Ukraine : ce que les personnes handicapées disent de leur vie et comment elles voient l’avenir
Par Alexander Kitral
Spylne-Commons, 19 juillet 2024
Traduction en français par Patrick Le Tréhondat
Source: Entre les lignes Entre les mots
Illustration: Katya Gritseva.
L’aide aux personnes souffrant de handicaps et de blessures congénitales ou acquises revêt une grande importance dans le contexte ukrainien. D’une part, il s’agit d’un indicateur de la mesure dans laquelle l’État est prêt à investir dans le soutien aux citoyens vulnérables, dont le nombre augmente en raison de la guerre. D’autre part, il s’agit d’un indicateur de la capacité de l’État à se tourner vers l’avenir et à prendre conscience de la nécessité de créer des emplois pour poursuivre la reprise économique. Après tout, de nombreuses personnes handicapées sont motivées pour travailler, souvent parce qu’elles n’ont pas une vie agréable. Cependant, elles ne parviennent pas à trouver un emploi en raison de l’absence de conditions adéquates. Dans cet article, nous vous présenterons les défis auxquels les personnes handicapées sont confrontées aujourd’hui, la manière dont elles évaluent l’aide gouvernementale et les moyens qu’elles considèrent comme des solutions aux problèmes existants.
Au bord de la survie
Aujourd’hui, l’Ukraine compte plus de 3 millions de personnes handicapées. En même temps, la plupart d’entre elles sont mal prises en charge. La pension minimale pour une personne atteinte d’un handicap du groupe I est actuellement de 2 760 UAH [62 euros] par mois. En plus de cette allocation, les personnes appartenant à ce groupe ont droit à des droits prioritaires et particuliers pour leur logement, à des indemnités de voyage, à des réductions sur les médicaments pendant leurs traitements ou à la possibilité d’en bénéficier gratuitement sous certaines conditions. Toutefois, ces aides ne couvrent pas les besoins minimaux des personnes.
Olena Skrypnyk, une femme célibataire de 72 ans originaire de Kyiv, atteinte d’un cancer de stade 4 et d’un handicap de groupe II, bien qu’elle ait droit à des analgésiques gratuits, doit parfois les acheter à ses propres frais car l’établissement médical ne dispose pas toujours de médicaments gratuits. La dernière fois, elle a payé 750 UAH [16,76 euros] pour des analgésiques, alors que sa pension s’élève à 3 600 UAH [80 euros]. Oksana Mishina, une habitante de Kharkiv âgée de 65 ans et souffrant d’un handicap de groupe I, a déclaré qu’elle et son mari retraité recevaient une pension de 5 000 UAH [112 euros] par mois. « Dans le même temps, un seul type de pilule coûte 800 UAH [18 euros] par mois », a-t-elle déclaré. Le couple est soutenu financièrement par ses enfants, qui se trouvent également dans une situation difficile en raison de leurs problèmes professionnels.
Yulia Stohniy, 75 ans, directrice du centre caritatif Vynohradar de la capitale pour les enfants et les jeunes ayant des besoins spéciaux souligne également les problèmes liés aux soins médicaux. Cette femme a deux fils, dont le plus jeune, Dmytro, 37 ans, est atteint du syndrome de Down. Selon la retraitée, Dmytro doit subir régulièrement un examen médical complet, pour lequel il doit souvent payer, car toutes les procédures ne sont pas gratuites ou les installations médicales municipales ne disposent pas de l’équipement approprié. Cependant, la retraitée considère que le manque d’assistance sociale qualifiée est son plus grand souci. Yulia Stohniy et ses fils vivent dans un petit appartement d’une pièce. À la suite d’une crise cardiaque et d’un accident vasculaire cérébral, elle est trop faible et en mauvaise santé pour continuer à s’occuper de Dmytro. Le frère aîné de Dmytro, Viktor, âgé de 40 ans, qui a le statut d’aidant, s’occupe donc depuis longtemps de lui. Cependant, cette situation perturbe la femme.
