Les soldats ukrainiens, condamnés à rester dans les rangs

Source : Justine Brabant, Mediapart,  18 mai 2024

De plus en plus de soldats ukrainiens, souvent des volontaires de la première heure, voudraient être remplacés afin de revenir à la vie civile. Cela leur est pour le moment impossible. Colère et incompréhension montent dans les rangs.

Les hommes du caporal Yuriy* ont pris leurs quartiers dans une petite maison de bois entourée d’érables, dans un coin de campagne ukrainienne. Depuis que les beaux jours sont là, ils cuisinent dans le jardin, dans une grande marmite au-dessus d’un feu entretenu à tour de rôle par les soldats. Ce midi, c’est osh, un plat ouzbek à base de riz pilaf, de viande et de légumes.

Pendant que la viande cuit, la conversation, ponctuée de cigarettes, roule tranquillement sur les nouvelles du front, les missions de leur brigade, les familles des uns et des autres. Mais ces derniers mois, un autre sujet revient comme une obsession : quand pourront-ils enfin être démobilisés, et retourner à la vie civile ?

« Ma dernière permission date d’il y a presque un an. J’avais pu avoir quinze jours », explique Yuriy. Il n’est pas une exception. Comme lui, les quatre soldats autour du feu se sont engagés volontairement, dès les premiers jours de la guerre, pour rejoindre l’armée et défendre leur pays contre l’invasion russe. Aujourd’hui, ils sont fatigués, mais ne peuvent plus en sortir. Les démobilisations, accordées au goutte-à-goutte, leur sont pour le moment refusées.

« Quand on s’est portés volontaires, on pensait donner de notre temps pendant que les autres faisaient leur apprentissage. Et finalement, on nous retient indéfiniment. » Yuriy remue le contenu de la marmite avec une écumoire. « Je me sens trahi. »

Leur dernière affectation au front, dans la région de Bakhmout, s’est mal passée. Le caporal pose d’abord le décor : « Des collines et des collines de cerisiers et d’abricotiers en fleurs, c’était magnifique. » Puis le bilan : « On a perdu cinq hommes. Sur vingt. Là-bas, on avait littéralement une chance sur cinq de mourir. » « Sévèrement battus », comme ils l’admettent eux-mêmes, ils ont dû rapidement quitter le front.

La brigade de Yuriy est pour le moment déployée dans un endroit moins exposé d’Ukraine. Mais les doutes ne les lâchent pas. « Regardez-nous, on a plus de 40 ans [ils ont respectivement 38, 40, 41 et 46 ans – ndlr], interpelle Vadim, large carrure et barbe de quelques jours. Sauter dans les tranchées devient difficile. Pourquoi ne sommes-nous pas remplacés ? »

Moins médiatisés que le manque d’armement et de munitions, les problèmes de ressources humaines sont pourtant un défi majeur pour l’armée ukrainienne. La première vague de volontaires – qui s’était spontanément présentée dans les centres de recrutement début 2022 – s’épuise, et sa santé mentale se dégrade.

Chez nombre de soldats, la lassitude a commencé à gagner à l’automne dernier. La fatigue d’un an et demi de guerre, l’échec d’une contre-offensive ukrainienne longtemps attendue, la perspective d’un deuxième hiver dans les tranchées ont pesé sur le moral. Voir les collègues et amis vaciller n’a pas aidé.

« Un jeune de chez nous a demandé à partir, à être démobilisé. On le lui a refusé. Je l’ai retrouvé, un matin, affalé contre un arbre, complètement saoul. Il avait essayé de s’enfuir », raconte encore Yuriy. « Et encore, nous ne sommes pas les plus exposés. On n’a pas été au front lors des pires batailles, observe son collègue Serhiy, accroupi, en tirant sur sa cigarette. Les autres unités ont été déchirées. Je n’imagine même pas leur état. »

« J’aimerais revenir sans être handicapé »

Les compagnes et épouses de militaires (l’armée ukrainienne reste très majoritairement masculine) sont les témoins privilégiés de ce blues des engagés de la première heure, qui se sentent désormais prisonniers. En faisant bouillir l’eau pour un thé, dans la cuisine de son appartement de la banlieue de Kyiv, Katia, dont le mari est engagé depuis plus de deux ans, raconte : « Au début, il m’écrivait : “Tout va bien, on casse les couilles des Russes !” Puis la même chose, mais sans le “tout va bien”. Après, c’est devenu :J’aimerais revenir sans être handicapé.” Et maintenant, il me dit : “J’en ai marre, je suis foutu.” »

« Je vois que mon mari s’éteint, abonde Galina, dont le conjoint, un ingénieur de 29 ans, est au front du côté de Koupiansk. L’autre jour il m’a dit : “Voir un corps déchiré, ça n’est pas le plus effrayant. Le plus dur, c’est de se souvenir que tu discutais avec lui cinq minutes plus tôt.” »

En se portant volontaires pour combattre, ces soldats ont mis leur vie et celle de leurs proches en suspens, pour une durée indéfinie. Galina essaie d’oublier l’absence de celui qu’elle a épousé six mois avant le début de la guerre. « J’essaie de travailler le plus possible, pour revenir épuisée chez moi et tomber de sommeil, explique cette agronome. Mais, en réalité, je ne dors plus. » Le week-end, elle va au cinéma seule.

