Ivan Dziouba: Internationalisme ou russification

Publication en français du livre “Internationalisme ou russification” écrit par le dissident Ivan Dziouba en 1965

Sources: éditions Syllepse et site “Entre les lignes-entre les mots

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Publié en 1965, “Internationalisme ou russification”, est d’abord écrit comme une lettre au secrétaire du Parti communiste ukrainien et au Premier ministre de la république soviétique d’Ukraine après des arrestations de plusieurs personnalités de la culture et leur procès, signaux d’un retour de la politique stalinienne des persécutions et de la répression des individus et des peuples.Le livre circule sous le manteau (samizdat) en Ukraine et y remporte un véritable succès. Il est ensuite traduit et publié à l’étranger en anglais, en ukrainien, en italien. Il paraît enfin en français en 1980, est épuisé rapidement et n’avait plus été réédité depuis.
Rempli de références à Lénine, que l’on découvre fervent défenseur des droits nationaux du peuple ukrainien, y dénonçant le nationalisme grand-russe, héritage du tsarisme toujours à l’œuvre dans la jeune URSS qui pratique une russification forcée des peuples qui la composent, et particulièrement en Ukraine, niée comme nation.
On y découvre la réalité de la persécution et la force des sentiments nationaux. Ivan Dziouba explique ainsi comment l’armée rend les jeunes Ukrainiens «désorientés nationalement et démoralisés linguistiquement», ce qui, écrit-il, est «terriblement dommageable au développement national».
L’auteur examine de près les mécanismes de l’écrasement de l’ukrainisation et ceux, brutaux ou invisibles, de la russification.
Près de 60 ans après son écriture, l’ouvrage demeure d’une étonnante actualité tant la fin de l’URSS et l’avènement du poutinisme n’ont guère changé la façon dont l’État russe continue à traiter de façon coloniale les peuples qui constituent encore à ses yeux son «empire».

Ce qui a changé, c’est le réveil de la nation ukrainienne, la résistance au vieil ordre impérial grand-russe.

Vladyslav Starodubtsev a écrit la préface de cette édition française de 2023.

Introduction générale du livre par Ivan Dziouba

« Ici se pose une importante question de principe : comment concevoir l’internationalisme ? », Lénine (1).

« Nous devons créer notre propre milieu prolétarien autour des critères de la culture ukrainienne… Seul le prolétariat peut être un agent actif de la culture ukrainienne. Seules les voies prolétariennes peuvent permettre le développement de la culture ukrainienne. La culture, en Ukraine, ne pourra s’épanouir que suivant des formes purement ukrainiennes et c’est seulement à cette condition que l’État soviétique pourra se maintenir dans notre pays », Mykola Skrypnyk (2).

« Et voici qu’à présent les sombres geôles sont pleines. Qui sont les prisonniers ? La police a propagé des calomnies parmi le peuple : “Ce sont des agitateurs.” On questionne, on condamne, on tourmente, on torture – et on ne peut prouver la culpabilité car ces hommes n’étaient que dévouement envers le peuple et désiraient pour lui la véritable liberté », Kolokol  (3).

Un jeune poète ukrainien a composé les vers, particulièrement amers, que voici :

Mon cœur ne ressent nulle haine,
À tous les peuples j’offre mon amour,
Pourquoi faut-il que soit si difficile
La coexistence ici-bas ?

Comme ils sont nombreux les Ukrainiens qui partagent cette douleur !

Jamais, au cours de son histoire, le peuple ukrainien ne s’est montré agressif ou intolérant ; jamais il n’a asservi un autre peuple. Le nationalisme étroit a toujours été étranger aux conceptions de l’ensemble de l’intelligentsia ukrainienne, et encore plus le chauvinisme. Les événements de l’histoire, dont les Ukrainiens ont reçu bien des leçons amères, n’ont fait que raffermir ces tendances. En outre la conception du monde des Ukrainiens, à l’heure actuelle, est tout à fait conforme à la conception socialiste ; elle est, du reste, partagée par une bonne douzaine de peuples de notre grande Union.

C’est pourquoi il est d’autant plus pénible à un Ukrainien (dans la mesure où il a au moins un peu conscience de sa nationalité), de constater qu’il se passe actuellement, dans cette nation socialiste, des choses incompréhensibles, inexplicables et honteuses. Tous n’en sont pas conscients au même degré (car les faits ne sont pas perçus ni ressentis par tous de la même façon), mais tous néanmoins sentent qu’« il se passe quelque chose » d’anormal.

