Quand il n’évolue pas sur scène, Stanislav Skrinnik, le danseur vedette du Ballet d’Odessa, grande ville du sud de l’Ukraine, se rend dans un atelier secret de confection pour le matériel de guerre

Source : Emmanuel Grynszpan, Le Monde, 13 avril 2024

 

Le Théâtre d’opéra et de ballet d’Odessa a connu des jours meilleurs. Les spectacles phares du répertoire russe ont disparu de l’affiche, au grand regret du public odessite qui en était friand. Depuis deux ans, la Russie se distingue dans un autre répertoire nocturne et aérien, souvent exécuté précisément au-dessus du magnifique théâtre de style baroque du XIXe siècle, situé à 500 mètres à peine du port stratégique ukrainien sur la mer Noire. Un « son et lumière » meurtrier quasi quotidien, fait de sifflements stridents et d’explosions, auxquels répond le crépitement rageur des canons antiaériens dont les projectiles strient les ténèbres.

Stanislav Skrinnik, 39 ans, est probablement la seule personne à jouer quotidiennement les deux répertoires. Danseur vedette du Ballet d’Odessa, il troque le matin ses chaussons pour des godillots. Puis il se rend dans une fabrique secrète d’armes dans les environs de la ville, enfile des gants et se met au travail. Ses yeux bleus mélancoliques, sa volumineuse chevelure noire soigneusement coiffée en arrière et son large front un peu fuyant disparaissent sous un masque de protection. Il empoigne un pistolet à peinture et s’applique à recouvrir de teinte kaki le châssis d’un canon mitrailleur antiaérien. « Mes amis danseurs ne comprennent pas comment je peux faire un tel travail. Mais cela me plaît », confie celui que tout l’atelier appelle simplement « Stas ».

Le célèbre Opéra Ballet d'Odessa

Ses huit collègues, des soudeurs, électriciens, fraiseurs et mécaniciens, l’ont depuis longtemps intégré. Pourtant, il suffit qu’il fasse trois pas pour qu’un monde les sépare. Sur la dalle de béton de l’atelier comme sur les planches du théâtre, Stanislav Skrinnik ne perd pas son maintien de danseur professionnel. Il déambule la tête haute entre les machines huileuses avec une souplesse aérienne, déplaçant avec grâce son corps athlétique, comme évoluant dans un décor incongru selon les consignes d’un chorégraphe postmoderne.

Odessa est sa patrie

Son second travail n’a cependant rien de spectaculaire et Stanislav Skrinnik ne cherche nullement à enjoliver son parcours peu banal. Détenteur d’un passeport russe, Stas considère que sa patrie est Odessa, où il est né et a grandi. C’est son talent pour la danse classique qui l’a conduit à Moscou et russifié. « J’ai demandé un passeport russe parce que c’était le seul moyen pour moi d’avoir accès gratuitement à l’Académie [de danse] du Bolchoï. Ma famille n’avait pas les moyens. »

Stas décroche le concours de la prestigieuse école russe à l’âge de 13 ans, suit les six années du cursus puis démarre sa carrière au beau milieu de la Sibérie, au Théâtre d’opéra et de ballet de Novossibirsk. En 2013, il renoue enfin avec son pays lorsque l’illustre Théâtre national académique d’Odessa l’engage. Le danseur vit depuis onze ans en Ukraine avec un permis de séjour. Sa mère réside toujours à Moscou et il « ne parle jamais de politique » avec elle.

« Aujourd’hui, je dois aider mon pays comme je peux. La culture n’est plus une priorité, explique-t-il d’une voix un peu lasse. Le plus important est de gagner cette guerre le plus vite possible. Toutes les autres questions sont secondaires. » Alors il peint des équipements militaires ou découpe du bois qui sert de modèle pour des pièces en plastique ou en métal. A 39 ans, un danseur doit, de toute façon, songer à sa reconversion, surtout s’il a, comme Stas, eu son lot de blessures professionnelles, avec cinq opérations aux deux ménisques et au talon d’Achille droit. En outre, il est père de deux jeunes enfants, dont le cadet, 5 ans, vit en France, réfugié avec sa mère depuis l’invasion russe.

