L’aide humanitaire : entre héritages de l’ère soviétique et défis du 21e siècle

par François Grunewald

publié par Défis Humanitaires, 28 mai 2024

François Grunewald est spécialiste de gestion de crise et président fondateur du groupe Urgence-Réhabilitation-Développement (URD), www.urd.org

À l’heure où la tension sur le front du Nord et de l’Est est maximale et où les évacuations nous ramènent aux terribles heures de l’immédiat après-février 2022, il est utile de faire un point sur ce qu’a été jusque-là la solidarité avec l’Ukraine et les Ukrainiens. Cet article présente un certain nombre de réflexions basées sur cinq missions en Ukraine entre 2020 et 2024 renforcées par plus de vingt ans d’observations sur le terrain des conflits dans différentes parties de l’ancienne ère soviétique (Tchéchénie, Abkhasie, Ossétie, Haut Karabach

Une population en partie sur la route
La guerre en Ukraine a déclenché l’un des plus grands mouvements de populations des dernières décennies, peut-être seulement comparable avec les exodes croisés qui ont accompagné la guerre de 1971 dans le sous-continent indien (entre 8 et 10 millions de déplacés et réfugiés).

L’accueil et la solidarité entre Ukrainiens lors des déplacements dans le pays ont été magnifiques, nous rappelant combien l’entraide est fondamentale face aux agressions auxquelles les populations sont confrontées. Et il en est allé de même quand ces mêmes populations se sont rendues à l’étranger. Les pays voisins de première ligne (Pologne, Moldavie, Roumanie) ont ouvert leurs frontières avec la mise en place de systèmes d’accueil, la distribution de biens de secours et les premiers accueils dans des équipements publics (gymnases, écoles, etc.) ainsi que dans des familles qui ouvraient leurs maisons. En Ukraine comme dans les pays voisins, les municipalités et les réseaux de volontaires ont été au cœur de la réponse, organisant d’abord les évacuations, avec des dizaines de bus de tailles diverses et de véhicules privés, évacuations soutenues par un travail collectif de mise en réseau pour savoir qui allait partir, où se réunir, quel véhicule prendre, pour où, etc. 

À côté de cela, s’est mise en place une incroyable mobilisation d’espaces d’accueil : qui un stade, qui un entrepôt, qui une bibliothèque, qui un dortoir universitaire ou un centre dédié à l’accueil des groupes à risques avant la guerre et recyclé en centre collectif pour les réfugiés. Autant de lieux où les stocks d’assistance ont été très vite mis en place, bien avant l’arrivée des acteurs classiques de l’aide. Ainsi, en quelques jours, l’assistance et l’accueil se sont organisés, avec des lieux d’enregistrement, des lieux de distribution d’aide et des modalités de départ vers d’autres zones, que ce soit dans le pays de premier accueil ou plus loin vers d’autres pays. En quelques jours, les volontaires, les ONG polonaises, roumaines ou moldaves se sont mobilisées, collectant des biens pour l’assistance et organisant la distribution dans les villes des zones frontalières. Des milliers de familles et de communes [1], dans toute l’Europe, ont offert toit et amitié à des familles ukrainiennes dans la détresse. Ce fut un très beau visage de notre Europe, dont on se demande parfois ce qu’il en reste quand on voit certains débats politiques. 

