Analyses

La dette de l’Ukraine : un instrument de pression et de spoliation aux mains des créanciers

Qui sont les créanciers de l’Ukraine ? Que réclament-ils en échange de leurs prêts ?

Maria Prymatchenko
Jan 17, 2025

Dans cet article l’auteur se concentre sur la dette ukrainienne depuis les années 1990 et en particulier dans la période qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Plusieurs questions trouvent des réponses dans ce texte. Qui sont les créanciers de l’Ukraine ? Quelle est leur importance ? Que réclament-ils en échange de leurs prêts ? Quel rôle joue l’Union européenne ? Pourquoi l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne va à l’encontre des intérêts du peuple ukrainien ? Que se passe-t-il avec les avoirs russes gelés ? Pourquoi annuler la dette de l’Ukraine ? Pourquoi V. Zelenski ne veut pas d’annulation ? Quelles sont les alternatives à l’endettement actuel ? Différentes questions ne sont pas traitées par manque d’espace : l’étape dans laquelle ce conflit se trouve, les livraisons d’armes, les débats dans la gauche…

Photo : « Battez les Blancs avec le triangle rouge », célèbre affiche de propagande, El Lissitzky, 1919, Picryl, CC, https://picryl.com/media/beat-the-whites-with-the-red-wedge-1d29c1
Photo : « Battez les Blancs avec le triangle rouge », célèbre affiche de propagande, El Lissitzky, 1919, Picryl, CC, https://picryl.com/media/beat-the-whites-with-the-red-wedge-1d29c1

Comment a évolué la dette ukrainienne depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 ?

La dette publique interne et externe ukrainienne a augmenté de 60 % entre début 2022 et fin novembre 2024. Elle s’élevait à un peu moins de 100 milliards de dollars avant l’invasion et a atteint près de 160 milliards fin 2024, dont 45 milliards de dette publique interne  [1]. Les créanciers auprès desquels l’endettement ukrainien a le plus augmenté sont dans l’ordre : l’Union européenne, la Banque mondiale et le FMI. Pour en savoir plus sur les dettes de l’Ukraine avant 2022, lire l’encadré

La montagne de dettes accumulée en 2 ans auprès de l’Union européenne

La dette de l’Ukraine auprès de l’Union européenne a été multipliée par plus de 8. Elle est passée de 5 milliards début 2022 à 43 milliards de dollars US. Et si on y ajoute la dette de l’Ukraine à l’égard de la Banque européenne d’investissement (BEI) et de la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), cela fait 47 milliards.
C’est un premier point à souligner : l’aide financière de l’Union européenne se fait sous forme de prêts et pas sous formes de dons. En conséquence, l’UE accumule des créances qui ne cessent d’augmenter : cela lui donne un important pouvoir de pression sur les autorités de Kiev. La politique de crédit de l’UE est perverse : les remboursements ne commenceront pas avant plusieurs années. En échange des crédits, l’UE exige de l’Ukraine qu’elle adapte sa législation aux exigences des traités européens qui tous favorisent le secteur privé, l’ouverture des marchés publics à la concurrence privée… Les grandes entreprises privées européennes convoitent les bénéfices qu’elles pourront tirer d’une intégration de l’Ukraine dans le grand marché européen alors qu’elle sera dans une situation de grande faiblesse et qu’il y aura de très importants contrats pour la reconstruction.

---------------Encadré 1 : La dette de l’Ukraine avant l’invasion russe---------------------

Lorsque l’Ukraine est devenue indépendante après la dissolution de l’Union soviétique, elle n’avait pas de dette. C’est surtout à partir de 1994 que l’Ukraine a commencé à s’endetter, notamment auprès du FMI et de la Banque mondiale. Au cours des 30 dernières années l’Ukraine a signé 14 accords de prêts avec le FMI. A chaque accord, le FMI a exigé l’approfondissement des politiques néolibérales qui ont eu des effets néfastes sur les conditions de vie de la population avec une dégradation des services publics, des privatisations, une réduction des salaires réels et des aides sociales… L’Ukraine, comme d’autres pays de l’Europe de l’Est, s’est vue appliquer une succession de thérapies de choc qui ont été mises à profit par les oligarques locaux et les entreprises étrangères pour s’enrichir. La corruption a pris des proportions très graves.