« Je m’occupe de nos deux enfants de 5 et 14 ans, et c’est difficile. Parce que ce n’est pas comme ça que j’imaginais ma vie », confie Katia, qui travaillait dans le marketing avant que son mari ne parte au front. Elle a depuis dû devenir femme au foyer. « J’ai le sentiment que quand c’est la guerre, tu dois arrêter d’être féministe. En ce moment, je voudrais juste quelqu’un qui m’aide à la maison, rit-elle, désolée. Et qui m’offre une robe ! »

En quittant le petit jardin parsemé d’érables, le caporal Yuriy explique, à voix basse, le dilemme qui le ronge. Sa femme est enceinte, mais ils n’ont pas encore décidé s’ils garderont l’enfant. « Pour qu’elle soit contrainte de l’élever seule ? Ça n’est pas une vie…, expose le soldat, éprouvé. Quelle situation terrible… »

Ne pas la voir dans ces circonstances est trop difficile. Alors, un jour de mai, le caporal se fait la malle : il prend la route pour aller la rejoindre, le temps de quelques heures, et parler de leur avenir avant de revenir dans son unité. Personne dans les rangs ne songe à condamner ces « congés clandestins », comme on les appelle avec un sourire résigné.

À la guerre depuis 630 jours

La solution à ce problème de ressources humaines, aux yeux de beaucoup, est simple : autoriser les militaires ayant combattu un certain temps – la durée de 36 mois est régulièrement évoquée – à reprendre leur vie civile, et les remplacer par des hommes n’ayant pas encore servi. C’est ce que demande un collectif informel de femmes de soldats, constitué en novembre dernier, dont Galina et Katia font partie.

Elles ont organisé dix manifestations à travers toute l’Ukraine. À Kyiv, c’était sur l’emblématique place Maïdan, et Galina avait amené sa pancarte : « Mon mari est à la guerre depuis 630 jours. C’est le tour des autres. »

Des représentantes du petit groupe ont été reçues par l’état-major de l’armée ukrainienne et ont obtenu le soutien de quelques député·es. Leur combat a même semblé être sur le point de porter quand une clause, prévoyant le retour à la vie civile des soldats au bout de 36 mois de service, a été insérée dans une loi votée au mois d’avril. Mais la disposition a été retirée au dernier moment.

« C’est le commandement militaire qui a demandé son retrait », croit savoir la députée Inna Sovsun, du parti d’opposition Holos, très active sur le sujet et dont le mari est lui-même engagé dans l’armée. En coulisses, l’état-major aurait alerté sur le fait qu’il ne parvient pas à recruter assez de nouveaux soldats pour remplacer les partants.

Mais l’argument peut être renversé : donner une limite claire de 36 mois d’engagement ne contribuerait-il pas à rassurer les éventuels intéressés sur le fait qu’ils ne s’engagent pas dans une voie sans issue, et donc in fine à attirer de nouveaux candidats ? « On sait que la guerre va durer. Personne ne veut s’engager sans savoir quand il pourra sortir de l’armée – et c’est bien normal », regrette le caporal Yuriy.

Surtout, l’exécutif ukrainien, qui assure ne pouvoir libérer les soldats déjà engagés en raison du manque de remplaçants potentiels, s’est-il vraiment donné les moyens pour recruter en masse ? Inna Sovsun, comme d’autres, en doute. « Avez-vous vu de grandes campagnes de mobilisation ? Je veux dire, des campagnes nationales, coordonnées par le gouvernement ? », interroge-t-elle. De fait, la majorité des affiches de recrutement visibles dans le pays n’émanent pas du ministère de la défense mais des brigades elles-mêmes – la 3e brigade d’assaut, dite « Azov », ou encore la 67e brigade mécanisée de feu « Da Vinci » –, qui tentent chacune de faire valoir leurs atouts.