« Je ne voudrais pas que mon fils aîné devienne aidant. En fait, il a donné sa vie pour s’occuper de son frère, qu’il aime beaucoup. Et j’aimerais tellement qu’il ait sa propre famille le plus tôt possible » explique la retraitée. Elle ajoute que si elle disposait d’un deuxième appartement, elle n’hésiterait pas à le donner en échange de la prise en charge à vie de son fils cadet.
Yulia Stohniy est convaincue que des mini-dortoirs offrant des conditions de vie décentes et une assistance éducative devraient être créés pour les personnes souffrant de handicaps intellectuels. Il fut un temps où elle et ses parents, qui partageaient ses idées, ont créé un tel centre à Kyiv de leur propre initiative, après quoi le bâtiment a été repris par l’administration de la ville. Aujourd’hui, l’institution municipale s’appelle le Complexe de réadaptation de type mixte pour les personnes souffrant de déficiences intellectuelles. Ce complexe accueille temporairement des personnes âgées de 18 ans et plus, qui sont non seulement soutenues par le personnel, mais aussi aidées dans leur éducation. Cependant, selon Yulia Stohniy, il n’est pas facile d’entrer dans ce centre pour enfants en raison du grand nombre de candidats. Elle estime que de telles institutions devraient être créées dans chaque quartier de Kyiv. Cela faciliterait non seulement la vie des mères, mais leur donnerait également la possibilité de travailler et de contribuer ainsi à la société.
Pas de possibilité de gagner de l’argent
Un soutien social adéquat de la part de l’État est sans aucun doute un aspect important de l’aide apportée aux personnes handicapées. La création d’emplois n’en est pas moins importante. D’une part, cela permettra à une personne handicapée de se sentir comme un membre à part entière de la société, et d’autre part, cela lui donnera la possibilité de subvenir à ses besoins et d’aider ses proches. Viktor Zhgutov, habitant de Kremenets, dans l’oblast de Ternopil, a été blessé à l’âge de 18 ans et a été confiné dans un fauteuil roulant pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, il fait partie du sous-groupe A, qui regroupe les personnes dont le degré de perte est exceptionnellement élevé et qui ont besoin d’une aide extérieure. Malgré cela, le jeune homme a obtenu un diplôme de psychologie à l’université et s’est marié. La pension de Viktor ne s’élève qu’à 2 361 UAH [52,75 euros], soit le montant versé par l’État à une personne atteinte d’un handicap du groupe I depuis l’enfance. La femme de Viktor a dû aller travailler en Pologne voisine pour subvenir aux besoins de la famille, et lui a dû se contenter d’emplois temporaires en télétravail.
« Ma tête fonctionne, je peux travailler avec mes mains et je sais utiliser un ordinateur. Pourquoi ne puis-je pas travailler huit heures par jour comme tout le monde, gagner ma vie et être utile à la société ? C’est ce que tout le monde veut faire. Je garderais n’importe quel emploi si j’étais payé régulièrement et si je pouvais compter sur un pack social complet. Je suis prêt à travailler pour le salaire minimum, car même avec le salaire minimum, je n’aurais pas besoin de l’aide de l’État tous les mois. Et je ne suis pas le seul à être dans ce cas » nous a déclaré M. Zhgutov.
Il voit l’un des problèmes dans la législation qui impose des restrictions au choix de l’emploi pour les personnes handicapées en fonction de leur groupe. En même temps, le jeune homme ne comprend pas pourquoi l’État n’aborde pas cette question de manière plus systématique. En effet, il existe un certain nombre de professions où les personnes en fauteuil roulant peuvent travailler, et l’État pourrait faciliter leur emploi. Par exemple, le travail dans les centres d’appel, devant un ordinateur, etc. Il cite l’exemple de son ami polonais, qui se déplace en fauteuil roulant et travaille au ministère de l’éducation.