Dans le cas de l’Ukraine, on peut facilement identifier le rôle joué par les crédits du FMI et de la BM vu que l’Ukraine n’avait pas de dette extérieure avant leur entrée en jeu. De 1994 à 1999, afin de convaincre les autorités ukrainiennes de réaliser la politique voulue par le duo FMI – Banque mondiale, les deux institutions ont octroyé des crédits importants en reportant le début des remboursements qui n’ont véritablement représenté un poids pour le budget de l’État qu’à partir de 2000. Par contre, à partir de ce moment, l’Ukraine a dû consentir un très gros effort de remboursement. Entre 2000 et 2007, l’Ukraine a remboursé 4 milliards de dollars tandis qu’elle ne recevait que 700 millions en nouveaux crédits. Après l’éclatement de la grande crise financière de l’Atlantique Nord en 2007-2008 et ses conséquences dépressives sur l’économie mondiale, l’Ukraine a reçu une volée de nouveaux crédits jusque 2011. A nouveau les remboursements étaient reportés. Entre 2008 et 2010, elle a reçu 14,3 milliards de nouveaux crédits de la part du FMI et n’a remboursé que 800 millions. Mais à partir de 2011, le FMI et la BM ont exigé d’énormes remboursements (10 milliards de remboursement en 3 ans entre 2011 et 2013). Afin de pouvoir effectuer les paiements demandés, les autorités ont réduit un peu plus les dépenses sociales, elles ont emprunté également à la Russie et cela a provoqué un grand mécontentement social alimentant les différents facteurs qui ont provoqué les grandes protestations populaires sur la place Maidan à Kiev en février 2014. Les protestations ont abouti au renversement de Viktor Ianoukovytch, un président pro-russe. Le conflit s’envenime ensuite entre l’Ukraine et la Russie de Poutine qui en mars 2014 annexe la Crimée. Après cela, le FMI et la BM octroient de nouveau d’importants montants aux nouveaux gouvernants pro-occidentaux en place à la tête de l’Ukraine et une nouvelle dose de privatisations est effectuée. A partir de fin 2015, l’Ukraine arrête le remboursement de sa dette à l’égard de la Russie (voir ce que j’ai écrit là-dessus en 2022 ). Le FMI prête 11 milliards en 2 ans, la dette de l’Ukraine à son égard est multipliée par 2. Cela augmente à nouveau la capacité de pression de ce créancier sur les autorités de Kiev qui doivent faire de gros efforts de remboursement entre 2017 et 2021.

--------------------------------------------------------------------------------------------

A part l’Union européenne, quelles sont les autres créanciers ?

La dette de l’Ukraine à l’égard de la Banque mondiale a plus que triplé en passant de 6,2 milliards à 20 milliards de dollars US.


La dette de l’Ukraine à l’égard du FMI entre début 2022 et fin novembre 2024 est passée de 14 à 17,6 milliards de dollars US. Il est important que souligner que tant le FMI que la Banque mondiale se font rembourser malgré la guerre. Le FMI prélève qui plus est des taux d’intérêt abusifs pouvant atteindre jusqu’à 8 %. L’Ukraine a remboursé 2,4 milliards de dollars au FMI en 2022, 3,4 milliards de dollars en 2023 et 3,1 milliards en 2024. Donc près de 9 milliards de remboursement perçus sur le dos des ukrainien·nes par le FMI en trois ans de guerre !


On pourrait y ajouter le Canada à l’égard duquel l’Ukraine n’avait aucune dette avant 2022, alors qu’elle s’élevait à la fin 2024 à 5,25 milliards de dollars US.
La dette à l’égard des Etats-Unis est nulle car Washington préfère faire des dons à l’Ukraine que de lui prêter de l’argent. Néanmoins, du fait que Washington domine la politique du FMI et de la Banque mondiale, les Etats-Unis sont en mesure d’exercer les pressions qu’ils souhaitent. De toute façon l’Ukraine est tellement dépendante des armes venant des Etats-Unis que Washington est en mesure d’infléchir la politique du gouvernement de Zelenski dans le sens qu’elle désire.
La dette à l’égard de la Russie est en suspension de paiement depuis 2015, elle n’a pas évolué et s’élève à 0,6 milliard de dollars US.