Le marxisme-léninisme définit la nation comme une communauté historique, fondée sur une unité territoriale, économique et psychologique, laquelle se traduit par une culture spécifique.

Si l’on se réfère à ces normes, la nation ukrainienne d’aujourd’hui se trouve non pas dans une période d’« épanouissement » comme voudraient nous le faire croire les déclarations officielles, mais bel et bien en pleine crise. On ne peut le nier, même si on ne pose qu’un regard superficiel sur la réalité.

L’unité territoriale et la souveraineté s’estompent progressivement en raison de plusieurs facteurs :
– le déplacement massif (via l’office chargé du recrutement de la main-d’œuvre) de la population ukrainienne vers la Sibérie ou vers le grand Nord, où les Ukrainiens sont des millions mais où l’on fait tout pour les dénationaliser ;
– le transfert systématique de Russes vers l’Ukraine, sans que ce soit toujours justifié par des motifs d’ordre économique (ce fut notamment le cas en Ukraine occidentale sous Staline) ;
– la création enfin de subdivisions administratives arbitraires et l’absence de souveraineté réelle du gouvernement de la RSS [République socialiste soviétique) d’Ukraine sur son territoire.

Ce dernier facteur, qui implique une centralisation excessive et une subordination totale à Moscou, rend peu crédible toute allusion à une intégrité et à une souveraineté propres à la nation ukrainienne. La dispersion des Ukrainiens sur tout le territoire de l’Union soviétique entrave l’élaboration d’un destin historique commun. Le sentiment d’une tradition historique nationale et d’un passé commun s’estompe également par suite d’une absence totale d’éducation nationale à l’école et au sein de la société en général. La culture nationale ukrainienne, traitée pratiquement comme une culture provinciale, est maintenue dans une position de « second ordre ». L’héritage du passé est confiné dans l’ombre. La langue ukrainienne est refoulée à l’arrière-plan ; presque inexistante dans les villes. Enfin, au cours des dernières décennies, et contrairement à toutes les autres, la nation ukrainienne n’a pour ainsi dire pas connu d’apport de population dû à la croissance naturelle.

En 1913, il était question d’un peuple ukrainien « fort de 37 millions d’habitants (4) ». Le recensement de 1926 mentionne 29 millions d’Ukrainiens en Ukraine ; si on leur ajoute plus de 7 millions d’Ukrainiens vivant dans la RSFSR (5) – chiffre cité lors du 12e congrès du PCR(b) (6) –, nous arrivons toujours à 37 millions environ, chiffre qu’on retrouve encore dans le recensement de 1959 ! Même en n’admettant qu’un taux de croissance naturelle minime (démenti du reste par les statistiques officielles (7) et en tenant compte des pertes provoquées par la guerre, la population ukrainienne aurait dû s’accroître de 10 à 20 millions d’individus. Après tout, la population totale de l’URSS est passée de 159 millions en 1913 à 209 millions en 1959, et le nombre des Russes, lui, a bien doublé en dépit de la guerre (55,4 millions en 1897, 60-70 millions en 1913 et 114,1 millions en 1959).

Ces chiffres démontrent à eux seuls que la nation ukrainienne traverse une période de crise. Mais il existe bien d’autres faits, tout aussi alarmants, et qui constitueront l’objet de cette étude. Nous démontrerons, en particulier, comment la crise résulte de la violation de la politique nationale préconisée par Lénine, politique à laquelle se sont substitués la manie stalinienne de vouloir créer une superpuissance et le pragmatisme de Khrouchtchev, tous deux incompatibles avec le communisme scientifique.

Avant d’en arriver là, je voudrais d’abord expliquer à ceux qui ne le comprennent pas encore pourquoi les perspectives de dénationalisation d’un peuple, quel qu’il soit, doivent nous inquiéter et pourquoi nous devons attacher de l’importance aux questions nationales.

Il existe devant ces problèmes plusieurs attitudes, que nous qualifierons de négatives. Pour certains, par exemple, le refus de leur nationalité découle d’une ignorance primaire et d’une indifférence totale envers les intérêts spirituels de leur nation. Pour d’autres, le refus a sa source dans un sentiment instinctif de danger (en raison des répressions) ; dans ce cas on essaie généralement de se dissimuler sa peur et de se trouver un « motif valable ». D’autres enfin cherchent à nier leur origine ethnique en raison d’un malentendu ou d’une compréhension superficielle du concept de nationalité ; ce dernier, opposé paraît-il à l’humanité en général et à un idéal d’universalité, contrarierait de ce fait l’évolution de la race humaine.