On pourra évidemment regretter que cette même générosité ne se retrouve pas toujours pour d’autres crises de réfugiés, mais, en la matière, il n’existe pas de petites victoires et la proximité avec des populations touchées par la guerre si près de chez nous est compréhensible. Il est ici important de noter l’importance des réseaux sociaux pour mobiliser les ressources et organiser tant les flux de populations que les envois et la distribution de l’aide. Les réseaux sociaux étaient en effet pleins de messages et de propositions qui démontraient combien la générosité était au rendez-vous pour cette crise. Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) [2] et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) sont très engagés dans la gestion de ces mouvements de populations, ainsi que de nombreux gouvernements européens, dont la France [3], mais ce sont encore les associations, structures formelles ou mobilisations informelles citoyennes, ainsi que les institutions issues des décentralisations [4], qui ont été en première ligne [5]. On notera également que l’Union européenne, ainsi que la Grande-Bretagne, ont très vite pris des mesures pour faciliter l’accès temporaire des Ukrainiens au territoire de l’Union et au Royaume-Uni. Cet exil s’est poursuivi puis ralenti en Ukraine jusqu’au début des opérations russes sur le front Est à partir de février 2024 mais cette fois les mécanismes sont rodés, tant au sein des administrations ukrainiennes que des groupes de volontaires, ONG ukrainiennes enregistrées et acteurs internationaux. Il prend d’autres dimensions, avec notamment les départs qui se réactivent à partir des zones de combats actifs ou escomptés, car de nombreuses personnes ont commencé à quitter les villages exposés et bien d’autres fuiront dans les mois à venir si la situation continue de se détériorer, face au risque de se retrouver démunies quand l’hiver 2024-2025 s’installera. La si belle générosité de 2022 sera-t-elle au rendez-vous ? 

Des difficultés de compréhension du contexte
S’il y avait déjà eu un déploiement d’acteurs humanitaires en 2014, la roue avait tourné. L’aide humanitaire internationale est arrivée en Ukraine en 2022 avec une faible compréhension de ce contexte, de son histoire, et des défis humains, sociétaux et technologiques. Les organisations internationales humanitaires sont arrivées avec leurs méthodes, leurs modes d’action, leurs présupposés développés dans des pays peu développées, aux administrations fragiles, aux sociétés civiles plus ou moins dynamiques mais très souvent très dépendantes de l’aide internationale. Elles se sont trouvées confrontées à un pays organisé dans lequel cohabitent les lourdeurs administratives issues du passé soviétique mais aussi un extraordinaire niveau de digitalisation. En Ukraine coexistent les technologies du monde soviétique et le top de la technologie moderne. 

Les acteurs internationaux de l’aide humanitaire se sont trouvés confrontés à une société civile « en résistance », rodée aux épreuves des manifestations de la dignité du Maïdan et de la guerre de 2014, et mobilisée de façon impressionnante auprès des déplacés, des populations vulnérables des zones de front, des blessés civils et militaires. Le quotidien de ces dizaines de milliers de volontaires ? Aider les déplacés à trouver un logement, approvisionner en nourriture les personnes âgées des zones de front incapables de quitter leur maison, faciliter les évacuations de Marioupol ou de Liman, apporter des générateurs pour les structures de santé dans les zones difficiles, mais aussi tisser des tissus de camouflage pour les tanks, préparer des trousses de premier secours pour les femmes et hommes au front, trouver de l’argent pour l’achat de drones… Avec la menace des accusations de corruption, de nombreux groupes de volontaires, encore rarement constitués en association selon la législation ukrainienne, ont développé des systèmes de traçabilité de l’aide et de redevabilité assez ingénieux, basés sur les systèmes digitalisés de l’état civil ukrainien, mais pas conçus pour être compatibles avec les méthodes de l’aide classique. D’où une plainte récurrente de la part de ces volontaires de la charge administrative de redevabilité qui est imposée par ceux qui les financent, qui font souvent ces demandes mais pas le transfert de ressources qui rendrait facile la réponse. 

L’énergie : la cible prioritaire de la guerre
Dans l’Ukraine du début 2020, la gestion de l’énergie, du chauffage et de l’accès à l’eau s’appuyait sur les technologies de la période soviétique. Le chauffage en zone urbaine et périurbaine était en général collectif, et les calories circulaient dans d’énormes réseaux de tuyauterie apportant l’eau chaude de grandes centrales au charbon, au gaz ou à l’électricité nucléaire. Dans certains cas, des chauffages électriques d’appoint existaient dans les immeubles et les bureaux tandis que dans les zones rurales, le bois sous différentes formes (bûches, briquettes, etc.), était la clé du chauffage. Les programmes de « winterisation », conçus en début 2022 pour l’hiver 2022-2023 comportaient des composantes assez légères et classiques, avec des kits « hiver » contenant des habits chauds et du matériel pour des réhabilitations légères du bâti (bâches pour les toits, contreplaqué pour fermer portes et fenêtres), etc. 