Les dettes publiques externes de l’Ukraine dues aux créanciers privés

La dette de l’Ukraine due aux marchés financiers sous forme de titres souverains acquis par des fonds d’investissement comme BlackRock ou des grandes banques a un peu diminué passant de 20 milliards à 18,2 milliards de dollars US. Le stock a donc été un peu réduit mais la position des créanciers a été consolidée grâce à la restructuration de la dette intervenue au deuxième semestre 2024 (voir https://ch.zonebourse.com/actualite-bourse/Les-detenteurs-d-obligations-de-l-Ukraine-approuvent-la-restructuration-de-la-dette-de-20-milliards-47786891/ et https://www.bundesfinanzministerium.de/Content/EN/Standardartikel/Topics/Europe/War-in-Ukraine/debt-service-suspension-for-ukraine.html).

Les créanciers privés ont accepté d’échanger les anciens titres qui étaient, depuis juillet 2022, en suspension de paiement contre des nouveaux qui sont d’une valeur inférieure mais qui produiront des taux d’intérêt juteux, car plus élevés que les anciens. Au final, les créanciers privés sortent gagnants de la négociation car avant celle-ci les titres ukrainiens avaient perdu 70 % de leur valeur. Ils se revendaient sur le marché secondaire de la dette à 30 % de leur valeur initiale.

La dette publique externe ukrainienne s’élève à près de 115 milliards de dollars

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022 la dette publique externe a plus que doublé passant de 56 milliards de dollars à 115 milliards de dollars.
La dette publique externe ukrainienne qui s’élève à un peu plus de 115 milliards de dollars se répartit de la manière suivante : un peu moins de 50 milliards dus à l’UE, 20 milliards dus à la Banque mondiale, 18 milliards dus au FMI, 5,2 milliards dus au Canada, 1 milliard dû au Japon, 20 milliards dus à des créanciers privés sur les marchés financiers.

En pourcentage : en ce qui concerne la dette publique externe ukrainienne, l’UE pèse 44%, la Banque mondiale et le FMI représentent ensemble environ 33%, le Canada et le Japon respectivement 4 et 1%, les créanciers privés étrangers (qui détiennent principalement des titres souverains ukrainiens restructurés en septembre 2024) environ 18 %.

L’Union européenne, la Banque mondiale et le FMI sont les principaux créanciers, quelle en est la conséquence ?

Le gouvernement ukrainien a accepté en échange des crédits octroyés par l’Union européenne, le FMI et la Banque mondiale, 325 conditionnalités et recommandations

Comme l’indique le ministère des finances de l’Ukraine sur son site, les 325 conditionnalités et recommandations sont rassemblées dans une liste de réformes et de mesures que l’Ukraine s’est engagée à prendre afin de recevoir un soutien financier de la part des partenaires internationaux  [2].

Pour les créanciers, il s’agit d’approfondir l’application des politiques néolibérales mises en œuvre depuis plus de 30 ans.

Pour suivre l’application de ces conditionnalités et recommandations, 531 indicateurs ont été adoptés. Si l’Ukraine ne respecte pas le calendrier et la liste des réformes, les partenaires, et au premier chef la Banque mondiale, le FMI et l’Union européenne, peuvent suspendre ou reporter l’octroi des prêts dont le pays a besoin. Ces trois institutions vérifient en permanence l’application et l’approfondissement des politiques néolibérales qu’ils exigent et que le gouvernement néolibéral de Zelenski appuie.

En 2024, l’UE, les Etats-Unis et les autres membres du G7 se sont mis d’accord sur nouveau plan d’aide à l’Ukraine. Dans ce cadre l’UE a adopté un plan d’un montant pouvant aller jusque 50 milliards d’euros pour la période 2024 à 2027. Le plan adopté prévoit un décaissement total de 38,27 milliards d’ici fin 2027. La plus grande partie (33 milliards, càd 85 %) est sous forme de dettes qu’il faudra rembourser. La partie de dons ne représente que 5,27 milliards euros, soit 15 %. La partie dons correspond probablement au montant saisi par la Commission européenne sur les revenus tirés des avoirs russes gelés principalement à Bruxelles (voir plus loin la partie sur les avoirs russes gelés). Au cours de l’année 2024, 12,4 milliards ont été versés. Et comme la Commission européenne l’affirme dans un rapport publié en octobre 2024 :

« La majeure partie du financement (…) sera versée au budget de l’État sous réserve du respect des conditions énoncées dans le plan ukrainien, qui définit le programme de réforme et d’investissement pour le pays. »  [3] Source : https://neighbourhood-enlargement.ec.europa.eu/ukraine-report-2024_en