Ces attitudes, bien que différentes, ont cependant des points communs. En premier lieu, leurs partisans considèrent que leur opinion est la seule juste et valable ; toute manifestation d’intérêt envers le problème national est pour eux méprisable et leur apparaît comme un signe indéniable de « nationalisme ». Ce faisant, ils oublient que toutes les civilisations puisent justement leur source dans ce « nationalisme ». Deuxièmement, comme nous le démontre l’histoire, l’indifférence, l’apathie ou la négligence face aux problèmes nationaux ont toujours été liées, d’une façon ou d’une autre, à la réaction et à la dégradation de l’esprit civique. En un mot, le facteur commun de ces attitudes négatives est le despotisme et non la liberté. Les conceptions de cette nature sont, pour une grande part, héritées de la petite bourgeoisie de l’empire russe, qui s’est distingué par la plus lourde oppression sociale et nationale qui fût au monde et, par conséquent, par le plus farouche nihilisme national. Il est significatif que, sous le couvert d’un « universalisme pan-russe », cette négation des nationalités ait été justement prêchée par des réactionnaires, des propriétaires d’esclaves, qui se faisaient fort d’être « les piliers de la patrie ». Dans le même temps, des démocrates et des révolutionnaires comme Tchernychevsky (8), Dobrolioubov (9), Herzen (10), Bakounine et autres soulignaient la valeur culturelle et universelle des nations et insistaient sur l’importance des mouvements nationaux dans le cadre de la lutte menée par le front révolutionnaire et démocratique contre le despotisme des tsars russes.

De toutes leurs forces, ils soutenaient les mouvements révolutionnaires des peuples non russes, agissant en véritables internationalistes, en vrais fils du peuple russe, incarnant l’honneur et la conscience de leur nation (qu’on se souvienne des paroles de Lénine, disant que seul Herzen avait sauvé l’honneur des démocrates russes en défendant la Pologne contre le tsarisme).

Le grand Herzen, grâce à son sens inné de l’injustice et du mensonge, sut mieux que personne établir le rapport entre le despotisme politique et le nihilisme national. Il fut le premier à révéler l’essence politique de la dépersonnalisation et du mélange artificiel des nations, que les tsars russes pratiquèrent dans un but bien précis sous le couvert de slogans tels « unité », « patrie commune », « liens du sang », « fraternité » et autres formules similaires. Dans le Kolokol, on lit en particulier :

Notre gouvernement n’aime pas les races pures ; il tente de les mêler et de les fondre autant que faire se peut. Les tribus désintégrées sont généralement plus soumises et il semble que l’estomac gouvernemental digère mieux le sang mélangé, car il contient moins d’acidité (11).

La cloche de Herzen a toujours souligné l’aspect réactionnaire du « pan-russisme » officiel et c’est avec une sombre amertume qu’elle condamnait la bureaucratie oppressante et obtuse qui tendait à la suppression de la nationalité et de la personnalité individuelle au nom de la « raison d’État » :

Est-il possible que vous, hommes de lettres, publicistes, professeurs, n’ayez pas encore compris que la fonction est au-dessus de toute nationalité, qu’elle efface et nivelle toutes les particularités et les défauts nationaux, dotant d’une immense puissance la fragile personnalité humaine jusqu’à la rendre abstraite ? Est-il possible que vous ne connaissiez pas encore le grand mystère de ce baptême étatique qui fait qu’aussi bien un juif qu’un musulman ayant servi l’État jusqu’au grade de colonel peut non seulement enseigner à ses subordonnés russes leurs obligations de chrétiens, mais encore diriger leur conscience religieuse ? Où vivez-vous donc, sur quelle planète ? L’idéal du fonctionnaire est d’oublier jusqu’aux liens de parenté. Croyez-vous que seul un Russe soit capable d’une telle sensibilité d’âme (12) ?

Il n’est pas sans intérêt de comparer ces remarques sarcastiques aux réflexions de Marx (par exemple, sur les « canailles » qui vendent leur nationalité contre un rang et des privilèges (13) ou de Lénine (« la bourgeoisie a, plus que quiconque, fait sien le slogan : ubi bene, ibi patria (14) ; la bourgeoisie, en ce qui concerne l’argent, a toujours été internationale (15) »).

