La guerre en Ukraine : agenda pour les relations entre la gauche ukrainienne et internationale

par Oleksandre Kyselov (21 décembre 2023)

publié en anglais par Commons-Spylnie

Oleksandr Kyselov fait partie de l’organisation de gauche ukrainienne “Sotsialny Ruh” (Mouvement social)

Traduit en français par “A l’encontre” – les notes sont de la rédaction de “A l’encontre”

La situation sur le front militaire est préoccupante. Malgré certains succès tactiques, les grands espoirs placés dans la contre-offensive n’ont pas été comblés. Au contraire, Valeri Zaloujny, le commandant en chef ukrainien, a ouvertement reconnu une impasse. Les sondages nationaux indiquent un début d’épuisement. La « communauté internationale » se désintéresse de la situation, les programmes d’aide sont bloqués, les transports routiers sont bloqués. L’hiver est là, tout comme les frappes de missiles russes sur les infrastructures énergétiques [1].

Sur le plan politique, la situation n’est pas meilleure. La gauche ukrainienne, qui ressemble plus à une constellation d’ONG, de groupes d’activistes et de dirigeants syndicaux locaux qu’à un mouvement cohérent, est effectivement mise à l’écart et marginalisée. Le mouvement d’opinion dominant ressemble à un étrange mélange de chauvinisme linguistique [face à la langue et à la culture russes] et de néolibéralisme effréné. L’effet de ralliement autour du drapeau diminue mais persiste : le président, l’armée et les volontaires jouissent du plus haut niveau de confiance. La grande majorité de la population ukrainienne ne veut pas d’élections en raison de leur coût, des limites de la loi martiale, du manque de sécurité et de la non-possibilité pour une grande partie des Ukrainiens et Ukrainiennes de voter.

Pour qui ou pour quoi se battre alors ?

Il serait naïf, bien sûr, d’exiger une solidarité sans réserve de la part de la gauche internationale. Il y a tant d’injustices dans le monde, et il n’est pas toujours très avenant de se ranger aux côtés de l’Ukraine. Après tout, il n’est pas nécessaire de creuser profondément pour trouver des fonctionnaires [ukrainiens] qui instrumentalisent la peur et orientent la détestation ou des lobbyistes liés aux entreprises qui rêvent de détruire tout ce qui est social. De même, il est facile de désigner les aspirants « néo-féodaux » désireux de maintenir les frontières fermées pour que leurs « serfs » ne s’échappent pas ou les xénophobes de la classe moyenne appelant à priver de leurs droits les résidents des territoires occupés [par la Russie]. De manière véritablement orwellienne, le président Zelensky lui-même a soutenu sans équivoque la puissance occupante d’Israël, comme s’il oubliait que son propre pays souffre des prétentions pseudo-historiques de son voisin russe.

Inutile de dire qu’aucune solidarité n’est attendue avec de tels personnages. Mais il faut garder à l’esprit que de nombreux destins contrastés sont aujourd’hui enchevêtrés. La gauche doit agir pour les travailleurs ! Les agriculteurs de Kherson qui labourent le sol chargé de mines. Les conducteurs de train de Kiev qui livrent des fournitures vitales dans des trains délabrés. Les infirmières sous-payées de Lviv qui s’occupent des malades et des blessés. Les mineurs russophones de Kryvyi Rih qui se battent pour protéger leur ville natale. Les ouvriers du bâtiment de Mykolaïv qui déblaient les décombres dangereux pour reconstruire, mais qui luttent pour nourrir leurs familles. Soutenez-la, cette majorité invisible dont la voix est rarement entendue mais qui n’a nulle part où aller. L’establishment, au contraire, doit être surveillé de près.

Comment soutenir ?

De nombreuses initiatives ont déjà vu le jour, chacune étant un exemple de ce qui est possible. Les efforts de plaidoyer international du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, le soutien résolu de la Gauche verte nordique, la voix unie des syndicats danois, les tournées de conférences des dirigeants syndicaux ukrainiens, le renforcement des capacités de Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), l’organisation syndicaliste des travailleurs ukrainiens à Stockholm, sont autant d’exemples de ce qu’il est possible de faire. Le champ d’action potentiel est vaste, mais certains points reviennent régulièrement dans les discussions.

