Les interfaces de la guerre (2) Soigner les soldats russes en Ukraine : sauver l’ennemi pour sauver les siens

Source : série en deux épisodes de Pierre Alonso, Médiapart 7 mars 2024

Deux ans après l’invasion totale du pays par l’armée russe, la frontière n’a jamais été aussi étanche entre les deux États, et le rejet, voire la haine, aussi intense. Quelques Ukrainiens se retrouvent pourtant au contact de l’ennemi. Ce sont les interfaces de la guerre.

Ouest de l’Ukraine.– Avec son fauteuil dentaire rutilant et ses radios à rayons X, l’endroit ressemble à un dispensaire comme un autre, un peu plus moderne peut-être. Il se trouve quelque part dans l’ouest de l’Ukraine, derrière de hauts murs surmontés de barbelés et de caméras de vidéosurveillance, et quelques miradors.

Cette prison est devenue le principal centre de détention des prisonniers de guerre russes, le seul que les autorités ukrainiennes ouvrent volontiers au public, à condition de ne pas en révéler la localisation exacte (lire notre Boîte noire).

« L’Ukraine dépense beaucoup d’argent pour s’assurer que cet endroit est conforme au droit international humanitaire [le droit de la guerre – ndlr]. Nous montrons au monde que nous sommes capables de détenir les prisonniers de guerre russes dans de bonnes conditions : accès à la santé, nourriture suffisante, possibilité de joindre ses proches… », vante le responsable du centre de coordination des prisonniers de guerre, Petro Yatsenko (par ailleurs écrivain).

Dans un centre de détention des prisonniers de guerre russes dans l’ouest de l’Ukraine

Après deux ans de guerre ouverte avec la Russie, la procédure commence à être bien rodée. Après la capture des combattants sur le champ de bataille, un premier tri détermine ceux qui seront poursuivis par la justice ukrainienne pour des violations du droit, tandis que les autres rejoignent ce camp de prisonniers, après des séjours qui durent de quelques jours à plusieurs semaines dans des prisons ailleurs dans le pays.

À leur arrivée dans ce camp, les soldats capturés reçoivent un uniforme bleu. « Les vêtements ont l’emblème ukrainien. Ça vous embêtera peut-être mais il faudra le porter », ordonne un garde à une douzaine d’hommes aux cheveux rasés, assis dans une cellule. Ils passeront ensuite deux semaines en quarantaine, pour éviter d’éventuelles contaminations infectieuses et observer leur état psychologique. Ensuite, leur quotidien sera rythmé par les séances de travail manuel et les repas à heures fixes dans un réfectoire spacieux, où ils remercieront en chœur et en ukrainien avant de manger en silence assis à leur table.

L’obligation du soin

À la lettre du droit international humanitaire, l’endroit ne devrait pas être une prison : les soldats détenus sont théoriquement « retenus » loin du champ de bataille dans le seul but d’éviter qu’ils prennent part aux hostilités. Ils ne purgent pas une peine après avoir commis un crime. Dans les faits, ce camp a tout d’un complexe pénitentiaire : les coursives, les barreaux aux fenêtres, la discipline, les matons. Ces derniers sont aussi bavards que les portes de leur prison. Consigne a été donnée de ne pas répondre aux journalistes.

Dans un pays ravagé par la guerre et gagné par la haine de l’agresseur, ils appartiennent à l’une de ces professions qui les placent au contact direct de l’ennemi. « Oui, je le dis à mon entourage, mais on n’en parle pas », lâche du bout des lèvres l’un des gardes avant d’écourter une conversation déjà fort succincte.

Halena s’épanche un peu plus. Médecin-cheffe, elle dirige une équipe de 17 personnes au rez-de-chaussée de l’un des bâtiments. Avant l’invasion, elle travaillait avec les détenus de droit commun. Désormais, elle soigne l’ennemi.