Pour nombre de soldats interrogés, la réalité fait peu de doute : « Volodymyr Zelensky préfère sacrifier la première vague de volontaires plutôt que de prendre des mesures impopulaires, comme mobiliser largement de nouveaux soldats », juge Yuriy, remonté. « Les jeunes font partie des catégories de la population qui ont le plus voté pour le pouvoir actuel » et la majorité présidentielle « ne veu[t] pas perdre ce morceau d’électorat » en les appelant massivement sous les drapeaux, estime un jeune soldat déployé au front dans la région de Donetsk .

la députée Inna Sovsun

La priorité de la guerre

Des chercheurs rétorquent, estimations chiffrées à l’appui, qu’en réalité les marges ukrainiennes pour mobiliser sont assez faibles. Qui dit vrai ? Sans doute pour éteindre le feu qui couve, le ministère ukrainien de la défense a assuré préparer une loi spécifique sur la démobilisation, qui pourrait s’emparer du problème. Inna Sovsun n’y croit guère : « Elle est prévue pour dans huit mois. Mais le temps de l’élaborer et la discuter, puis que le président la ratifie et qu’elle soit effectivement mise en œuvre… Bref, on sera en 2025. » Pour ne pas avoir à attendre jusque-là, elle compte soumettre son propre projet de loi sur le sujet.

En attendant, l’incompréhension – et parfois le ressentiment – grandissent, entre plusieurs Ukraine qui semblent vivre dans des réalités parallèles. De nombreuses femmes de soldats disent avoir rompu le contact avec leurs ami·es n’ayant pas de proches au front. « On ne se comprend plus », regrette Galina, citant l’exemple extrême de « cette amie qui [lui] a dit, en résumé, que [s]on mari était bien idiot de s’être porté volontaire au début de la guerre, et qu’il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même ». À l’autre bout de la cuisine, Katia acquiesce silencieusement.

Mais, dans l’adversité, d’autres solidarités se créent. « Quand j’ai trouvé ce groupe de femmes de soldats qui manifestent, j’ai ressenti un soulagement immense, poursuit la jeune femme. Enfin, des gens qui partageaient mes douleurs. Je sais que leurs cœurs sont tiraillés par les mêmes blessures que le mien. » Elles ne partagent d’ailleurs pas que les douleurs mais aussi des numéros de psys et des conseils de lecture – ces temps-ci, Galina dévore les livres sur la santé mentale et les traumatismes de guerre, pour pouvoir aider son conjoint « à revenir, petit à petit, dans la société » à son retour, lui qui, lors de sa dernière permission, n’a pas supporté d’entendre des jeunes gens parlant russe dans les rues de Kyiv.

Surtout, l’Ukraine est encore rassemblée par un point commun : une volonté farouche de battre l’armée russe. Même parmi les soldats les plus remontés contre leur état-major ou leur classe politique, aucun ne souhaite que l’Ukraine entame des négociations avec la Russie. « Si on négocie ? La Russie ne s’arrêtera pas là et, dans quelques années, ça n’est plus pour défendre notre pays que nous serons enrôlés, mais pour envahir la Pologne au nom de Moscou », prédit sombrement Yuriy. À quelques centaines de kilomètres de là, Galina résume : « Tout le monde veut la victoire de l’Ukraine, mais peu de monde est prêt à l’obtenir de ses mains. »

« Malgré le danger, nous travaillons dur, nous contribuons à faire entrer l’argent dans les caisses de l’État et d’ArcelorMittal », affirme Oleksandr, un ouvrier métallurgiste, « donc il faudrait que nos salaires suivent l’inflation, car nous n’arrivons plus à vivre décemment ».

Le syndicat de la métallurgie et des mineurs, dont les bureaux se trouvent dans l’enceinte d’ArcelorMittal depuis les années 1930, a entamé des négociations pour augmenter les salaires, affirme sa présidente, Natalya Mariniuk : « Ils n’ont pas été augmentés depuis deux ans, alors que l’inflation a explosé de plus de 35% après l’invasion russe. » Le syndicat souhaite également obtenir un treizième mois de salaire en bonus, qui avait été « supprimé unilatéralement en 2023 par ArcelorMittal. » La présidente du syndicat de la métallurgie et des mineurs semble optimiste, « mais il faut se méfier », affirme Mykhaïlo Volynets, « les syndicats héritiers de l’époque soviétique sont proches du pouvoir, ils prétendent qu’il existe encore un dialogue social en Ukraine ».

Lors d’un sommet qui a eu lieu le 23 avril dernier, à Lublin, en Pologne, cette question de la restauration du dialogue social a été abordée par les syndicats ukrainiens et leurs homologues européens, tout comme le rôle des syndicats dans les discussions sur l’avenir et la reconstruction du pays. Le soutien international se poursuit ainsi dans les échanges que peuvent avoir les acteurs syndicaux avec les responsables politiques d’Ukraine et de l’UE.

Selon le président de la KVPU, l’amélioration des conditions de travail en Ukraine passe par « la fin de l’agression russe, l’adhésion à l’Union Européenne et le vote par la Rada de nouvelles lois respectueuses des droits des travailleurs  ».

 

Cet article est également disponible en anglais et en espagnol.

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