Les bombardements russes de l’automne 2022 sur les infrastructures énergétiques ont obligé à un « changement de braquet » dans la réponse, mais qui a amené les acteurs de l’aide dans des secteurs inconnus : ceux de l’énergie dans un monde urbanisé, où une partie de la population habite dans des grands immeubles et où lumière et chaleur sont des éléments clés de la vie en hiver. La fourniture massive de générateurs de tout genre et de tout modèle a permis aux Ukrainiens de passer l’hiver, mais s’est déroulée dans un manque total de coordination. Des générateurs de deuxième main, sans pièces détachées, ont été fournis en même temps que des équipements neufs, mais sans manuel ni matériel de maintenance. Les Ukrainiens eux-mêmes ont eu du mal à gérer tous ces apports avec résurrection du « syndrome de l’écureuil » rendant difficile une répartition optimale de tous ces équipements. Mais d’un autre côté, grâce à d’immenses efforts et d’impressionnants sacrifices, les ingénieurs ukrainiens ont sans cesse réparé, remplacé, refait fonctionner tout ce qui pouvait le faire. Cela s’est passé avec une grande consommation des stocks de pièces détachées destinées à l’entretien des équipements anciens. Ces stocks étaient en bonne partie épuisés à la fin de l’hiver 2002-2023, laissant le pays vulnérable pour l’hiver suivant. La stratégie mise en place pour 2023-2024 a été  «protéger-réparer-optimiser » les systèmes à tous les niveaux : la défense antiaérienne pour les grandes infrastructures, les sacs de sable et les gabions pour les plus petites ont été clé pour protéger. Dès l’été 2023, des consignes ont été données aux acteurs de la décentralisation pour consolider leurs stocks de carburant et de mieux répartir les équipements reçus. L’hiver 2023-2024 s’étant révélé assez doux, cet ensemble de stratégie s’est révélé payant dans la plupart du pays. Restent les zones très proches du front où tout reste fluide, et où la dispersion sur le territoire et la mobilité des petits équipements s’avère la clé de la réponse énergétique. 

De son côté, l’Ukraine a aussi compris qu’un des points faibles de la mécanique de guerre russe était le pétrole et le gaz : ces ressources du sous-sol sont les clés de la balance des paiements de la Russie, de son économie de guerre et de la conduite des hostilités. Dès lors, chaque fois que c’est possible, l’Ukraine mène maintenant la guerre loin sur le territoire russe pour s’en prendre aux infrastructures énergétiques si essentielles à l’effort de guerre de Poutine. 

