La déportation des populations ukrainiennes est un objectif aussi important pour Moscou que l’annexion du territoire ukrainien. Des déplacements et des déportations d’enfants ont lieu depuis 2014 en Crimée et dans le Donbass occupés par la Russie. Pourtant, ce n’est qu’en 2022 que ce phénomène a été largement connu, lorsque le nombre de ces transferts illégaux a fortement augmenté.
Entre le 24 février 2022 et aujourd’hui, la Russie a déplacé ou déporté au moins 19 546 enfants ukrainiens non accompagnés. Il s’agit d’un chiffre officiel fourni par le portail « Enfants de la guerre » du gouvernement ukrainien. Toutefois, cette statistique n’inclut que les enfants sur lesquels des informations ont été fournies au gouvernement par des parents, des témoins ou des autorités locales concernant la déportation d’un enfant vers la Russie ou son transfert forcé dans les parties de l’Ukraine occupées par la Russie, et lorsque ces preuves font déjà l’objet d’une vérification. On peut supposer que le chiffre réel est considérablement plus élevé.
Parmi eux, il y a des « enfants de la guerre », au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire les mineurs ou les jeunes qui, pour différentes raisons, se sont retrouvés seuls pendant les combats. Des enfants non accompagnés ont été recueillis par des fonctionnaires et des militants russes sur la ligne de front ou dans les territoires ukrainiens occupés.
Les parents ou les proches d’un certain nombre d’enfants ont été persuadés par des agents russes (fonctionnaires, activistes, collaborateurs, etc.) d’envoyer leur progéniture dans des camps d’été ou des centres de loisirs russes. Après la période d’activités de loisirs convenue, beaucoup ont été gardés plus longtemps et/ou transportés ailleurs. En outre, selon le Centre régional ukrainien pour les droits humains (CRDH), 3 855 orphelins et autres mineurs vivant dans des foyers pour enfants ukrainiens avaient été déportés ou déplacés en septembre 2023. Enfin, certains enfants ukrainiens ont été séparés de leurs parents dans des « camps de filtration » le long de la ligne de front.
La plupart de ces enfants ukrainiens non accompagnés transférés illégalement ont des parents ou d’autres tuteurs légaux, qui vivent dans les zones contrôlées par le gouvernement ukrainien, ou ont fui les combats et se trouvent actuellement à l’étranger. Dans la grande majorité des cas, ni les parents ni les autorités gouvernementales ukrainiennes compétentes n’ont donné d’autorisation pour les transferts permanents de ces enfants non accompagnés vers la Russie. Certains camps d’enfants en Russie sont présentés comme des « programmes d’intégration » pour les enfants ukrainiens.
Maria Lvova-Belova dans la partie occupée de la région de Zaporijjia en avril 2024 // kremlin.ru
Plusieurs nouveaux textes législatifs ont été adoptés par la Russie en 2022-2023 pour faciliter la russification et l’assimilation des enfants ukrainiens. Ces révisions ont conduit à une situation dans laquelle, selon un rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, les enfants « n’ont pratiquement pas leur mot à dire dans l’ensemble du processus [de changement de citoyenneté] et il en va de même pour leurs parents ou autres tuteurs légaux dans les cas où les enfants sont séparés d’eux ».
L’octroi de la citoyenneté russe permet aux enfants adoptés de bénéficier de « garanties sociales », en d’autres termes d’accéder aux subventions gouvernementales. Cela crée des incitations financières pour les adoptants potentiels. En vertu du code de la famille russe, les enfants adoptés ont le même statut que les enfants biologiques des parents, ce qui permet la modification du nom, du prénom, de la date et le lieu de naissance de l’enfant. Il est donc difficile de retrouver les enfants ukrainiens adoptés par la Russie et d’établir leurs liens familiaux en Ukraine.