Il convient de noter que la législation ukrainienne contient des dispositions qui devraient encourager les employeurs à embaucher des personnes handicapées. Pour les entreprises et les entrepreneurs individuels, il existe des quotas obligatoires pour l’emploi de personnes handicapées à hauteur de 4% de l’ensemble des employés par an pour les entreprises employant plus de 25 personnes. En outre, un programme de compensation pour la création d’un emploi pour une personne handicapée des groupes I et II a été lancé – soit pour 15 et 0 salaires minimums, respectivement. Cependant, il n’est pas facile de recevoir une compensation : l’employeur doit d’abord dépenser les salaires, puis demander à l’agence pour l’emploi de lui verser la compensation. Toutefois, compte tenu des problèmes liés aux fonds budgétaires, il existe des risques raisonnables quant au retour des fonds dépensés. Quant aux quotas d’emploi, cette approche ne fonctionne pas toujours. À l’entreprise de formation et de production de Vinnytsia de la Société ukrainienne des aveugles (USB), on nous dit que de nombreux employeurs préféraient payer une amende plutôt que d’embaucher une personne handicapée.
Viktor Zhgutov raconte qu’il a envoyé de nombreux CV, dans lesquels il indiquait honnêtement son groupe de handicap, mais qu’il a été rejeté partout.
«Il est possible que des personnes handicapées des groupes II et III soient embauchées, mais mon groupe est rejeté partout. Dans plusieurs entreprises, on m’a dit directement que mon groupe était la raison du refus» a-t-il indiqué. Le jeune homme regrette de ne pas avoir appris l’anglais à l’époque, sinon il serait parti à l’étranger depuis longtemps, uniquement parce qu’il est plus facile d’y trouver un emploi.
« Il m’est impossible de me nourrir avec les 2 300 UAH [51 euros] que je reçois. De son côté, l’État lui-même dépense de l’argent pour des personnes comme moi sans rien obtenir en retour, car il ne permet pas aux personnes handicapées de gagner leur vie par elles-mêmes. Après tout, nous pourrions travailler là où il y a une pénurie de main-d’œuvre, surtout après la guerre » conclut M. Zhgutov.
La question de l’emploi des vétérans se pose également avec acuité. Selon le ministère de la politique sociale, en moins de deux ans de guerre totale, plus de 300 000 personnes, dont la plupart sont des militaires, ont été handicapées. Contrairement à d’autres groupes de personnes handicapées, les anciens combattants reçoivent des paiements nettement plus élevés – 650% du minimum vital pour les personnes souffrant du premier groupe de handicap, soit 13 600 UAH [303 euros] par mois (groupe II – 10 900 UAH [243 euros] groupe III – 7 500 UAH [167 euros]. En outre, les anciens combattants conservent leur emploi. Cependant, dans la pratique, les vétérans sont confrontés aux mêmes problèmes d’emploi que les autres citoyens handicapés.
Petro Buriak, soldat de la 24e brigade mécanisée, travaillait comme camionneur avant la guerre et a voyagé dans 62 pays. Au cours d’une mission de combat, la voiture que Petro conduisait a heurté une mine antichar et il a perdu ses deux jambes. Après des mois de rééducation, Petro a appris à se déplacer avec des prothèses et même à conduire une voiture, mais il n’a pas été engagé comme camionneur.
« Je savais parfaitement que personne ne m’engagerait pour conduire un camion et que je devrais donc chercher un autre emploi. Pour ne pas sombrer dans la dépression, j’ai décidé d’aider mes camarades de combat. J’ai créé la fondation Invincible Warriors. Depuis, je livre tout ce dont les soldats ont besoin dans un minibus que je conduis moi-même », explique Petro.
Cependant, tous les vétérans ne sont pas aussi actifs et déterminés que Petro Buriak. Beaucoup d’entre eux, dit-il, deviennent dépressifs et commencent à abuser de l’alcool. Petro estime donc que l’État doit montrer qu’il se préoccupe des vétérans, ce qui peut se faire par le biais de l’aide à l’emploi.