L’eau
L’aide internationale dans le secteur eau et assainissement est arrivée avec ses expériences africaines, où prévalent les petites infrastructures (puits, forages) et des problèmes essentiellement liés à la qualité bactériologique de l’eau. De fait, la plupart des systèmes de traitement de l’eau connus sont essentiellement conçus pour potabiliser l’eau en la traitant par des filtres ou des systèmes de diode UV éliminant bactéries et matières organiques. En Ukraine, la situation est assez différente. D’une part, la base ancienne du système d’approvisionnement en eau s’appuie sur des prises d’eau importantes dans les cours d’eau, qui sont conduites à des stations immenses de traitement (lits de coagulation, filtres à sables, etc.), puis redistribuées par des canalisations de grands diamètres vers les villes et villages, sous la surveillance et la gestion financière des agences locales de l’eau, les Vodokanal. Mais il y a une grande hétérogénéité de qualité de l’eau ainsi distribuée, avec une différenciation entre « eau technique » et « eau potable ». De fait, dans de nombreuses zones d’Ukraine, la population dépend d’un commerce d’eau potable, soit en bouteille, soit achetée dans des « kiosques ». La pollution des sols est à la fois ancrée dans des problèmes géologiques, dans l’histoire de la pollution de la zone avec les pratiques industrielles et agricoles de la période soviétique et l’impact du conflit avec la pollution des nappes liées aux produits chimiques contenus dans les munitions et, pour une grande zone du Sud, de la destruction du barrage de Karkova. Dans les zones côtières (Mykolaev, Kherson, Nicopol, Zaporijjia), la dépendance aux eaux de surface est rendue essen-ielle par le fait que, en raison des caractéristiques géologiques de cette bande qui longe la mer d’Aral, l’eau des nappes est salée et à haut taux de soufre. L’eau de surface a disparu après la destruction du barrage. Ce n’est que récemment, avec l’introduction de la technique de l’osmose inversée, que cette ressource profonde a commencé à pouvoir être exploitée. Dans d’autres zones d’Ukraine, la différence « eau technique – eau potable » demeure, liée à des facteurs géologiques : calcium sur Kharkiv, fer sur Sumy, etc., mais aussi au niveau important de corrosion des tuyauteries, souvent aggravée par la fréquence des pannes d’approvisionnement d’eau dans les tuyaux, qui accélère la dégradation de ces derniers. Là encore, des techniques de potabilisation adaptées doivent être développées, mais elles sortent de la boîte à outils classique des acteurs du Wash. 

La santé
Le système de santé ukrainien d’avant la guerre de 2022 était composé de plusieurs strates. D’une part, le système s’appuie sur l’héritage de la période sovié- tique avec ses dispensaires (ambulatories) et ses hôpitaux (licarne) et une gestion répartie entre le ministère de la santé (normes et régulations) et les institutions issues de la décentralisation, mairies et oblasts, pour la gestion économique et le management global. Les technologies de l’époque comportent leurs lots de vielles techniques et d’approches qui encore aujourd’hui restent performantes. Ce système gérait tout ce qui est « santé publique » ainsi que les besoins spécifiques de la population vieillissante (problèmes cardiaques, rénaux, cancers, etc.). D’autre part, on a vu émerger une médecine moderne, plutôt urbaine et coûteuse, s’appuyant sur des technologies de pointe, en générale portées par des acteurs de la société civile ou du secteur privé. Enfin, la mobilisation pour secourir les blessés lors des manifestations du Maïdan puis de la guerre de 2014 a vu apparaître une véritable culture de la médecine de guerre. Soutenue par une série de lignes de réponse, cette pratique de la médecine de guerre s’est fortement renforcée, avec des approches spécifiques pour renforcer la capacité des soldats de prendre en charge les blessés sur le front, les stabiliser et les expédier, sous le contrôle de l’administration militaire, vers l’arrière où des plateaux techniques peuvent intervenir, voire référer à un troisième niveau. On notera l’énergie des volontaires et des associations qui les soutiennent pour produire et approvisionner le front avec des kits individuels contenant le dernier cri des tourniquets et des pansements compressifs anti-hémorragiques. On notera une fois encore que dans la grande quantité de médicaments envoyés, il y a toujours une masse importante de produits à la limite de la date de péremption, de boîtes envoyées incomplètes et sans notice d’utilisation, etc. Le système apprend très lentement… La guerre contre les hôpitaux, avec destruction de services de santé essentiels, sera une des pièces à porter lors du grand tribunal de la mémoire, et peut-être à celui réel de la justice internationale. Deux grands problèmes de santé vont peser fortement sur le futur du pays. D’une part l’importance du nombre de blessés ayant subi amputations et chirurgie réparatrice et qui restent à jamais marqués dans leurs corps. De l’autre tous les traumatisés par la guerre, soldats blessés ou ayant été confrontés de façon très brutale à la mort, familles des morts au front ou sous les bombes, avec parfois exposition directe avec les corps de proches, etc., qui sont eux marqués dans leurs âmes. La gestion de ces deux types de blessures va être un des grands défis de l’Ukraine de demain, tandis qu’il faudra aussi remettre en place un système de santé publique adapté aux défis de l’après-guerre : populations vieillissantes, mode de vie de plus en plus urbain, mais aussi impact sur la santé des pollutions issues de la période de guerre, sans oublier les effets toujours présents de la catastrophe de Tchernobyl, avec les taux de cancer élevés qui continuent depuis 1986 d’affecter les populations touchées par le néfaste nuage et les radiations. 

