« Pourquoi l’Ukraine ne pourrait-elle pas annexer de larges pans de la littérature russe" ? » Une tribune de Jonathan Littell

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Source : , Le Monde, 3 mai 2024

L’invasion russe, qui est aussi une guerre contre la culture ukrainienne, impose de cesser de confondre les littératures d’Ukraine et de Russie. L’écrivain Jonathan Littell s’est donc appliqué, dans une tribune au « Monde des livres », à constituer la bibliothèque ukrainienne idéale.

 

En février 2023, lors d’un ­déjeuner officiel organisé à Kiev entre les ministres de la culture ukrainien et français, quelqu’un a abordé la question de la maison-musée de Boulgakov. Plusieurs des artistes ukrainiens présents estimaient qu’elle devait être fermée, une position répandue dans la société ukrainienne. Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), le génial auteur du Maître et Marguerite, est né (d’une famille ethniquement russe) dans cette maison et y a grandi, fréquentant un ­lycée d’élite de la ville. Il a écrit sur Kiev. Mais il n’acceptait pas l’idée que l’Ukraine puisse être indépendante et, dans sa pièce Les Jours des Tourbine, il écrit, à propos de la tentative de l’hetman Symon Petlioura d’imposer la langue ukrainienne : « Qui a terrorisé la population russe avec cette langue ignoble, qui n’existe même pas dans le monde ? »

La Maison-Musée de Boulgakov à Kyiv

La question de savoir qui considérer comme un écrivain ukrainien s’était imposée à moi quelques mois plus tôt, après l’invasion russe, lorsque je m’étais retrouvé à contempler mes étagères de littérature « russe » et à me demander si je ne devais pas ranger les auteurs ukrainiens à part. Mais qui, au juste, devrais-je considérer comme un écrivain « ukrainien » ? Sur quels critères ? La langue seule ne suffirait pas, ni la géographie, ni même l’opinion de l’écrivain. En étudiant les biographies des uns et des autres, j’en suis venu à comprendre que séparer les Ukrainiens des Russes serait un processus non seulement délicat, mais franchement politique. Car ce labyrinthe d’histoires personnelles en dit long sur la nature des empires et de leurs habitants multilingues, sur les guerres et les frontières mouvantes, sur la construction d’une nation et sa répression.

Il faut bien commencer quelque part, et j’ai commencé par m’asseoir en regardant le dos des livres. Les livres rédigés en ukrainien auraient été un point de départ évident. Mais, à ma grande honte, je me suis rendu compte que je n’en possédais qu’un, une traduction de poèmes de Taras Chevtchenko (1814-1861), le fondateur de la langue littéraire ukrainienne moderne. Il y en a tant d’autres que je n’ai pas encore lus. L’Ukraine indépendante a produit des dizaines d’écrivains merveilleux, tels Iouri Androukhovytch (né en 1960), que feu mon éditeur catalan, Jaume Vallcorba, avait bien connu et publié ; Serhiy Jadan (né en 1974), que j’ai vu lire ses poèmes à Kharkiv en mai 2022, alors que les Russes bombardaient la ville ; ou Victoria Amelina (1986-2023), assassinée par une frappe ­ciblée à Kramatorsk, quelques jours après que j’aie partagé la scène avec elle lors d’un festival littéraire à Kiev.

Quant aux époques antérieures, par où commencer ? Les écrivains ukrainiens du XIXe siècle les plus aimés après Chev­tchenko sont Ivan Franko (1856-1916) et Lessia Oukraïnka, née Laryssa Kossatch (1871-1913). Comment se fait-il que leurs livres ne soient jamais tombés entre mes mains au cours de mes études, ou plus tard ? Les universités, à l’époque où j’étais étudiant et aujourd’hui encore, enseignent la littérature russe et peut-être celle d’Europe de l’Est, mais combien de départements, en Amérique ou en Europe, inscrivent ne serait-ce qu’un seul écrivain de langue ukrainienne à leurs programmes ?

De nombreuses années au goulag

La vie et le destin des écrivains ukrainiens du XXe siècle sont intimement liés à l’histoire du pouvoir soviétique. Nombre d’entre eux ont fait partie de ce que l’on appelle aujourd’hui la « Renaissance fusillée » : la grande floraison de prose, de poésie et de théâtre en langue ukrainienne des années 1920, lorsque la République socialiste soviétique d’Ukraine s’est brièvement vue accorder une large autonomie politique et linguistique, avant que ne s’abattent les répressions de Staline.