Je m’adresserai, une fois encore, à ceux qui, sans pour autant « vendre sciemment » leur nationalité, estiment cependant que montrer de l’intérêt pour le problème national est incompatible avec une certaine noblesse d’esprit ; à ceux qui veulent se sentir « simplement des hommes », abstraction faite de toute obligation envers leur nation, et je veux leur dire qu’ils se trompent, même s’ils sont sincères, quand ils considèrent leur comportement comme l’aboutissement de la culture universelle. Les plus grands représentants de la culture – philosophes, sociologues, historiens, écrivains ou artistes – ont toujours identifié leur appartenance à la race humaine à l’appartenance à une nation, et leur travail au service de l’humanité comme un travail au service de leur peuple. Leur enthousiasme pour l’univers jaillissait d’une conscience nationale développée au plus haut degré et sans laquelle ils ne pouvaient concevoir d’internationalisme authentique.

Nous pourrions citer bien d’autres paroles, énoncées par des hommes de renom (car, bien évidemment nous nous adressons ici à ceux qui attachent de l’importance à l’autorité), mais cela nous conduirait trop loin. Nous nous limiterons donc aux conclusions d’un grand savant russe, le professeur Aleksandr D. Gradovskiï, qui était bien loin d’être un « nationaliste » mais qui connaissait parfaitement les acquis de la pensée européenne et sut considérer le problème national avec la plus grande lucidité.

Après avoir mis l’accent sur la triste ignorance et l’inanité dont faisaient preuve ses contemporains en la matière, le professeur poursuit son exposé en résumant les principes qui motivent le refus d’appartenance à une nationalité et les arguments les plus couramment usités par les « antinationalistes » :

Il n’existe qu’une seule culture et ses résultats doivent être partout identiques. Chaque peuple, selon les voies qui lui sont propres, est censé aboutir aux mêmes fins. Si les résultats sont supposés être les mêmes, pourquoi suivrions-nous des chemins divergents ? Ne serait-il pas plus simple d’adopter les institutions, les méthodes et les moyens des peuples qui nous ont précédés ? Pourquoi torturer nos esprits si d’autres auparavant – et peut-être même mieux que nous – ont déjà examiné le problème ? Le principe de nationalité, en flattant notre orgueil, contrarie l’évolution de l’homme en général. Nous arrivons à la conclusion que tout ce qui nous appartient est supérieur, uniquement parce que c’est nôtre et que tout ce qui est étranger est inférieur, justement parce que c’est étranger. Le fondement du sentiment national est discutable. Ne consiste-t-il pas en une hostilité latente vis-à-vis des autres nations ? La civilisation nous garantira une paix générale et consolidera le bien-être de tous. Mais où nous conduit notre principe de nationalité ? Il suscite l’animosité et la jalousie entre les différentes tribus ; il est source de guerres interminables qui arrachent les gens à leur foyer et au travail productif. Les tribus sauvages n’agiraient-elles pas de façon plus convenable en étouffant en elles ces sentiments et en les bannissant au profit de nécessités plus élevées ?
Telles sont les opinions couramment répandues ; telles étaient les objections que nous avons pu entendre à chaque pas et que, soyez-en persuadés, nous entendrons encore. Mais j’ai l’intention d’aller plus loin car il est essentiel que nous nous attaquions à la base du problème (16).

Après avoir examiné le point de vue « antinationaliste », le professeur Gradovsky arrive à la conclusion que celui-ci est soit le produit d’une pensée superficielle, soit le résultat d’une tentative visant à donner une base théorique à un régime d’oppression nationale. En se basant d’une part sur l’histoire universelle, d’autre part sur les vues et doctrines des grands philosophes, historiens et sociologues, il résume la corrélation entre la nation et l’humanité en général telle qu’elle est comprise par la science du 19e siècle (et telle qu’elle est reprise d’ailleurs par la science contemporaine) :