« Les prisonniers arrivent déprimés. Ici, ils reprennent du poids. On a affaire à beaucoup d’anciens taulards, pour moi ce ne sont pas des soldats. Beaucoup sont malades ou traumatisés. Ils viennent de milieux défavorisés, ils rejoignent l’armée pour l’argent », décrit-elle avec une once de dégoût. Les cas les plus graves sont pris en charge dans un hôpital de la région.



prisonniers russes libérés

L’accès à la santé est une obligation formulée par le droit international humanitaire. La troisième Convention de Genève dispose que non seulement les prisonniers de guerre ne doivent pas être maltraités, mais qu’ils doivent se voir « accorder gratuitement les soins médicaux que nécessite leur état de santé ». Cet impératif juridique repose in fine sur Halena et ses collègues.

« Il faut bien soigner ces gens, admet sans enthousiasme la médecin. On espère que nos prisonniers de guerre seront eux aussi soignés en Russie… » Son entourage sait ce qu’elle fait. Est-ce que tout le monde l’accepte ? La jeune femme aux cheveux noirs souffle en guise de réponse : « Tout le monde fait son métier. Nos soldats leur ont laissé la vie sauve, pourquoi, nous, on les maltraiterait après ? » Mediapart a rencontré trois de ces infirmiers militaires ou paramilitaires qui ont sauvé leur ennemi sur le champ de bataille.

Ivan Muzhniuk : « J’ai été prisonnier, je sais comment ils nous traitent. Nous ne sommes pas comme eux »

Ivan Muzhniuk a commencé à fumer à 40 ans. C’était il y a deux ans, au début de l’invasion de son pays par la Russie. Depuis 2014, le juriste de formation participait à l’effort de guerre dans le Donbass comme aide-soignant. Au fil de ses collaborations avec plusieurs organisations civiles, il a acquis une certaine expertise. Début mars 2022, alors que les colonnes russes parties de Crimée menacent Mykolaïv, le chef de groupe accompagne une brigade chargée de contre-attaquer dans ce secteur.

Son trinôme se compose d’un conducteur venu de Boutcha et d’un aide-soignant de Kherson, deux villes tombées aux mains de l’armée russe et déjà occupées. « Lors d’une contre-attaque, on a pris cinq ou sept prisonniers de guerre russes. Deux étaient légèrement blessés : l’un avait une jambe fracturée, l’autre des éclats d’obus dans le bras », se remémore Ivan Muzhniuk.

Très vite, il sent que « [s]es gars étaient prêts à leur faire du mal ». Il explique : « La femme et les enfants de mon camarade de Kherson étaient en zone occupée. On savait déjà qu’il y avait des viols à Boutcha et à Kherson. C’étaient les premières semaines de la guerre. Tout le monde était très excité et nerveux. C’était les premiers Russes qu’ils voyaient. » Alors il prend les devants et leur lance : « Je vous comprends et je ne vous juge pas, mais il faut qu’on fasse le travail. » Les deux prisonniers seront soignés.

À ce moment-là, Ivan Muzhniuk considère encore ses ennemis, qui lui inspirent « haine et mépris », comme « des êtres humains ». Cette conviction s’efface après sa détention.

Le 14 mars 2022, Ivan Muzhniuk est capturé par l’armée russe. Il est enfermé dans une base à Sébastopol, en Crimée occupée, où « un médecin passait de temps en temps pour [les] examiner ». Il est ensuite transféré dans une prison de Nova Kakhovka, en zone occupée, une ville connue pour son barrage hydroélectrique dynamité en juin 2023.

Deux bâtiments utilisés par le FSB, le renseignement intérieur russe, et par la Garde nationale (Rovsguardia) servent à interroger et à torturer les prisonniers. « Des blessés, par des éclats d’obus ou par balles, étaient dans des sous-sols ou des garages en béton. Personne ne les soignait. C’est moi qui m’en occupais à la demande des Russes. Ils ne me donnaient que des bandages et du désinfectant, mais ils m’écoutaient quand je disais qu’il fallait les envoyer à l’hôpital. »

Pendant sa détention, il rencontre Igor, un soldat fait prisonnier presque au même endroit que lui, le même jour. Igor s’était rendu avec un camarade blessé. « Les Russes l’ont achevé sur place », relate Ivan Muzhniuk avec une colère sourde. Lui a été libéré au bout d’un mois, tandis que la détention d’Igor s’est poursuivie en Russie, où il a été torturé. Récemment rentré en Ukraine à la faveur d’un échange, il est à présent invalide.