L’aide alimentaire, l’aide en cash, le soutien à l’économie
Dans la période soviétique, des mécanismes comme les Croix-Rouges nationales assuraient des distributions alimentaires aux plus nécessiteux, notamment lors de situations spéciales (hiver très rigoureux, catastrophes naturelles, etc.). Dès le début de la guerre, des quantités importantes d’aide en nature ont été collectées, à l’intérieur de l’Ukraine, envoyées et distribuées. Des milliers de tonnes d’aliments, de produits d’hygiène, d’habits sont arrivées. D’abord distribuée surtout dans les centres de déplacés qui fuyaient les zones de combat, voire le pays en février-mars 2022, cette aide en nature s’est réorientée vers les zones difficiles du Sud et de l’Est, où elle reste essentielle pour les zones d’économie dysfonctionnelle et d’infrastructures détruites comme il en existe encore beaucoup proches du front. Puis la politique de l’aide devant permettre de passer de l’aide en nature aux transferts de cash s’est mise en place, en tout cas dès qu’on est loin de la zone dite « de contact ». Dans le système soviétique comme dans l’Ukraine d’avant-guerre, les systèmes de pension pour les personnes âgées étaient une des clés de la survie économique des populations âgées et vulnérables. L’Ukraine avait modernisé tout cela et avait créé des systèmes spéciaux pour les transferts de cash lors de la période Covid. L’aide internationale a mis du temps à comprendre la situation et à identifier qu’il existait des systèmes performants en place. Et comme trop souvent, elle a mis en place ses propres mécanismes. Ainsi, à côté de IPOPAMAGA, le système ukrainien de transfert social de cash, l’aide internationale a mis en place son coûteux système Red Rose, qui nous vient tout droit d’Afrique de l’Est. Croyance dans sa toute-puissance, ignorance des pratiques existantes, quelles que soient leurs performances, l’aide internationale continue de fonctionner comme un rouleau compresseur. 