Plusieurs organes gouvernementaux russes participent au processus de déportation et d’adoption, la commissaire à l’enfance Maria Lvova-Belova — sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI — jouant un rôle de coordination. Des dizaines de bureaux fédéraux, régionaux et locaux russes mettent en œuvre le programme gouvernemental de déplacement et de russification. Ils s’occupent de la coordination logistique, de la collecte de fonds, de la fourniture de matériel, de la gestion des camps d’enfants et de la promotion de la campagne de russification en Russie et dans les zones occupées de l’Ukraine.
Maria Lvova-Belova emmène des enfants de la région de Donetsk en Russie, en septembre 2022 // kremlin.ru
Les responsables ukrainiens ont lancé de nombreux appels à la Russie. En mars 2023, la vice-première ministre ukrainienne Iryna Verechtchouk a demandé à Moscou de « remettre immédiatement les listes de tous les orphelins et enfants [ukrainiens] privés de soins parentaux » et placés sous le contrôle de Moscou. Depuis 2022, les critiques ukrainiennes visent de plus en plus les organisations internationales chargées d’empêcher et d’annuler les transferts forcés d’enfants. Curieusement, au lieu de cela, la Croix-Rouge bélarusse, jusqu’à récemment membre du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a participé à la déportation d’enfants ukrainiens vers le Bélarus. Le CICR, le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les enfants et les conflits armés et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) ont été invités à intensifier leur travail d’identification, de retour et de réunification familiale des enfants enlevés.
Étant donné que les déportations d’enfants se poursuivent encore aujourd’hui et que très peu d’entre elles ont été annulées, le gouvernement ukrainien a lancé diverses initiatives. Il s’agit notamment du Centre de protection des droits de l’enfant, du programme Bring Kids Back UA et du Conseil de coordination pour la protection et la sécurité des enfants. La fondation Save Ukraine, SOS Villages d’enfants et le CRDH font partie des ONG ukrainiennes qui défendent ou gèrent le retour des enfants déportés. Toutefois, sur les quelque 20 000 enfants déplacés ou déportés officiellement enregistrés à ce jour, seuls 400 environ ont été renvoyés vers le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement.
La sensibilisation de l’opinion publique internationale à la déportation massive d’enfants par la Russie n’a progressé que lentement. Le 1er juillet 2022, des organisations mondiales de défense des droits humains ont appelé à un moratoire sur les adoptions internationales d’enfants ukrainiens, conformément à la politique du gouvernement ukrainien et au droit international. Début mars 2023, cet appel avait été signé par 43 ONG. En septembre 2022, le Parlement européen a adopté une résolution appelant notamment la Russie à « cesser immédiatement […] tous les transferts forcés d’enfants vers les territoires occupés par la Russie et la Fédération de Russie, ainsi que toute adoption internationale d’enfants transférés de l’ensemble du territoire ukrainien internationalement reconnu ; […] abroger toute législation facilitant l’adoption d’enfants ukrainiens ; […] fournir immédiatement des informations sur les noms, le lieu de détention et le bien-être de tous les Ukrainiens détenus ou déportés, et autoriser et permettre le retour en toute sécurité de tous les civils ukrainiens, y compris les enfants ». Dans une résolution de février 2023, le Parlement européen est allé plus loin et a déclaré que le transfert d’enfants d’un groupe à un autre constituait un crime de génocide.
Le 1er juin 2023, Journée internationale de l’enfance, 23 missions diplomatiques étrangères en Ukraine ont publié une déclaration commune sur la déportation forcée d’enfants ukrainiens par la Russie : « Nous demanderons des comptes à la Russie pour ses actions illégales et barbares en Ukraine. »
Malgré cette condamnation générale, des milliers de mineurs ukrainiens non accompagnés se trouvent toujours en Russie ou dans les territoires occupés par la Russie sans leurs tuteurs légaux. Plus ils restent éloignés de leur foyer et de leur famille, plus leur rapatriement futur devient douloureux, compliqué et incertain. Jusqu’à ce que des gouvernements plus responsables arrivent au pouvoir en Russie et au Bélarus, une action multilatérale et multidirectionnelle massive est nécessaire pour provoquer un changement rapide et tangible.