 

C’est justement à la suite d’une opération suivie d’un arrêt de travail de six mois que, deux ans avant l’agression russe à grande échelle, Stas pousse la porte de l’atelier en 2020, sur le conseil de son ex-épouse, dont l’ami d’enfance, Dmitro Salagor, 35 ans, est l’un des deux fondateurs. A l’époque, ce dernier possède, avec son partenaire et ami Dmitro Bogachenko, 38 ans, une entreprise de menuiserie spécialisée dans les meubles pour enfants et la réalisation de décors pour les théâtres d’Odessa. Les trois hommes s’entendent tout de suite. Chacun possède une fibre artistique. Ténor de tessiture, Dmitro Bogachenko a tenu plusieurs rôles de soliste dans des comédies musicales, tandis que Dmitro Salagor a été DJ plusieurs années en Russie.

« Réagir vite »

L’invasion russe met un brutal coup d’arrêt à l’entreprise. Le travail du bois n’est plus d’actualité et la majeure partie des employés s’engagent dans l’armée. Après deux semaines d’hésitations, les deux Dmitro décident de rouvrir l’atelier et de réorienter leur production vers des équipements dont les militaires ukrainiens manquent cruellement.

Stanislas Skrinnik est au rendez-vous. Il se met à assembler des gilets pare-balles, au rythme de trois cents par jour. « Notre armée n’était pas du tout prête, il y avait une demande folle pour des choses basiques comme les gilets pare-balles ou des poignées pour les fusils d’assaut », se souvient Dmitro Salagor. « Le ministère de la défense était dépassé. Il fallait réagir vite. L’armée russe était à deux heures de route d’Odessa », poursuit l’autre Dmitro, assis dans son bureau, une mezzanine surplombant l’atelier.

 

Les deux associés doivent s’équiper en machines-outils pour découper le métal : des fraiseuses soviétiques hors d’âge à des machines laser à commande numérique d’occasion, qui engloutissent leurs économies. Pour maintenir la bonne humeur, une énorme enceinte diffuse de la techno dans l’atelier.



Avec l’arrivée de l’aide militaire occidentale et le redémarrage de l’industrie de défense ukrainienne, l’atelier, surnommé « l’usine », se spécialise dans la production de solutions innovantes. Leur invention phare porte le nom anglais de Sky Shut (« ciel fermé ») et consiste en une remorque stabilisée équipée d’une tourelle pour mitrailleuse lourde antiaérienne. Des dizaines d’exemplaires ont déjà été livrés à des unités mobiles de police et de gardes-frontières patrouillant dans la région d’Odessa pour combattre drones et missiles russes.

Ingénieurs de formation, les deux associés s’attaquent désormais au recyclage du canon mitrailleur antiaérien automatique soviétique AZP S-60, conçu dans les années 1950 et dont l’Ukraine conserve des centaines d’exemplaires.

Mélancolie

« Parfois, je ressens de la peur quand on amène des canons à l’atelier », avoue le danseur, à l’écart. Régulièrement, il se prépare en milieu d’après-midi à quitter « l’usine » pour rejoindre l’opéra. Le danseur doit commencer à s’échauffer deux heures avant le spectacle, se maquiller lui-même, enfiler son costume. Les effectifs du ballet ont fondu. Sur les 110 danseurs que comptait la troupe, ils ne sont plus que 60, dont 37 danseuses. Quarante danseurs se sont engagés dans l’armée. L’un d’entre eux a été tué à Bakhmout, révèle l’artiste.

Son professeur de danse vient fidèlement lui rendre visite dans sa loge, le chef décorateur le salue avec respect. Chacun épanche sa nostalgie d’un temps où les « grands spectacles » – comprendre : les ballets de Tchaïkovski – tenaient le haut de l’affiche. Stas évoque des « sentiments mêlés, car c’était notre histoire ». Le public semble partager cette mélancolie. Seul un siège sur cinq est occupé pour le spectacle à l’affiche ce printemps, composé de deux ballets en un acte, Les Sylphides et Paquita. Les applaudissements, bien que nourris et enthousiastes à la tombée du rideau, échouent à combler le vide acoustique du théâtre à l’italienne.

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