Quelques défis à venir
Les Ukrainiens ont démontré des capacités incroyables de résistance face à l’agression, de résilience face aux enjeux de la survie des personnes et des systèmes. Ils ont accueilli l’aide internationale avec de grands remerciements, une grande gentillesse mais aussi, en deuxième ligne, pas mal de frustrations. Combien de fois, derrière les grands sourires et les «diakouyou» (merci), il y avait aussi « c’est qui ces gamins et gamines qui viennent avec leurs expériences africaines nous dire ce qu’il faut faire, alors qu’ils ne connaissent ni le contexte, ni la culture de notre pays, ni réellement nos souffrances ? Ces quoi ces organisations qui nous demandent de faire le travail en zones dangereuses, nous demandent plein de rapports, et ne payent même pas le diesel pour le transport de l’aide en zone de front et les salaires de ceux qui doivent écrire les rapports ? » Les défis de la « localisation de l’aide » sont soulignés avec évidence dans ce contexte ukrainien où la personne qui distribue de l’aide dans la boue et conduit une petite fourgonnette dans les bois de la ligne de front s’avère être… un physicien nucléaire ; quand la personne qui gère les registres de distribution a été dans sa vie antérieure un avocat renommé du barreau d’Odessa ? Les acteurs internationaux de l’aide sont devenus des «control freaks» empêtrés dans leurs procédures et leurs guidelines. On se trouve avec des formulaires standards inadaptés et les acteurs ukrainiens s’épuisent à répondre à nos demandes de « conformité », même s’ils savent bien que face à la terrible réputation de corruption qui affecte l’image de l’Ukraine, il leur faut être exemplaire… Classé en bas de l’échelle de Transparency International, le pays remonte de quelques places chaque année, avec des réformes, des campagnes d’arrestations jusque dans les sphères les plus proches du pouvoir. Mais la route est longue et il est clair que dans un monde où de nombreuses forces sont défavorables à l’Ukraine, l’aide à ce pays ne peut pas se permettre des scandales de corruption… L’aide humanitaire a permis au pays de passer la terrible période de 2022. Elle a facilité la mise à l’abri de centaines de milliers d’Ukrainiens dans les villes de l’arrière, dans les pays voisins, dans d’autres mêmes à l’autre bout de l’Europe, où des dynamiques d’accueil magnifiques se sont mises en place (avec un réel déséquilibre face à l’accueil pour d’autres populations dans la détresse qui elles aussi frappent à nos portes). Le soutien international a permis à l’Ukraine de gagner la « bataille énergétique » de l’hiver 2022-2023, grâce aussi à ces « points d’invincibilité » et à ces centaines de bunkers organisés pour accueillir pour quelques heures, pour quelques jours, des populations fuyant la peur, le froid, le noir. Mais évidemment le cœur de ce qui a fait tenir le pays, ce sont bien ses capacités de résistance, son énergie pour faire émerger des formes incroyables d’entraide. Mai 2024. Nous sommes revenus dans la « routine de l’horreur ». Les bombes tombent tous les jours dans la zone de Kharkiv, de Sumi, de Zapporijjia, de Kherson et même de Kyiv. Sans munitions, la défense ukrainienne n’arrive plus à défendre son espace aérien, et les missiles tuent, les avions bombardent, les maisons brûlent et les populations tentent d’évacuer les zones les plus à risques. Tous les jours les sirènes, les alertes, et les gens qui finissaient par s’y habituer, ont repris la route vers les abris. Plus grave encore, de façon assez systématique, les bombardements russes prennent de plus en plus la tactique du «double tap» : on bombarde des zones civiles, en faisant des dégâts et puis quand les équipes de SESU (la protection civile ukrainienne) et les ambulances sont là, on retape encore pour tuer les secouristes. 

Cette installation de la guerre dans la durée est terrible pour les Ukrainiens. Tous les jours des convois avec des cercueils, tous les jours de nouvelles tombes, tous les jours la surface de l’espace avec les petits drapeaux de la place Maïdan s’agrandit. 

Pour les Ukrainiens, face au risque de désespoir, à la souffrance, à la peur, il faut tenir. Et pour nous, il va falloir imaginer de nouvelles formes d’action à leur côté, préparer le futur, la gestion des impacts psychologiques, humains économiques et environnementaux de cette guerre. Des défis importants, qui demanderont des efforts importants. 

Un jour viendra la paix
La paix finira bien par s’instaurer, mais la qualité de cette paix est un enjeu fondamental, car les décennies à venir en dépendront : « paix des braves » si la négociation aboutit de façon juste pour la partie agressée ; « paix inique » si elle signifie reddition imposée pour éviter le bain de sang ; paix « imposée » par la communauté internationale si les opinions publiques ne supportent plus les images de morts. Par ailleurs, si les sanctions économiques internationales finissent par mettre à mal la Russie, la pression pour la paix pourrait porter ses fruits. Les populations ukrainiennes pourront alors rentrer chez elles où les conditions de vie seront devenues ô combien précaires: dans le cas du scénario de la paix inique, les populations seront sans doute conduites à explorer plus avant la piste de l’exil et il est peu probable que les fonds de reconstruction soient importants ; dans les deux autres scénarios, l’aide à la reconstruction sera sûre- ment massive mais avec une forte compétition entre bailleurs. Il faudra alors que le gouvernement ukrainien puisse faire preuve d’une forte capacité à coordonner tous les efforts nécessaires à leur gestion. 