Certains, comme Pavlo Tytchyna (1891-1967) ou Maksym Rylsky (1895-1964), s’en sont sortis en se coulant dans le moule du réalisme socialiste imposé par le régime ; d’autres, comme Ostap Vyshnya (1889-1956), le « Mark Twain ukrainien », ont purgé de nombreuses années au goulag, mais ont survécu. D’autres encore ont eu moins de chance. Mykola Khvyliovy (1893-1933), considéré comme l’écrivain le plus doué de sa génération, s’est suicidé alors que les répressions s’accéléraient ; Valerian Pidmohylny (1901-1937) a été fusillé à Sandarmokh, en Carélie, avec trois cents autres poètes, romanciers, dramaturges, peintres et artistes ukrainiens ; le grand poète Mykola Zerov (1890-1937), figure de proue du mouvement néoclassique, a lui aussi été fusillé. Combien d’entre eux sont traduits, publiés et enseignés en dehors de leur pays d’origine ?

Vassyl Stous (1938-1985), probablement le plus grand poète ukrainien du XXe siècle, mort des suites d’une grève de la faim dans le tristement célèbre camp Perm-36

Parmi les écrivains ukrainiens sovié­tiques plus tardifs, le plus célèbre est ­Vassyl Stous (1938-1985), probablement le plus grand poète ukrainien du XXe siècle, mort des suites d’une grève de la faim dans le tristement célèbre camp Perm-36. Leonid Kisselev (1946-1968) aurait peut-être égalé Stous s’il n’était pas mort prématurément d’une leucémie. Ce n’est qu’au cours de la dernière année de sa brève existence qu’il s’est tourné vers la langue ukrainienne ; l’un de ses vers les plus célèbres a toutefois, assez ironiquement, été écrit en russe : « Je me tiens au bord de l’abîme/ Et soudain je réalise, brisé par l’angoisse,/ Que le monde entier n’est qu’un chant/ En langue ukrainienne. »

Nous devons encore, en Occident, découvrir ces trésors ; peut-être la guerre et les projecteurs qu’elle braque sur l’Ukraine favoriseront-ils leur diffusion. Mais il était évident pour moi, quand je regardais mes étagères, que la littérature ukrainienne dans son ensemble ne pouvait être réduite à la littérature en langue ukrainienne. L’Ukraine est un pays multinational et multilingue, et sa littérature l’est tout autant. Je ne possède aucune œuvre de Sholem Aleichem (1859-1916), le grand écrivain de langue yiddish, ­originaire du cœur de l’Ukraine. Mais si je regarde mon étagère polonaise, j’y trouve le merveilleux Bruno Schulz (1892-1942), né (tout comme Ivan Franko, qui a choisi d’écrire en ukrainien) dans la ville polonaise de Drohobycz, l’actuelle Drohobytch ukrainienne, et assassiné là sous l’occupation allemande ; parmi mes Austro-Hongrois, Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), originaire de Lemberg, aujourd’hui Lviv, ainsi que Gregor von Rezzori (1914-1998) et Paul Celan (1920-1970), tous deux nés dans l’actuelle Tchernivtsi, qui était la Czernowitz autrichienne lorsque von Rezzori est venu au monde, et la Cernauti roumaine à la naissance de Celan. Que faire d’eux ? Les lieux où ils ont vécu n’appartenaient pas à l’Ukraine à l’époque, mais ils en font partie aujourd’hui et, dans une certaine mesure, ils devraient aussi relever de son histoire littéraire.

L’Ukraine dans toute sa variété sauvage

La Crimée appartient à l’Ukraine. La littérature en langue turque des Tatars de Crimée également. Ses fondements ont été posés en 1883 par l’homme politique et intellectuel panturc Ismail bey Gasprinski (1851-1914) lorsqu’il a fondé le journal Terciman, qui a favorisé l’émergence d’une génération d’écrivains tatars de Crimée. En 1944, l’ensemble de ce peuple, accusé de collaboration collective avec les nazis, fut déporté en Asie centrale ; la majorité n’a pu retourner en Crimée qu’après l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Des écrivains contemporains comme Cengiz Dagci (1919-2011) et Sakir Selim (1942-2008) appartenaient à cette génération qui a connu à la fois la déportation et le retour dans leur ­patrie. Tous deux sont morts avant que l’annexion de la Crimée par la Russie n’oblige la plupart des intellectuels et écrivains tatars à fuir vers l’Ukraine ­continentale.

Un grand nombre d’écrivains ukrainiens ont bien sûr écrit en russe. Malgré l’agonie de la guerre et le contrecoup qu’elle a provoqué envers la langue des envahisseurs, c’est encore le cas d’Andreï Kourkov (né en 1961), le romancier ukrainien contemporain le plus connu et le plus largement traduit. Il en va de même pour la plupart des écrivains juifs ukrainiens. Les juifs n’ont évidemment, que ce soit dans l’Empire tsariste ou dans l’Empire soviétique, jamais été considérés comme des Russes (ni comme des Ukrainiens, d’ailleurs). Mais cela n’em­pêche pas la plupart des encyclopédies et des programmes universitaires de qualifier Isaac Babel (1894-1940), un juif d’Odessa fusillé sous Staline, ou Vassili Grossman (1905-1964), un juif de Berdy­tchiv (où sa mère fut assassinée par les nazis), que je considère comme le plus grand écrivain produit par l’Union soviétique, d’écrivains « russes » ou « russo-juifs », ce qu’ils auraient sans doute trouvé assez étrange. Il serait plus juste de parler d’écrivains soviétiques. Cependant, ils sont tous nés en Ukraine, l’Ukraine dans toute sa variété sauvage a nourri leur travail et, en 2024, il n’y a aucune raison de ne pas les appeler écrivains ukrainiens.