Tout être raisonnable peut aisément constater les faits suivants :
Au fur et à mesure que les États européens adoptent des formes de gouvernement plus indépendantes, les principes d’égalité s’affirment, l’éducation se développe. Les sociétés, par leur indépendance et leur participation aux affaires politiques, jouent de plus en plus un rôle prépondérant […] Chaque société devient consciente de ses particularismes.
L’Europe féodale et catholique du Moyen Âge n’a pas connu de problèmes nationaux, non plus que l’Europe créée par le traité de Westphalie et connue comme étant celle des États artificiels.
Le problème national n’a été soulevé et formulé qu’au 19e siècle. Il découle de la reconnaissance morale du droit des peuples à l’individualité, à une histoire indépendante et, par suite, à une constitution propre. Ces principes philosophiques et scientifiques ont été renforcés par les acquis de la science actuelle concernant l’anthropologie et la linguistique. Auparavant, l’humanité était représentée comme une masse indivisible et amorphe, peu différenciée ; aujourd’hui nous la considérons comme constituée de groupes hétérogènes, qui proclament à haute voix leur droit à une existence libre. […]
Nous avons maintenant conscience que la diversité des caractéristiques nationales constitue la condition primordiale du progrès de la civilisation universelle. Aucun peuple quel qu’il soit, et malgré ses capacités, ses richesses et ses ressources matérielles, ne pourra réaliser tous les multiples aspects de la vie humaine en général. Priver l’humanité de sa variété revient à lui ôter la possibilité de manifester les richesses de l’esprit humain. Le caractère exclusif qu’apporterait une civilisation unique, la monotonie des formes culturelles, iraient à l’encontre des conditions qui régissent le progrès humain. La science ne rejette pas la conception d’une civilisation universelle, dans laquelle les résultats les plus importants de la vie intellectuelle, morale et économique de chaque peuple deviennent la propriété de tous les autres. Mais il est incontestable que de tels résultats sont obtenus à partir d’une histoire nationale : les statues de Phidias et la philosophie de Platon furent des créations grecques, la loi romaine un fruit de la civilisation romaine et la Constitution anglaise un héritage national. Au nom de la plénitude de la civilisation humaine, il faut donc admettre que toutes les nations sont appelées à l’action et à la vie.
Chaque peuple a le devoir de rendre à l’humanité le produit des capacités latentes propres à sa nature morale et spirituelle. L’œuvre de création nationale constitue l’objectif final, prédestiné à chaque nation par la nature même – et c’est un but sans lequel la race humaine ne saurait s’accomplir. […] La subordination de toutes les races à une seule civilisation « rédemptrice » aura les mêmes conséquences néfastes sur la vie internationale que la centralisation administrative sur la vie interne d’une nation. […].
Tout homme privé de sentiment national est incapable d’avoir une vie spirituelle équilibrée […].
Seul un peuple parlant sa propre langue peut assurer son progrès et sa vie intellectuelle. […] Seul l’homme qui s’élève au-dessus de l’égoïsme et du cosmopolitisme insensible, se dévoue à la cause de sa nation et est confiant dans la force et le destin de son peuple, est capable de grandes réalisations car il se confond avec l’éternité de son peuple, avec son passé et son avenir.
Un peuple désirant s’améliorer ne cherchera pas à assurer sa suprématie sur les autres. L’effort en commun suscitera en lui une estime authentique à l’égard de l’individualité des autres peuples et de leur liberté nationale. La considération mutuelle deviendra la règle de vie universelle. […]
Travail, création, enseignement et liberté sont des mots qui doivent devenir synonymes de nation. […]
L’énoncé des principes nationaux a été l’objectif ancestral de la culture, l’aspiration commune de tous les peuples européens, au nom de la civilisation et pour la civilisation. […]
« Conscience de soi-même  » Voilà bien le mot (17) !

Des jugements similaires, je le répète, émis par des hommes compétents et illustres peuvent être cités à l’infini ; il ne s’agit pas là d’une conclusion universelle mais, comme le professeur Gradovsky le fait ressortir à juste titre, « d’un objectif ancestral, d’un effort commun de tous les peuples européens ».

Le marxisme-léninisme, on le sait, n’est pas né du rejet de « la culture ancestrale » ; ayant su la contrôler et l’adapter, il en est au contraire l’aboutissement. En particulier, il n’a nié ni l’extraordinaire signification historique, sociale et culturelle de la nation, en tant que telle, ni les liens entre la conscience nationale et la conscience de soi, la pensée nationale et la création matérielle, ni le bien-fondé des luttes pour la libération nationale.