Les principes généraux pour la reconstruction de l’Ukraine et de sa marche vers l’Europe devront se mettre dans un cadre général où l’éradication de la corruption sera centrale. 

Mais il faudra être attentif sur le contenu de ce que sera le « plan Marshall » pour l’Ukraine. Quel sera le chemin vers une Ukraine « verte », sociale, qui pourra gérer le terrible traumatisme de ses milliers de blessés, de familles meurtries, de deuils ? Dans la relance de l’économie, quelle sera la place du droit du travail et de la justice sociale face aux « vautours de la reconstruction » ? Quelle sera la politique agricole face aux multiples transitions à venir, y compris pour s’adapter aux normes européennes et aux risques liés à la fois aux impacts environnementaux du conflit et aux changements climatiques dont les effets commencent déjà à se faire sentir ? 

Il nous faudra une grande vigilance pour soutenir les forces sociales, les syndicats, les acteurs de la jeunesse, les mouvements écologistes, pour que l’Ukraine de demain ne soit pas qu’un marché où les acteurs économiques internationaux viendront trouver des contrats à haut niveau de rentabilité, avec une main-d’œuvre peu chère et des produits à des prix défiant toute concurrence. 

François Grunewald
François Grunewald est spécialiste de gestion de crise et président fondateur du groupe Urgence-Réhabilitation-Développement (URD), www.urd.org

[1] www.marseille.fr/mairie/actualites/marseille-se-mobilise-pour-l-ukraine
[2] www.unhcr.org/fr/urgence-ukraine.html
[3] Site du gouvernement français : www.jeveuxaider.gouv.fr/engagement/benevolat-ukraine?utm_source=adwords&utm_campaign
[4] www.lyon.fr/actualite/solidarite/accueil-des-refugies-ukrainiens
[5] www.francebleu.fr/infos/societe/un-nouveau-centre-d-accueil-des-refugies-ukrainiens-inaugure-a-creteil-1647367699

 

François Grunewald travaille depuis plus de 35 ans dans le secteur de la solidarité internationale après différents postes à l’ONU, au CICR et dans les ONG. Depuis 1993, il participe à l’aventure du Groupe URD (Urgence Réhabilitation Développement), institut de recherche, d’évaluation, de production méthodologique et de formation spécialisé dans la gestion des crise, l’action humanitaire et la reconstruction. Il a conduit de nombreuses recherches et évaluations sur les programmes humanitaires et post crise (Post Mitch, zone Tsunami, Somalie, Darfur, Afrique centrale, Kosovo, Afghanistan, Mali, Caucase, Haïti, crise syrienne, Népal, Ebola, Yemen, etc.) pour les bailleurs (Commission Européenne, Gouvernements français, britanniques, américains, etc.), le CICR, la FICR, l’ONU et les ONG. Il anime des travaux sur la gestion des catastrophes et la résilience ainsi que sur les déplacements de population. Ancien professeur associé à l’Université Paris XII, il enseigne dans diverses institutions en Europe, au Canada et aux Etats Unis. Auteur de nombreux articles, il a dirigé plusieurs ouvrages, notamment «Entre Urgence et développement », « Villes en Guerre et Guerre en Villes », « Bénéficiaires ou partenaires » aux Editions Karthala.

A lire également:

 

François Grünewald: « Les Ukrainiens appliquent « la guerre des kozaks », qui faisait tellement peur à Napoléon et aux militaires allemands », The Ukrainian Week-édition française, 26 octobre 2023.

Daria Saburova, “Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre”, Éditions Le Croquant, 2024, 17 €.

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