Ivan Muzhniuk est revenu de captivité avec une détermination décuplée – il s’est engagé dans l’armée quatre jours après – et une nouvelle conviction : « J’ai vu comment ils traitaient nos prisonniers de guerre, certains sont morts à cause des mauvais traitements. Les Russes laissaient et faisaient mourir nos blessés. Je ne les considère plus comme des êtres humains mais comme des choses qui vivent. »

Avec sa brigade d’infanterie de marine, il a été déployé sur tous les fronts, dans le Donbass, au sud de Zaporijjia, et ces temps-ci dans la région de Kherson. Il a de nouveau soigné des blessés russes : « Les Russes doivent mourir sur le champ de bataille, on doit les tuer, mais les blessés faits prisonniers doivent vivre pour trois raisons : nous ne sommes pas comme eux et, je le dis humblement, nous respectons les Conventions de Genève, c’est très important pour moi qui suis un ancien juriste ; les prisonniers de guerre sont une source d’informations nécessaire pour nos militaires et nos services de renseignement ; on constitue en quelque sorte un fonds pour les échanges. Beaucoup de nos soldats sont en prison en Russie, il faut qu’on ait des prisonniers pour les échanger. » Ses mains tremblent, il part fumer une cigarette.

Slavko : « Pour les échanger contre des prisonniers ukrainiens »

Une « envie de vomir ». C’est d’abord ce qu’a ressenti Slavko lorsqu’en août 2023, il a dû soigner des soldats russes pour la première fois. Volontaire au sein des Hospitaliers, une organisation ukrainienne de secourisme de guerre, il est alors déployé dans le Donbass, à Kramatorsk. Huit prisonniers de guerre russes, capturés à Klishtchivka, un hameau très disputé au sud de Bakhmout, sont amenés à son dispensaire.

Des soldats et civils ukrainiens libérés dans le cadre d’un échange de prisonniers Russie-Ukraine, le 3 janvier 2024. © Photo diffusée par la Présidence ukrainienne / Anadolu via AFP

Le golgoth barbu aux yeux clairs fait défiler des photos sur son téléphone : les hommes ont les yeux bandés et les mains entravées par du scotch jaune. Un blessé est touché à la poitrine, un autre a les fessiers arrachés, encore un autre a le visage tuméfié. « Il est tombé plusieurs fois… », dit Slavko, sans vraiment démentir les soupçons de passage à tabac qui naissent à la vue de telles ecchymoses.

L’air plus grave, il reprend : « C’est très inhabituel et cela nous sort de notre zone de confort, de la normalité. » La situation est d’autant plus singulière que Slavko est russe. Né il y a trente-neuf ans de l’autre côté de la frontière, il y a vécu vingt-huit ans avant de choisir l’Ukraine en 2012, parce qu’il a « rencontré une femme ». En 2013, il participe à la révolution de Maïdan, puis rejoint dès 2014 les Hospitaliers comme secouriste sur le front du Donbass.

Aujourd’hui, il a rompu tous les liens avec son pays d’origine. « Entre 2014 et 2022, on se parlait moins avec mes amis russes, mais ils m’envoyaient un message pour mon anniversaire. Ce n’était pas encore la guerre pour eux. Après le 24 février 2022, je suis devenu un nazi à leurs yeux », raconte Slavko sans amertume et dans un ukrainien sans accent. Il a changé de langue après le 24 février. En Russie, il a juste gardé contact avec sa mère, ukrainienne d’origine, qui « prie Dieu pour que la guerre se termine ».

prisonniers échangés

Les brigades de l’armée ukrainienne auprès desquelles il est envoyé connaissent son origine : « Je ne la cache pas, le commandement le sait. Au début, on m’a fait des blagues et après on a vu que je bossais. On fait parfois de moi un exemple face aux Ukrainiens [russophones] qui ne veulent pas apprendre une nouvelle langue. »