L’Américain H. Selsam, philosophe marxiste contemporain, résume l’attitude communiste scientifique à l’égard du problème national de la façon suivante :

Pourquoi maintenir des groupes nationaux et des cultures nationales ? Le problème est posé. Pourquoi ne pas tendre vers une culture, une langue, une tradition historique universelles ? Ce sont là des questions de doctrinaires pour qui le nationalisme n’est qu’un obstacle à la réalisation d’une société universelle et qui ne voient en lui qu’une des pires formes du chauvinisme bourgeois. […]
Ce qui est bon pour les individus est bon aussi pour les nations. Une société saine ne découle pas de l’uniformité et de la réglementation autoritaire, mais du plus grand et plus libre développement possible de chacun, dans l’intérêt de tous. Un monde harmonieux ne peut pas être fondé sur la réduction des différences nationales mais sur leur promotion et sur leur juxtaposition, afin que les apports individuels de chaque peuple créent une culture universelle (18).

Le marxisme-léninisme a su établir le rapport entre le problème national et la lutte révolutionnaire des classes prolétariennes pour une société nouvelle, juste et sans distinction de classes – la société communiste.

Dans une lettre du 9 avril 1870, Karl Marx écrivait à August Meyer et Sigfrid Vogt :

L’Internationale doit toujours mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande en prenant ouvertement parti pour cette dernière. La tâche spéciale du conseil central de Londres est d’éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice et d’humanitarisme, mais la première condition requise de sa propre émancipation sociale (19).

Dans une lettre à Karl Marx, datée du 15 août 1870, Friedrich Engels écrivait :

Il me semble que les choses en sont là : l’Allemagne est entraîné par Badinguet dans une guerre pour son existence nationale. Si elle est vaincue par Badinguet, le bonapartisme s’affermira pour des années et c’en sera fini de l’Allemagne pour des années, voire pour des générations. Il ne sera plus question d’un mouvement ouvrier allemand indépendant, la lutte pour le rétablissement de l’existence nationale absorbera toutes les forces, et dans le meilleur des cas, les ouvriers allemands seront à la remorque des ouvriers français. […] La masse du peuple allemand de toutes les classes a compris qu’il y allait en premier lieu de l’existence nationale et donné aussitôt son approbation (20).

Le 12 septembre 1882, Friedrich Engels écrivait à Karl Kautsky :

À mon avis, les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays peuplés d’éléments de souche européenne, le Canada, le Cap, l’Australie, deviendront tous indépendants ; par contre, les pays sous simple domination et peuplés d’indigènes, Inde, Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles, devront être pris en charge provisoirement par le prolétariat et conduits à l’indépendance. […] Le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire (21).

Dans une lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring, du 14 juillet 1893, on peut encore lire :

Le pillage des terres allemandes commence en grand. Si honteuse que soit cette comparaison pour les Allemands, elle n’en est que plus édifiante et, depuis que nos ouvriers ont replacé l’Allemagne au premier rang du mouvement historique, nous avons moins de peine à avaler l’opprobre du passé (22).

Le marxisme-léninisme a développé sur le problème national des idées extrêmement riches et abondantes. Si nous prenons vraiment à cœur les intérêts du communisme et du peuple, et non pas les aspects passagers de la conjoncture politique, nous n’avons pas le droit de les oublier ni de les déformer pour qu’elles répondent à nos besoins du moment.

En subordonnant le problème national à la cause générale du prolétariat, de la révolution et du communisme, le marxisme-léninisme, plutôt que de le réduire, l’a, au contraire, valorisé en montrant que la non-résolution de ce problème rendait impossible une véritable société communiste. Le marxisme-léninisme impose aux hommes d’accroître et d’enrichir les patrimoines culturels nationaux pour agrandir le trésor de l’humanité, et non pas d’en détruire les racines.