Le dit « plan ukrainien » qui porte sur la période 2024-2027 est consigné dans un document de 331 pages. Il a été concocté par la Commission européenne. L’application du plan qui contient une multitude de mesures que le gouvernement s’est engagé à mettre en œuvre est contrôlé en permanence. Comme le dit la Commission européenne :

« L’aide est subordonnée au respect d’exigences liées à des éléments essentiels tels que : - la stabilité macro-financière, la surveillance budgétaire et la gestion des finances publiques,
-les réformes sectorielles et structurelles et les investissements (nécessaires à l’adhésion à l’UE). » (https://neighbourhood-enlargement.ec.europa.eu/european-neighbourhood-policy/countries-region/ukraine/ukraine-facility_en)

Le gouvernement a dû désigner un coordinateur qui est l’interlocuteur de la commission européenne et qui a d’importants pouvoirs pour faire respecter le calendrier prévu dans le plan.

« L’autorité responsable de la mise en œuvre effective du plan ukrainien est le coordinateur national (coordinateur). Le coordinateur fait office de point de contact unique pour la Commission européenne en ce qui concerne le suivi (…) »  [4]
« Le coordinateur suivra la mise en œuvre du plan sur une base mensuelle afin d’évaluer les progrès accomplis.
Le gouvernement approuvera une procédure de suivi de la mise en œuvre du plan (procédure),
qui sera obligatoire pour toutes les autorités impliquées dans la mise en œuvre du plan. »  [5]

On ne dira jamais assez qu’il ne faut pas répandre des illusions sur ce que représente le processus d’intégration de l’Ukraine à l’UE

Rappelons que dans les traités européens qui sont contraignants, ne figurent pas le respect et la promotion des droits sociaux. Ils ont été conquis de haute lutte dans le cadre national et ne se retrouvent pas dans les traités européens qui encouragent au contraire la mise en concurrence des classes travailleuses des différents pays membres de l’Union. A l’intérieur de l’UE, pour donner juste deux exemples : le salaire minimum légal est de 477 euros par mois (brut) en Bulgarie, tandis qu’il atteint 2 571 euros au Luxembourg, soit 5 fois plus.

Les contraintes imposées par les traités européens concernent l’ouverture marchés nationaux à la concurrence illimitée, l’accès des services publics à l’initiative privée, la libéralisation du marché de l’énergie, la limitation du déficit des finances publics, le ratio dette publique/PIB,… Il n’y a aucune contrainte en matière de protection sociale, de salaire minimum légal, aucune contrainte ou convergence en matière fiscale (ce qui permet à des paradis fiscaux au sein de l’UE de tirer avantage des taux d’imposition très bas sur les bénéfices comme c’est le cas par exemple pour l’Irlande ou le GD de Luxembourg pour ne citer qu’eux), aucune contrainte environnementale forte, aucune protection du patrimoine public…

Une grande partie de la population ukrainienne a beaucoup d’espoirs en ce qui concerne la perspective d’intégration à l’UE qui est présentée comme une garantie d’amélioration de ses conditions de vie, de salaires, de droits sociaux, de lutte contre la corruption… C’est une grande illusion et mystification.

Au nom de la perspective de l’intégration européenne  [6], on va privatiser encore plus en Ukraine, notamment la société publique de production et de distribution d’énergie. On va aussi vendre encore plus de terres arables à l’agrobusiness étranger.

Par rapport à la mise en garde contenue plus haut, certain·es à gauche répondent que de toute manière, le gouvernement ukrainien est néolibéral et que même sans l’UE il tenterait de réaliser les politiques voulues par celles-ci.

Certes le gouvernement actuel est néolibéral mais les accords avec l’UE en vue de l’intégration ajoute des moyens de contrainte aux mains de ceux et celles qui veulent approfondir toujours plus les politiques néolibérales. L’Ukraine signe des mémorandums avec l’UE qui ont valeur de traités internationaux et l’UE est dans une position de force car elle est la créancière de l’Ukraine. Et elle le sera de plus en plus car les nouveaux déboursements de crédits augmenteront encore le stock des dettes dues par l’Ukraine à l’UE. Admettons qu’un jour, lors d’élections futures, des forces de gauche accèdent au gouvernement, elles seront confrontées aux contraintes acceptées par le gouvernement précédent. La marge de manœuvre pour rompre avec les politiques néolibérales sera très limitée, il lui faudra rentrer en conflit direct avec l’UE et désobéir aux traités. Rappelons également que tous les crédits octroyés par le FMI et la Banque mondiale le sont à la condition que l’Ukraine poursuive les (contre-) réformes nécessaires à l’intégration de l’Ukraine à l’UE.

