Safari humain à Kherson

Source : Virginie Nguyen Hoang, envoyée spéciale, La Libre Belgique, 18 novembre 2024

Alors que les habitants de cette ville du sud de l’Ukraine se remettent à peine de l’occupation qui a pris fin le 11 novembre 2022, ils décrivent la vie en ville comme un enfer sur terre, où certains quartiers sont devenus le terrain d’une véritable chasse à l’homme.

Depuis le début de l’été, les habitants de Kherson font face à un nouveau fléau : des attaques quotidiennes de drones russes larguant des bombes sur des civils circulant à pied, en voiture, à vélo, dans des bus ou encore sur les services de secours. D’après l’Administration militaire régionale de Kherson, 30 civils adultes ont été tués entre le 1er juillet et le 27 octobre 2024, tandis que 441 autres personnes, dont 8 enfants, ont été blessées. Ces chiffres ne concernent que les attaques de drones et n’incluent pas les victimes des tirs d’artillerie et des frappes de bombes aériennes guidées “KAB” qui pilonnent régulièrement la ville et sa région depuis sa libération.

Les soldats russes nous avaient prévenus lorsqu’ils ont quitté la ville, ils nous ont dit qu’ils la détruiraient jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien“, explique Oleksander, 51 ans, venu visiter son fils dans le centre de Kherson. Celui-ci vit à Kindiyka, à moins de 5 km des positions russes situées de l’autre côté du fleuve Dnipro, où les troupes de Moscou se sont retranchées après avoir fui la ville en novembre 2022. Oleksander marche en boitant, les yeux dans le vide, une cigarette à la bouche. Celui-ci a été blessé à trois reprises : “La première fois, c’était le 25 juin dernier. Je me rendais au magasin du quartier lorsqu’un tir d’artillerie russe a visé un bâtiment situé à 150 m de moi. J’ai eu un traumatisme crânien, mais j’ai refusé d’aller à l’hôpital. Ma mère est invalide. Je dois m’occuper d’elle, elle ne peut pas rester seule“, raconte-t-il.

Je me rendais au magasin du quartier lorsqu'un tir d'artillerie russe a visé un bâtiment situé à 150 m de moi

Rester, malgré tout

Un mois plus tard, à peine remis de ses blessures, Oleksander a subi une autre attaque alors qu’il se trouvait au point de distribution d’aide humanitaire de son quartier. “J’attendais de recevoir une boîte de vivres dans le bâtiment, tandis que d’autres personnes faisaient la file pour recevoir de l’eau d’un camion-citerne. Un drone a largué une bombe directement sur eux. Le chauffeur du camion est mort sur le coup, tandis que son collègue a succombé à ses blessures dans l’ambulance. Cinq autres personnes ont été blessées ; moi, j’ai juste eu une commotion“, raconte le quinquagénaire.

Et comme si cela ne suffisait pas, Oleksander a encore été témoin d’une attaque de drone à la mi-septembre, alors qu’il se rendait à nouveau au magasin : “Un drone a visé un cycliste de l’autre côté de la rue, le blessant à la jambe et à la main. Un peu avant, j’avais repéré l’engin et je me suis caché sous un arbre. Quand j’ai vu la bombe tomber, je me suis jeté à terre ; c’est comme ça que je me suis fait mal au dos“, déplore-t-il. Mais malgré ces menaces constantes, Oleksander ne veut pas évacuer : “Pour aller où ? J’ai perdu mon travail en tant que chauffeur de camion, ma mère a besoin d’assistance 24 h/24 et nous n’avons pas les moyens de partir. Au moins à Kindiyka, nous avons droit à l’aide humanitaire et nous avons notre potager“, dit-il en repartant vers l’arrêt de bus qui l’amènera près de chez lui, malgré les attaques.

Un bâtiment endommagé par un bombardement russe dans la banlieue de Kherson.

Dans le centre de la ville, la place centrale, où s’étaient réunies des milliers de personnes pour célébrer la libération il y a deux ans, est complètement vide. Aucun passant aux alentours ; la vue depuis le ciel est trop dégagée pour qu’on s’y aventure. Un peu plus loin, les arrêts de bus, où se tiennent quelques sexagénaires, sont doublés d’abris anti-bombes décorés de fresques aux couleurs de l’Ukraine et de la ville. Sergey, chauffeur de bus de 59 ans, effectue son dernier service vers le district d’Antonivka, désormais interdit d’accès par sécurité, sauf pour les résidents, leurs familles ou les travailleurs de la zone. Mais pour Sergey, “le travail, c’est le travail“, dit-il dans son bus dont la moitié des fenêtres ont été remplacées par des planches de bois peintes en noir. “Le mois passé, un drone a largué une bombe près du bus ; heureusement, personne n’a été blessé, mais des vitres se sont brisées. J’ai suivi le protocole qui consiste à s’arrêter et à évacuer les passagers là où ils peuvent trouver refuge“, raconte le chauffeur.