Comment l’État aborde-t-il donc la question de l’emploi des personnes handicapées, qui est extrêmement importante ? L’exemple de l’Organisation panukrainienne des personnes handicapées (UTOS) en est un bon exemple. Fondée en 1933, cette association regroupe près de 30 000 membres qui bénéficient d’une aide à la socialisation et à l’emploi, car l’UTOS possède plusieurs dizaines d’entreprises dotées de l’infrastructure nécessaire pour permettre par exemple aux aveugles de travailler. Les entreprises produisent et vendent principalement des biens de consommation assemblés à la main, ce qui leur permet de fonctionner de manière autonome. Toutefois, ces dernières années, le travail est devenu plus difficile en raison de la diminution des commandes, de l’augmentation du coût des matières premières et de la difficulté à trouver de nouveaux clients. Viktor Romaniuk, directeur de l’organisation de la ville de Kyiv de l’Association ukrainienne des aveugles, lui-même aveugle, estime que les commandes du gouvernement seraient d’une grande aide pour l’entreprise. Cela leur permettrait de fournir à la population des produits nationaux de qualité et de payer des salaires décents aux personnes handicapées, qui constituent la grande majorité des personnes employées par UTOS.
« Si l’État nous aide, nous pourrons le remercier encore plus. Après tout, les aveugles peuvent et veulent participer au redressement du pays. Nous sommes nombreux à posséder des ordinateurs et des smartphones. Nous ne sommes pas que des consommateurs et nous sommes prêts à coopérer avec l’État » remarque Viktor Romaniuk.
Cependant, il n’y a pas eu de coopération étroite entre l’UST et l’État jusqu’à présent. De plus, l’année dernière, le Cabinet des ministres a décidé de cesser de financer l’UST. En conséquence, un réseau spécialisé de bibliothèques pour aveugles, de centres culturels, de clubs, de groupes d’amateurs et de clubs sportifs a été privé du soutien de l’État, et de nombreuses personnes ont perdu l’accès aux services de santé et de réadaptation. Ce réseau permet cependant aux citoyens aveugles non seulement de développer leurs compétences, mais aussi de s’adapter – ils ont pu communiquer avec les autres et ne pas rester seuls avec leurs difficultés. Une autre initiative négative a été la préparation de la deuxième lecture du projet de loi n°5344-D qui, selon l’UST, exempterait un grand nombre d’employeurs du secteur privé de l’obligation d’employer des personnes handicapées et annulerait le soutien financier et les avantages fiscaux accordés aux entreprises existantes et aux associations publiques de personnes handicapées, qui emploient actuellement des milliers de personnes handicapées.
Ainsi, d’une part, le gouvernement déclare publiquement qu’il apporte un soutien global aux personnes handicapées, mais d’autre part, soit il fournit une aide insuffisante, soit il supprime complètement certains programmes de soutien. En ce qui concerne l’emploi des personnes handicapées, en dehors des programmes individuels, il n’existe pas d’approche systématique. L’une des raisons de cet état de fait, outre la volonté évidente d’économiser des fonds budgétaires en réduisant les dépenses sociales, peut être le manque de compréhension des besoins des personnes handicapées par les administrateurs publics. Par exemple, le directeur de l’UIP de Vinnytsia de l’UST, Kostiantyn Ilnytskyi, qui vit avec une perte totale de la vue depuis 20 ans, est convaincu qu’il devrait y avoir plus de personnes handicapées dans la verticale du pouvoir. Il estime que ce sont les seuls qui comprennent les besoins des personnes handicapées à partir de leur propre expérience peuvent mettre en place les programmes de soutien nécessaires.
« L’État doit montrer par l’exemple qu’il défend les droits des personnes handicapées, et il est donc nécessaire d’accroître la présence de cette catégorie de citoyens parmi les fonctionnaires et les agents de l’État. Il est également nécessaire d’obliger les partis à tous les niveaux à avoir un quota de personnes handicapées qui pourraient entrer dans les autorités régionales et locales pour promouvoir le soutien aux personnes comme elles » est convaincu Konstantin Ilnytsky.
Aujourd’hui, en Ukraine, il existe un écart important entre les besoins des personnes handicapées et l’assistance fournie par l’État. En conséquence, cette catégorie de citoyens n’est pas en mesure de mener une vie décente et est obligée de compter sur le soutien de ses proches. Dans le même temps, de nombreuses personnes handicapées ont le désir et la capacité de travailler. Il s’agit de créer des conditions de travail qui répondent à leurs capacités physiques. Cela permettra non seulement aux personnes handicapées de se sentir comme des membres à part entière de la société, mais constituera également un soutien important pour le pays afin de surmonter les difficultés de la reprise, le principal facteur dans ce contexte étant les ressources humaines.