Donc nous appelons la gauche ukrainienne et internationale à ne pas répandre d’illusions sur de soi-disant bienfaits de l’intégration de l’Ukraine à l’UE. Le peuple ukrainien doit être informé sur les risques et désavantages que cela représente. Bien sûr, il doit avoir le droit de se prononcer en faveur de l’intégration dans l’UE, mais la gauche se doit d’informer sur les conséquences négatives de celle-ci.

Contrairement à une idée fausse répandue au sein de la gauche occidentale, il n’est pas vrai que l’économie ukrainienne est déjà tout à fait adaptée aux principes néolibéraux et que donc l’intégration à l’UE n’implique pas beaucoup plus de privatisations. Le secteur de l’économie qui n’est pas encore privatisé ou qui n’est pas encore soumis à la concurrence libre et illimitée est important comme le montre l’encadré ci-dessous.

------------Encadré 2 : Exemples de la volonté de la Commission européenne d’augmenter la dérèglementation au profit du secteur privé et des privatisations. Extraits du rapport de la Commission publié en octobre 2024----------------

A la page 15 du rapport de la commission, dans le chapitre “Entreprise et politique industrielle”, on trouve le passage suivant :

« Une nouvelle version du plan d’action sur la déréglementation a également été adoptée en septembre 2024, prévoyant des mesures de déréglementation dynamique et d’amélioration de l’environnement des entreprises, conformément au plan ukrainien.

Les recommandations de la Commission de l’année dernière ont été largement mises en œuvre. Au cours de l’année à venir, l’Ukraine devrait notamment

→ conformément au plan ukrainien, poursuivre la déréglementation et la numérisation des procédures d’autorisation afin d’améliorer encore l’environnement des entreprises et le climat d’investissement en Ukraine ;

→ mettre en œuvre des mesures visant à stimuler le secteur privé et le développement industriel, (…) et soutenir les incitations visant à attirer les investissements directs étrangers. »  [7]

Dans le chapitre “Transport” on trouve la déréglementation et la privatisation des chemins de fer permettant dans le futur à des entreprises privées de l’UE d’opérer sur le territoire de l’Ukraine à la page 17 :

« Les recommandations de la Commission de l’année dernière n’ont été que partiellement mises en œuvre et restent valables. Au cours de l’année à venir, l’Ukraine devrait notamment → adopter la loi sur le transport ferroviaire créant un cadre institutionnel et législatif pour un marché ferroviaire compétitif conforme aux normes de l’UE. »  [8]

Dans le chapitre Energie, la Commission insiste sur la nécessité de libéraliser le secteur de l’énergie alors que pour faire face à la situation de guerre, le gouvernement a dû renforcer le monopole du secteur public sur ce secteur au grand dam de l’UE.
Dans le chapitre environnement et changement climatique, la Commission européenne insiste sur la nécessité de développer un marché du carbone et des permis de polluer et ainsi :

« progresser vers un mécanisme efficace de tarification du carbone en reprenant la surveillance, la déclaration et la vérification obligatoires des émissions de gaz à effet de serre et en adoptant le plan d’action pour la mise en place d’un système national d’échange de quotas d’émission. » (p. 18)  [9]

La Commission acte que du fait de l’économie de guerre le poids du secteur public reste élevé, il a même augmenté :

« L’empreinte de l’État dans l’économie reste élevée. En 2023, le secteur public représentait 22 % de la valeur ajoutée brute, contre 6 % en 2021, et la consommation totale des administrations publiques a augmenté pour atteindre près de 42 % du PIB, contre un peu moins de 40 % en 2022. » (p. 55)  [10]

La Commission insiste sur la nécessité de voir réduire le rôle de l’État dans l’économie et recommande d’accélérer les privatisation alors que l’État détient encore des participations dans de nombreuses entreprises.