Marx, Engels et Lénine ont fait preuve d’une intuition aiguë, d’un grand humanisme et d’une compréhension lucide dans leur manière d’aborder les problèmes nationaux. Ils ont été conscients des besoins sacrés de chaque nation et ont offert les perspectives les plus favorables à l’évolution historique de toute l’humanité. Lorsqu’il s’avérait qu’un jugement hâtif, basé le plus souvent sur une méconnaissance du problème, pouvait nuire à un autre peuple, ils n’hésitaient pas à procéder aux corrections nécessaires. Souvenons-nous de l’évolution des vues de Marx et Engels sur la question irlandaise et des précisions qu’ils apportèrent dans leur vision des problèmes slaves en Russie. N’oublions pas qu’Engels, bien qu’il fût favorable aux révolutionnaires polonais, contesta cependant les revendications de la Pologne sur les territoires situés entre la Dvina et le Dniepr dès qu’il apprit que « les paysans de ces régions y sont ukrainiens, qu’il n’y a de Polonais que les nobles et une partie des gens des villes (23) ». Remémorons-nous que Lénine, constatant la croissance du chauvinisme russe en Union soviétique, sonna l’alarme et déclara « une guerre à mort au chauvinisme ». Rappelons-nous enfin qu’il conseilla de faire participer les « nationalistes » à l’élaboration de la politique de nationalité et à sa mise en œuvre en écoutant leurs avis et en encourageant leurs initiatives.

La cause nationale, c’est l’affaire du peuple entier et de chaque citoyen digne de ce nom ; c’est l’intérêt vital de la nation et la conscience de chacun ; elle n’écarte pas les autres problèmes, intérêts ou idéaux mais est étroitement liée à eux. Personne n’a le droit de rester muet lorsque la nation est malade, personne n’a le droit de rester sourd à ses appels angoissés .

Notes

1. Vladimir I. Lénine, « La question des nationalités ou de l’“autonomie” », 30 décembre 1922, Œuvres, t. 36, 1900-1923, Paris, Éditions sociales, 1959, p. 618-624. Publié pour la première fois en 1956 dans le n°9 de la revue Kommunist.

2. NdA : Z’izd KPbU, Stenografitchniï zvit, Kharkiv, 1928, p. 458.

3. NdA : « Tysiatcheletije Rossii », Kolokol, obchtchee vetche, Londres, 1862, vol. 4, supp à Kolokol, n° 147, p. 26.

4. NdA : Vladimir I. Lénine, Pro Ukrainu, Kiyv, 1957, p. 301.

5. RSFSR : République socialiste fédérative soviétique de Russie.

6. PCR(b) : Parti communiste de Russie (bolchevique).

7. NdA : Voir Vsevolod I. Naulko, Etnitchniï sklad naseleniia Ukraïnskoï RSR, Kiyv, 1965, p. 134.

8. Nicolaï Tchernychevsky (1828-1889) : écrivain et socialiste utopique russe. C’est par admiration pour son roman Que faire ? que Lénine a choisi ce titre pour son essai de 1912.

9. Mykola Dobrolioubov (1836-1861) : écrivain et journaliste russe.

10. Aleksand Herzen (1812-1870) : écrivain et révolutionnaire, il est déporté en Sibérie à deux reprises et se réfugie à Londres où il fonde une revue litté­raire et politique, Kolokol (La Cloche), qui devint le point de ralliement des exilés opposants au tsarisme.

11. NdA : Aleksandr I. Herzen, « Osvobozdenie krestian v Rossii i polskoe vostanie », Kolokol, n° 195, Londres, 1865, p. 1602.

12. Ibid.

13. « Lettre de Karl Marx à Ludwig Kugelmann », 17 février 1870, dans Karl Marx, Jenny Marx, Friedrich Engels, Lettres à Kugelmann, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 141.

14. La patrie est où l’on est bien.

15. NdA : 8e s’ezd RKP(b), Protokoly, Moscou, 1959, p. 344.

16. NdA : Aleksandr D. Gradowskiï, « Natsionalniï vopros v istorii i literature », dans Sobranie sotchineniï, 1901, p. 228.

17. Ibid., p. 2-4, 14-15, 158-158, 263.

18. NdA : Howard Selsam, Socialism and Ethics, New York, International Publishers, 1943.

19. Karl Marx, « Lettre à A. Meyer et S. Vogt », 9 avril 1870, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, Moscou, Le Progrès, 1981, p. 233-236.

20. Friedrich Engels, « Lettre à Karl Marx », 15 août 1870, dans ibid., p. 240-241.

21. Friedrich Engels, « Lettre à Karl Kautsky », 12 septembre 1882, dans ibid., p. 352-353.

22. Friedrich Engels, « Lettre à Franz Mehring », 14 juillet 1893, dans ibid., p. 486-490.

23. Friedrich Engels, « Lettre à Joseph Weydemer », 12 avril 1853, dans ibid., p. 65-69. Dans la traduction des éditions de Moscou, il était écrit « Petits-Russes » et non « Ukrainiens ».

Ce livre est édité par les éditions Syllepse.

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