Isaak Babel
Vassili Grossman

C’est lorsque nous arrivons au cœur du canon « russe » que les choses se compliquent le plus. En effet, dans le réseau complexe des identités de l’Empire russe, un grand nombre d’écrivains de langue russe nés en Ukraine, quel que soit leur héritage, ont souvent choisi de se considérer et de se présenter comme des Russes, et comme des écrivains ­russes. Mauvaise conscience de l’intellectuel colonisé ? Volonté de s’élever au-dessus d’un statut provincial en s’identifiant au groupe dominant ? C’est certainement le cas, parmi beaucoup d’autres, de Nikolaï Gogol (ou, selon l’orthographe ukrainienne, Mykola Hohol, 1809-1852), de loin l’écrivain le plus célèbre et le plus aimé à avoir vu le jour en Ukraine.

Son père écrivait des poèmes d’amateur en russe et en ukrainien, et à la maison, dans une petite ville cosaque de la gubernia de Poltava, la famille parlait indifféremment les deux langues. Mais le désir de gloire littéraire du jeune Gogol lui fit choisir le russe comme langue d’écriture. Ses premiers contes ukrainiens, tel Soirées du hameau, sont loin d’être aussi connus que ses contes péters­bourgeois ultérieurs – Le Nez, Le Manteau – ou que son chef-d’œuvre, Les Ames mortes ; ils ont un temps conduit ses pairs à le considérer comme un écrivain certes de talent mais régional, un Maloross ou « petit-Russe », comme on appelait alors les Ukrainiens. Cependant, Gogol est vite devenu un ardent slavophile, obsédé par la mission divine du tsar et de l’Eglise orthodoxe russe ; et la Russie, à son tour, l’a adopté comme l’un des siens. Ce n’est pourtant pas une raison pour le laisser du côté russe de l’étagère, et les Ukrainiens devraient le réclamer sans équivoque.

« Nous devrons attendre l’après-guerre »

Il y en a beaucoup d’autres. Qui sait que la poète Anna Akhmatova (1889-1966), dont le père, Andrii Horenko, était issu de la noblesse cosaque ukrainienne, est née à Odessa, a été scolarisée à Kiev et a étudié le droit à l’université de Kiev ? Et pourquoi Vladimir Maïakovski (1893-1930), né près de Koutaïssi, en Géorgie, d’un père d’origine cosaque russe et zaporozhien et d’une mère qui s’appelait Pavlenko, un nom ukrainien, devrait-il être considéré comme « russe » ? C’était l’Empire, les gens étaient mélangés, ils se déplaçaient beaucoup. Même s’ils ne mettaient pas en avant leurs racines, ou ne les chantaient pas ouvertement, ils ne les oubliaient pas, aussi complexes fussent-elles.

Après le déjeuner dont je parlais plus haut, j’ai discuté (en russe) de la question du Musée Boulgakov avec Myroslav Layouk, un jeune écrivain ukrainien. Lui aussi pensait que le musée devait être fermé. « Boulgakov était un impérialiste russe, affirmait-il. Son œuvre est pleine de mépris pour les Ukrainiens, pour les Maloross. – Peu importe ce qu’il pensait, ai-je répondu, peu importe qu’il ait été un ­salaud d’impérialiste. Il est à vous. En France, nous avons aussi beaucoup de salauds dans notre littérature, des racistes, des antisémites, comme Céline, mais personne ne dira que ce ne sont pas des écrivains français. »

Myroslav Layouk

Layouk comprenait mon point de vue : « Mais nous devrons attendre l’après-guerre pour avoir cette discussion sur Boulgakov. » D’accord. Ce n’est la priorité de personne en ce moment. Reste que la guerre de la Russie contre l’Ukraine est aussi, comme nous le montrent le saccage des musées et la destruction massive du patrimoine ukrainien, une guerre contre la culture ukrainienne. Et lorsqu’une nouvelle Ukraine émergera de ce conflit, et que son identité sera à la fois remise en cause et renforcée par les années de guerre, la question de savoir quelle Ukraine veulent les Ukrainiens – et donc de son histoire culturelle et littéraire – sera cruciale. La Russie déclare avoir annexé de larges pans du territoire ukrainien, des déclarations qui, nous l’espérons tous, ne tiendront pas. Pourquoi l’Ukraine ne pourrait-elle pas, en ­retour, annexer de larges pans de la « littérature russe » ?

Traduit de l’anglais par Lise Vermont

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