« Les entreprises d’État ont continué à jouer un rôle important dans l’économie ; le portefeuille de l’État ukrainien comprenait plus de 3 000 d’entre elles. Dans le cadre du Plan pour l’Ukraine, le gouvernement s’est engagé dans une série de réformes visant à réduire l’influence de l’État dans l’économie (...). En 2023, les recettes annuelles de la privatisation s’élevaient à 108 millions d’euros (0,05 % du PIB), un record absolu. Malgré cela, la privatisation s’est limitée à de petites propriétés et à des actifs de production ; il n’y a pas eu d’opérations de privatisation à grande échelle en 2023 et 2024. Toutefois, le gouvernement prévoit de les relancer lorsque les conditions le permettront. » (p. 55)  [11]

La commission regrette également que l’État ait dû augmenter sa participation dans le secteur bancaire pour faire face à la mauvaise gestion des banquiers privés.

« La part de marché des banques publiques est passée à 53,6 % en 2023 à la suite de la nationalisation de la Sense Bank en juillet 2024. La sélection d’un nouveau conseil d’administration est actuellement en cours, et au moins six membres sont nécessaires pour que le conseil soit opérationnel. La loi sur la privatisation des banques d’État a été adoptée, ce qui devrait accélérer la réduction de la propriété de l’État dans le secteur. Le ministère des finances devrait nommer un conseiller financier internationalement reconnu pour préparer la vente de deux banques d’État d’importance systémique, à savoir la Sense Bank et l’Ukrgasbank, qui représentent respectivement 4 % et 6 % du total des actifs. » (p. 56)  [12]

Un signe de cette mauvaise gestion bancaire et de la crise économique est le niveau élevé des crédits bancaires en suspension de paiement depuis plus de 3 mois, il s’élevait à 36,8 % en février 2024 (p. 56 du rapport cité).

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Que représente actuellement le coût du remboursement de la dette ?

En août 2024, le coût du remboursement de la dette publique (50 milliards de Hryvna, la monnaie ukrainienne) a été presque équivalent aux dépenses sociales et de santé (voir les infos sur ce site financé par USAID et donc très clairement néolibéral et pro occidental https://ces.org.ua/en/tracker-economy-during-the-war/ ).

Que se passe-t-il avec les avoirs russes gelés par les puissances impérialistes traditionnelles ?

Dans le cadre des sanctions prises depuis l’invasion de février 2022, les puissances du G7 ont gelé des avoirs russes pour un montant avoisinant 300 milliards de dollars. L’équivalent de près de 260 milliards d’euros sous forme d’espèces et de titres, tels que des actions et des obligations, sont logés chez Euroclear, une institution financière privée basée à Bruxelles qui s’occupe du règlement des titres internationaux. Environ 5 milliards de dollars d’avoirs russes sont gelés aux Etats-Unis.

En 2024, le G7 a décidé de ne pas exproprier les avoirs russes mais de maintenir le gel. Sur la base des actifs russes gelés en Europe, principalement à Bruxelles, l’UE a créé un mécanisme pour émettre des titres de la dette « en faveur de » de l’Ukraine. Les actifs russes servent de garantie aux grands fonds d’investissement et aux grandes banques qui achèteraient des titres de cet emprunt. L’argent emprunté par l’UE sera ensuite versé à l’Ukraine principalement sous forme de dettes que l’Ukraine devra rembourser à l’UE.

Quant à l’UE, elle fait une très bonne affaire car elle remboursera aux marchés financiers l’emprunt (qu’elle même effectue) avec les revenus que réalise Euroclear et d’autres grâce aux avoirs russes gelés mais placés sur les marchés. On estime que les revenus tirés des placements effectués avec les avoir russes gelés s’élèvent annuellement à environ 5 milliards d’euros.

L’emprunt ne coûte rien à l’UE et lui permet d’apparaître comme généreuse tout en renforçant sa position de créancier à l’égard de l’Ukraine qui elle voit sa dette augmenter

En résumé, c’est un emprunt qui ne coûte rien à l’UE. Il lui permet d’apparaître comme généreuse tout en renforçant sa position de créancier à l’égard de l’Ukraine qui elle voit sa dette augmenter.

Les fonds de pensions et grandes banques qui achètent des titres pour venir en aide à l’Ukraine seront remboursés avec les revenus tirés des avoirs russes placés sur les marchés.