S’il ne ressent aucune compassion envers ses anciens compatriotes, il relève lui-même des moments baroques, comme cette fois où il a transporté dans sa voiture un prisonnier blessé. « Il m’a dit qu’il avait signé un contrat avec l’armée car sa fille voulait une trottinette électrique. “T’es venu dans un autre pays pour tuer des gens parce que ta fille voulait une trottinette électrique ?”, retrace Slavko, consterné et amusé, d’après la vidéo de la discussion qu’il montre sur son téléphone. J’étais surpris qu’un homme qui a le même âge que moi et qui vient du même pays que moi se retrouve ligoté dans ma bagnole. »

Pour autant, il ne joue pas de cette proximité. Ce n’est pas son rôle et les combattants capturés sont souvent bien trop terrifiés. « Les Russes ont fait de nos médecins des monstres aux yeux de leurs soldats. Ils ont peur de nous, peur qu’on les soigne. Ils pensent qu’on va les charcuter. »

Slavko assure n’avoir jamais eu vent de soignants qui refuseraient de prendre en charge des blessés russes. « On fait le tri, nos blessés sont prioritaires bien sûr. On ne court pas les soigner avec la même ardeur que pour les nôtres, on se dit : “Eh merde”, mais on le fait. Ton cerveau se met en marche et tu comprends qu’il le faut parce qu’ils constituent une monnaie d’échange. J’espère qu’une aide similaire sera apportée en face aux nôtres qui sont faits prisonniers. Si moi je ne soigne pas comme il le faut, je ne peux pas espérer que l’ennemi fasse de même, ni même demander qu’il le fasse. » Slavko le renégat sauve la vie des Russes pour protéger les compatriotes qu’il a choisis.

Dmytro Kapitune : « Pour obtenir du renseignement »

À l’automne 2022, l’équipe de Dmytro Kapitune est appelée pour évacuer un blessé près de Soledar, une petite ville au nord de Bakhmout, dans le Donbass. Dès qu’il arrive sur la position, à 700 mètres de la ligne de front, il comprend que quelque chose d’inhabituel se trame. « Des soldats montaient la garde autour du blessé », décrit Dmytro Kapitune, « Boroda » (« la Barbe ») de son nom de guerre. Le blessé en question est un homme de Wagner. Il a pris une balle dans la jambe. Du sang coule malgré le garrot posé par les militaires ukrainiens.

Avec ses camarades, ils le traitent « comme n’importe quel blessé ». Ils stoppent l’hémorragie et retirent le garrot pour sauver sa jambe. Ils l’anesthésient et lui administrent des antibiotiques. « Il a reçu toute l’aide dont il avait besoin », affirme le soignant de 49 ans, qui a gardé son catogan de guitariste de rock.

Sans doute choqué et sous l’emprise d’un analgésique puissant, la nalbuphine, qu’il s’est injecté, le mercenaire leur parle beaucoup. Dans la colonie pénitentiaire où il purgeait une peine pour meurtre, Prigojine est venu recruter des combattants : six sont partis sur le front, contre la liberté et 200 000 roubles (environ 2 000 euros) à l’issue. L’homme prétend ne pas savoir où il est, qu’il a reçu l’ordre de faire de la reconnaissance et a trop avancé, jusqu’à se retrouver dans une tranchée ukrainienne… Ses camarades ont été tués. Lui non, et les soldats ukrainiens le veulent vivant.

« On nous a dit qu’il avait des renseignements à donner, qu’il devait rester en vie », reconstitue Boroda, qui y voit une motivation pour soigner un être qu’il méprise profondément. « On n’a pas de sentiment humain envers notre ennemi. » Les soigner relève d’une « corvée » à laquelle il se plie parce qu’il faut obéir aux ordres, mais surtout parce qu’il espère « permettre à un Ukrainien de rentrer » à la faveur d’un échange de prisonniers. C’est ainsi qu’il présente les choses autour de lui. Tout le monde comprend l’argument, qui parvient à le convaincre lui-même.

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