 dans l’oblast de Donetsk). Les drones aériens et terrestres livrent des munitions aux postes avancés, posent des mines sous le feu ou même derrière une avancée ennemie.
Des drones sont employés à la récupération d’autres drones endommagés et posés en terrain ennemi. Les drones navals continuent d’être utilisés avec succès par les Ukrainiens contre la flotte russe. Et on assiste également à un premier combat filmé entre drones terrestres en décembre 2023.
Comment les drones continuent-ils d’être utilisés au quotidien sur le front ? Les engins sont évidemment employés lors de la défense de positions : pour le repérage des groupes d’attaques, de leurs axes de progression, mais aussi pour l’attaque des véhicules lors de l’approche des premières lignes. Ils permettent d’ajuster les tirs de l’artillerie ou de missiles antichars Javelin.
L’un des signes de l’importance des drones dans les opérations défensives réside dans le fait que les véhicules sont maintenant couverts de protections et de dispositifs de brouillage, comme ce char T-72 capturé en avril.
Les deux camps essaient aussi d’employer les drones en situation d’offensive : pour le guidage de la progression, mais aussi pour la soutenir avec des attaques ciblées contre les positions ou les pièces d’artillerie ennemies repérées. On pense notamment aux drones Lancet-3M (côté russe) et Switchblade (côté ukrainien) capables de frappes de précision. Mais cet emploi offensif en est encore au stade du tâtonnement.
Désormais, chaque unité, quelle que soit l’arme (artillerie, infanterie, blindés…), dispose de ses opérateurs de drones, formés dans des écoles qui fleurissent dans tout le pays et équipés d’engins acquis dans le commerce (par les soldats, leurs familles ou par des souscriptions publiques) et souvent modifiés directement dans les unités, notamment grâce à des pièces imprimées en 3D. Il suffit parfois d’un fil de fer pour fixer sur un petit DJI Mavis une roquette qui suffira à endommager un véhicule, détruire un abri de fortune ou achever un soldat ennemi.
Du point de vue stratégique, les drones permettent également de frapper l’ennemi dans la profondeur, et notamment ses infrastructures. La Russie emploie ainsi de manière quotidienne toute une gamme de drones pour le repérage et la destruction d’objectifs loin en arrière du front : de l’Orlan 30 (rayon d’action de 290 kilomètres) aux modèles iraniens Shaheed-131 (800 kilomètres) et Shaheed-136 (1 000 à 1 800 kilomètres).
L’Ukraine n’est pas en reste, puisqu’elle dispose d’une flotte de drones plus disparates et produits en petites séries localement, comme le modèle à long rayon d’action Bober qui s’est fait connaître par des attaques contre les aérodromes en Russie et même à Moscou. De même, les aéronefs ukrainiens frappent les raffineries et infrastructures loin à l’intérieur de la Russie. Comme au niveau tactique, cet emploi est moins un choix délibéré que la conséquence de l’interdiction d’utiliser les missiles occidentaux pour frapper le sol russe (interdiction qui pourrait être levée par Washington).
Ce sont surtout les raids de drones navals de Kyiv qui ont retenu l’attention du monde. Ils ont complètement changé la situation stratégique en mer Noire, en coulant ou endommageant plusieurs navires russes importants et en forçant les survivants à se réfugier dans des bases plus éloignées. La flotte de la mer Noire neutralisée, le trafic maritime vital pour les exportations de blé ukrainien a pu reprendre.
Cette densité d’aéronefs, désormais omniprésents sur le front et dans toutes les opérations, observant tout en permanence, rend la vie difficile pour les combattants.
L’impact négatif des drones sur la mobilité des unités sur le front est largement documenté. Ils empêchent tout déploiement d’importance et toute percée : c’est « presque impossible à l’ère des drones bon marché et mortellement précis », témoigne un soldat auprès du Guardian. Les drones traquent les hommes comme les machines, plantent des champs de mines et s’engouffrent dans les tranchées. « Tout est détruit par des drones et de l’artillerie. »
Les attaques, les contre-attaques mais aussi les relèves, le ravitaillement des postes avancés, le redéploiement d’une position à une autre dès que l’on est repéré… deviennent des actions extrêmement dangereuses et potentiellement mortelles. Au départ, les mouvements de nuit ont été privilégiés, mais les drones équipés d’optiques de vision nocturne les rendent désormais très compliqués. La défense ukrainienne les espère même « cauchemardesques » pour les Russes.
Les témoignages abondent sur le stress supplémentaire et épuisant causé par un danger omniprésent et impossible à parer : « Ici, les drones tirent à vue, donc c’est très facile de mourir », dit à France Info un Français qui combat avec les Ukrainiens. L’un d’eux le souligne auprès de TF1 : « Les Russes voient tout avec leurs drones. C’est une question de chance. Soit ils te touchent, soit ils te manquent. »
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