Des banques privées européennes poursuivent leurs activités en Russie malgré les sanctions

Il faut aussi savoir que plusieurs banques privées européennes, dont l’autrichienne Raiffaisen, les allemandes Deutsche Bank et Commerzbank, les italiennes Unicredit et Intesa Sanpaolo ont poursuivi des activités dans la Fédération de Russie. Et malgré les sanctions, elles ont multiplié par 4 leurs profits dans ce pays depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. En mars-avril 2024, elles ont payé 800 millions d’euros d’impôts sur bénéfices aux autorités russes sans qu’aucune mesure ne soit prise de la part des autorités européennes. Voir les révélations du Financial Times datant du 28 avril 2024 : https://www.ft.com/content/cd6c28e2-d327-4c2a-a023-098ca43eacfb Je n’ai pas eu le temps de mener une enquête mais il est frappant de constater que la banque privée autrichienne Raiffaisen qui continue ses activités en Russie (voir son site russe https://www.raiffeisen.ru/) malgré les sanctions comme indiqué plus haut, est en même temps active en Ukraine (voir son site en Ukraine : https://raiffeisen.ua/en/korporativnim-kliyentam/poslugi/operaciyi-z-cinnimi-paperami ) et est un des 11 officiels primary dealers de la dette que l’État ukrainien vend sur les marchés financiers. Voir sur le site du gouvernement ukrainien la liste des 11 banques qui ont été désignées pour acquérir des titres ukrainiens https://mof.gov.ua/en/perelik-pervinnih-dileriv. Raiffaisen est créancière à la fois de la Russie et de l’Ukraine et réalise des activités en Russie malgré les sanctions qui visent la Russie et qu’elle est censée respecter.

Pourquoi faut-il soutenir la revendication d’annulation de la dette ukrainienne ?

Il est important de savoir que le gouvernement Zelensky ne souhaite pas d’annulation de la dette ukrainienne. En parfait néolibéral, il est persuadé qu’il faut absolument que l’Ukraine soit crédible à l’égard des créanciers privés.

Plutôt que de chercher à financer l’effort de guerre et de reconstruction en faisant payer les grands capitalistes ukrainiens, leurs entreprises, les entreprises étrangères,… il préfère comme le recommandent le FMI et la Banque mondiale faire payer un maximum d’impôts et de taxes par les classes populaires. Les hauts revenus sont épargnés, le patrimoine des plus riches n’est pas mis à contribution. Sans compter que les riches s’arrangent pour échapper aux combats et à l’armée et accumulent des richesses pendant que les classes populaires font des sacrifices énormes.

L’autre façon utilisée par le gouvernement Zelensky pour financer le budget est le recours à l’emprunt. Il emprunte sur le marché intérieur notamment aux banques des oligarques et aux riches qui achètent des titres de dette publique interne rémunéré en 2024 à un taux atteignant 16,5 %  [13]. Le taux d’inflation en 2024 était de l’ordre de 10 à 11 %. Le taux directeur de la Banque centrale était de 13,5 % (voir le site https://ces.org.ua/en/tracker-economy-during-the-war/ déjà mentionné plus haut).

Les dettes accumulées par l’Ukraine avant l’invasion russe de février 2022 étaient illégitimes et odieuses car elles avaient été utilisées pour mener des politiques néolibérales dures clairement contraires aux intérêts de la population. Elles avaient, en plus, favorisé un enrichissement formidable d’une minorité privilégiée qui avait accaparé des biens autrefois publics. Les créanciers càd principalement le FMI, la Banque mondiale, les oligarques et les fonds d’investissements savaient très bien que l’argent qu’ils prêtaient ne servaient pas l’intérêt général.

Depuis le début de la guerre, comme on l’a vu, l’Union européenne est devenue le principal créancier en multipliant par 8 ses créances sur l’Ukraine, la Banque mondiale a multiplié ses prêts par 3, le FMI a également augmenté ses crédits. Ces créanciers se servent de leurs crédits pour imposer à la population des politiques néolibérales renforcées. Les nouvelles dettes ainsi accumulées par l’Ukraine sont dès lors également illégitimes et odieuses. Il est important d’obtenir leur annulation/répudiation afin que les créanciers soient privés des instruments de pression dont ils disposent et afin qu’ils arrêtent de s’enrichir sur le dos du peuple ukrainien. Si l’Ukraine et son peuple veulent reconquérir leur souveraineté, ils doivent se libérer du joug des créanciers qui agissent dans leur propre intérêt et à l’encontre de ceux de la population ukrainienne.

La résistance à l’invasion et les efforts de reconstruction pourraient être financés autrement que par la dette en appliquant une politique de dons d’une part et d’autre part en s’attaquant à ceux qui profitent de la guerre pour s’enrichir.