Les acteurs nationaux et transnationaux doivent passer des interventions verbales à une action axée sur les résultats. Le CRDH a suggéré qu’au lieu de simplement mentionner la déportation massive d’enfants par la Russie dans des déclarations humanitaires ou politiques génériques, des documents officiels ad hocexigeant spécifiquement le rapatriement des enfants ukrainiens soient adoptés et rendus publics. L’Assemblée générale des Nations Unies, d’autres assemblées internationales et le plus grand nombre possible de parlements nationaux devraient le faire.
En outre, le CRDH a suggéré que des accords soient conclus entre l’Ukraine et des partenaires volontaires sur la coopération en matière de rapatriement ; que la liste des personnes russes actuellement sanctionnées et impliquées dans les déportations soit élargie et que les moyens d’influencer les personnes déjà sanctionnées soient étendus ; que de nouveaux mandats d’arrêt sur le modèle de ceux émis contre Poutine et Lvova-Belova soient délivrés par la CPI ; que de nouveaux crimes soient ajoutés à ceux énumérés dans les mandats existants ; et que les avoirs russes gelés soient confisqués et réaffectés aux besoins des enfants victimes de déportations illégales et de déplacements forcés.
Les limitations imposées aux fonctionnaires russes impliqués dans la déportation et l’assimilation des enfants ukrainiens devraient devenir un élément important parmi les sanctions de l’UE. Les sanctions de l’UE liées à la déportation et à l’assimilation des enfants ukrainiens devraient être étendues aux ONG russes, aux entreprises, aux écoles, aux universités, aux organisations professionnelles, etc. qui participent — souvent ouvertement et même de manière démonstrative — aux efforts de déportation et de russification. D’autres suggestions du CRDH comprennent : l’élargissement des listes d’enfants confirmés et présumés déportés ; le transfert de ces listes pour vérification en Russie via les organisations internationales concernées ou des États tiers ; l’identification de lieux à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine pour le placement temporaire des enfants renvoyés en Ukraine auprès de leurs parents ou d’autres personnes autorisées à s’occuper d’eux.
Un défi complexe consiste à alerter toute une partie de la communauté internationale encore largement ignorante de l’ampleur, de la gravité et de la tragédie des politiques russes de déplacement d’enfants. Si de nombreux universitaires, personnalités politiques et diplomates occidentaux sont bien informés, les citoyens « ordinaires » d’Europe et d’ailleurs n’ont qu’une connaissance limitée de cette situation scandaleuse. Cette lacune doit être comblée en mettant l’accent sur les pays du Sud global où les récits du Kremlin sur la guerre russo-ukrainienne sont populaires. Des bourses spéciales, des prix, des concours, des tournées, des réunions, des ateliers, etc. pour les journalistes, les rédacteurs, les blogueurs, les éditeurs, les experts, les artistes, etc. devraient conduire à la production de contenus analytiques, journalistiques et artistiques appropriés, sous forme de textes, de podcasts et de matériel vidéo plus facilement accessibles et diffusés auprès du grand public.
La politique agressive de Moscou en matière d’enlèvement d’enfants est un aspect important de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, qui illustre son caractère de conquête démographique et pas seulement géographique. La soi-disant « opération militaire spéciale » du Kremlin est un projet anti-ukrainien et pas seulement militaire et politique. Révéler les détails des terribles politiques de Moscou en matière de déplacement et de déportation d’enfants en Ukraine depuis 2014 n’est pas seulement une tâche morale. Cela peut également aider à mieux comprendre la nature de l’attaque génocidaire de la Russie et la raison pour laquelle il est nécessaire d’y mettre fin dès que possible.
Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les études sur l’Europe de l’Est, qui fait partie de l’Institut suédois des affaires internationales (UI), professeur associé de sciences politiques à l’Académie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » publiée par Ibidem Press à Stuttgart. Son livre le plus connu est Russia’s Spreading Nationalist Infection (2012).
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