Les yeux rivés vers le ciel

Que ce soit dans les bâtiments administratifs, dans les hôpitaux ou sur les réseaux sociaux, on trouve désormais partout des affiches et consignes à suivre en cas de survol de drones russes. “Tous les objets dans les airs doivent être perçus comme hostiles !”, peut-on lire sur ces affiches. Ce sont ces instructions qu’Olga, 38 ans et mère de trois enfants, a suivies alors qu’elle se rendait à Antonivka pour amener de l’aide humanitaire à ses résidents en août dernier : “J’étais en voiture et j’ai repéré des points noirs dans le ciel qui se rapprochaient de plus en plus. J’ai commencé à accélérer, à faire des zigzags et à prendre le plus de tournants possible ; c’est ainsi que j’ai pu éviter d’être la cible de leur largage de bombes“, raconte la jeune femme. “Si vous voyez des drones dans le ciel, il y a deux méthodes pour y échapper : soit se cacher, soit conduire très vite si vous êtes en voiture. Si l’opérateur de drone a lâché une première fois son explosif, nous avons 10 minutes pour fuir, le temps qu’il ramène le drone à sa position et y attache une nouvelle bombe.

nous avons 10 minutes pour fuir, le temps qu'il ramène le drone à sa position et y attache une nouvelle bombe

Depuis la destruction du barrage de Kakhovka en juin 2023, Olga se rendait régulièrement à Antonivka, qui avait été particulièrement touchée par les inondations en raison de sa proximité avec le fleuve Dnipro. “J’aidais différentes organisations à distribuer de l’aide humanitaire. Les habitants qui refusent d’évacuer cette zone sont principalement des personnes âgées ou handicapées qui n’ont pas d’autre endroit où aller“. Actuellement en congé parental, la jeune femme ne veut désormais plus se rendre à Antonivka : “Les attaques de drones sont trop fréquentes, alors j’organise la logistique avec des chauffeurs qui continuent à se rendre dans le sud de la ville pour y apporter l’aide nécessaire”, détaille-t-elle.

Crimes de guerre

Sur les chaînes Telegram russes, les unités d’opérateurs de drones ne se privent pas de vanter leurs attaques, postant des vidéos enregistrées par leurs quadricoptères montrant des voitures exploser sous les bombes dans les rues de Kherson. Dans l’une d’entre elles, on voit le véhicule d’Oleksander et Galina, la quarantaine, qui s’en sont miraculeusement sortis avec une commotion. Néanmoins, leur moteur de leur voiture a été complètement détruit. “On allait rendre visite à de la famille dans le quartier de Vostochny, près d’Antonivka. Nous pensions que les soldats russes ne viseraient pas une voiture civile, on avait tort“, commente Oleksander. Bien que les attaques délibérées contre des civils constituent une violation des Conventions de Genève, et donc des crimes de guerre, les soldats russes continuent à s’en féliciter sur les réseaux sociaux.

Nous pensions que les soldats russes ne viseraient pas une voiture civile, on avait tort

Les secouristes et les services d’urgence en subissent également les conséquences. Dans un hôpital du centre de Kherson, Genadi, 41 ans, attend la visite de sa femme et de son fils, béquilles en main. Il fait partie de l’équipe de secours du service municipal régional de Kherson. Celui-ci est spécialisé dans la reconstruction de bâtiments suite aux bombardements russes. Le 18 octobre dernier, Genadi et ses collègues ont dû se rendre à la morgue du sud de la ville, dont le toit avait été endommagé.

“Lorsque nous étions sur le toit, des drones de reconnaissance volaient au-dessus de nos têtes. Puis, alors que nous venions juste de terminer le travail, un drone kamikaze équipé d’une grenade RPG a explosé sur le toit. Un collègue est tombé de trois étages, tandis que moi et les autres avons été blessés par des éclats d’obus aux jambes et au torse. Nous n’avons pas eu le temps de nous mettre à l’abri“, raconte-t-il. Malgré ses blessures et l’inquiétude de sa famille, Genadi compte bien retourner au travail dès qu’il sera rétabli : “Il faut bien que quelqu’un fasse ce travail. Ici, il y a beaucoup de personnes âgées qui ne peuvent pas réparer leurs maisons ou leurs fenêtres eux-mêmes. Et je dois nourrir ma famille… “, confie-t-il. Avant d’ajouter : “J’espère qu’un jour, ces drones tomberont sur la tête de ces soldats russes.”