A côté de la nécessaire annulation de la dette ukrainienne, d’autres mesures nécessaire et possibles pour financer la résistance à l’invasion et la reconstruction

Concernant le financement de la résistance et de la reconstruction de l’Ukraine dans un article de mai 2024, je mentionnais les propositions suivantes à côté de l’annulation de la dette : Il faudrait également qu’on saisisse les avoirs des oligarques qui profitent de l’agression de l’Ukraine, tant des oligarques russes que des oligarques ukrainiens qui profitent de la situation. Ainsi, des montants substantiels pourraient être récoltés pour financer la résistance du peuple ukrainien et la reconstruction du pays.
A noter que si on prélevait un impôt équivalent aux bénéfices supplémentaires faits par les entreprises d’armement dans le cadre de cette guerre et d’autres guerres en général, cela limiterait la propension de ces entreprises à se réjouir de la poursuite de la guerre et à y contribuer car elles n’en tireraient pas directement un bénéfice.

Si on prélevait un impôt équivalent aux bénéfices supplémentaires faits par les entreprises d’armement dans le cadre de cette guerre et d’autres guerres en général, ça limiterait la propension de ces entreprises à se réjouir de la poursuite de la guerre et à y contribuer car elles n’en tireraient pas directement un bénéfice

Les mesures de saisie des biens des oligarques, sous forme de confiscation et d’expropriation, vont directement à l’encontre du caractère sacré de la propriété privée. On n’en a donc quasiment pas vues depuis 2022 car les gouvernements occidentaux ne sont pas du tout enclins à y procéder même s’ils sont opposés à la Fédération de Russie. Il faudrait recenser exactement ce qui a été fait, mais c’était extrêmement limité et cela n’a pas donné lieu à un transfert dans un fonds sous contrôle des populations ukrainiennes. En fait, il n’y a eu aucun impôt spécial par rapport aux entreprises qui profitent de la guerre. J’ai évoqué les entreprises productrices d’armes, mais on peut aussi mentionner les superprofits faits par les sociétés gazières et pétrolières qui ont bénéficié de l’augmentation énorme du prix du gaz liquide et du pétrole suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. On peut aussi parler de l’augmentation des bénéfices des entreprises qui commercialisent les céréales au niveau mondial, comme les quatre grandes entreprises multinationales qui contrôlent 80 % du marché mondial des céréales. Ce sont trois entreprises américaines et une entreprise européenne. Un impôt spécial sur les bénéfices de ces entreprises aurait dû être prélevé, devrait être prélevé, y compris de manière rétroactive à la fois pour financer les besoins de toutes les populations et pour venir en aide au peuple ukrainien. Il faut également continuer à revendiquer l’annulation de la dette ukrainienne.

On pourrait également ajouter la socialisation du secteur bancaire. Comme indiqué plus haut, un peu plus de la moitié du secteur bancaire est encore dans le secteur public mais il reste à le mettre authentiquement au service de la population, ce qui implique qu’il y ait transparence des comptes, contrôle des citoyen-nes, contrôle des élus locaux, décentralisation… Il faudrait exproprier le reste du secteur bancaire et le socialiser afin d’avoir un service public bancaire exerçant un monopole (à l’exception d’un secteur coopératif de petite taille s’il est véritablement sous le contrôle des membres de la coopérative).

Pour le moment, l’État exerce un monopole sur le secteur de l’énergie. Contrairement à ce que veulent l’Union Européenne, la Banque mondiale et le FMI, il faut préserver ce monopole en le démocratisant. Il faut que les citoyen-nes et les travailleurs-ses du secteur puissent contrôler les comptes, les tarifs, la gestion,… Bref, il faut également socialiser le secteur de l’énergie. Développer la construction de petites unités de production électrique gérée par les collectivités locales, beaucoup plus faciles à protéger, à sécuriser et à gérer. Cela implique aussi beaucoup moins de pertes au niveau du transport de l’énergie électrique vers les consommateurs. Les petites unités de production nouvelles doivent éviter d’utiliser des énergies fossiles. Il faudrait également préparer la sortie accélérée du nucléaire et l’abandon des énergies fossiles.

Pour avancer vers une paix et une reconstruction au service des populations, il est fondamentale de développer toutes les formes d’auto organisation de la population.

L’auteur remercie Antoine Larrache, Maxime Perriot et Patrick Saurin pour leur relecture.

Eric Toussaint

Souscrire à la newsletter du comité

Newsletter