Faites entendre votre voix sur la manière dont l’argent de vos impôts est dépensé ! La dépendance de l’Ukraine à l’égard de l’aide extérieure n’est un secret pour personne. Personne ne souhaite que ses impôts finissent sur le compte bancaire de quelqu’un en Suisse plutôt que de servir ceux qui sont dans le besoin. Il est donc logique de faire pression pour inclure des clauses sociales dans les conditions d’aide et les marchés publics ou de dénoncer les pratiques déloyales lorsqu’elles existent. L’aide à la reconstruction devrait aller de pair avec des emplois verts, un salaire décent, une vigilance syndicale, une responsabilité des entrepreneurs, un emploi protégé et un environnement de travail sain et sûr !

Appel à l’allègement de la dette ! La dette extérieure de l’Ukraine dépasse les 93 milliards de dollars. Au fil des ans, l’emprunt a été un moyen facile pour les gouvernements d’éviter de remettre en question le statu quo et de s’immiscer dans les affaires des oligarques. La plupart des prêts récents sont déjà assortis d’exigences plus strictes visant à contrer la mainmise de l’Etat, et les choses sont en train de changer. Mais le montant de la dette en suspens sert déjà de prétexte pour justifier l’austérité. De plus, elle reproduit la dépendance, où la reconstruction est financée par de nouveaux prêts. Ce que l’on gagne est consacré au remboursement. On peut se demander s’il est juste que les habitants des régions dévastées paient pour les décisions politiques erronées de la classe dirigeante. Mais il est encore plus important de se souvenir de la principale leçon tirée du succès du plan Marshall : les pays déchirés par la guerre ont besoin de dons, pas de prêts.

N’ignorez pas les problèmes de démocratie et de droits de l’homme ! Au début de l’invasion, des citoyens de tous les milieux sociaux ont fait la queue devant les centres de recrutement. Près de deux ans plus tard, ce n’est plus le cas. Le premier outil de recrutement militaire est la mobilisation avec tous ses inconvénients  [2]. Mais pour que les gens risquent leur vie, il faut qu’ils soient sûrs que c’est juste et qu’eux ou leur famille seront pris en charge en cas de malheur. Il faut leur offrir la possibilité de participer à la définition de l’avenir du pays. Mais pourquoi le gouvernement s’en soucierait-il s’il existe une solution de contournement ? Sous prétexte de devoir de défense, les rafles en masse dans les rues ou les transports publics continueront à proliférer si l’on n’y prête pas attention.

Il en va de même pour la résolution du problème démographique après la guerre  [3] ou la réintégration du Donbass et de la Crimée. Ce n’est pas en fermant les frontières, ni en intensifiant la propagande, mais en offrant des salaires décents, des logements abordables et une sécurité sociale que l’on peut convaincre les gens de rester ou de revenir. Ce ne sont pas les moralisateurs arrogants, les tests de confiance ou les camps de rééducation [The Kyiv Independent du 10 octobre 2023 estimait que le pouvoir russe avait placé des milliers d’enfants dans des camps de rééducation en Crimée], mais le respect mutuel, la reconnaissance de la dignité humaine et le partage des responsabilités en matière de reconstruction qui pourraient permettre la réconciliation.

Soutenez les syndicats ! Ce sont les seules organisations de masse établies qui existent spécifiquement pour les salarié·e·s. Même s’ils ne sont pas les plus militants, mais trop bureaucratiques et faibles, voire seulement à demi vivants, il n’y a rien d’autre. La reconnaissance institutionnelle du rôle particulier des syndicats dans le développement de l’après-guerre pourrait les revitaliser et encourager une dynamique syndicale. Elle permettrait également de créer un acteur crédible pour lutter contre la corruption et le dumping social. Il est évident que certains syndicats seront immédiatement récupérés par des opportunistes. Mais c’est aussi la raison pour laquelle il faut tenir compte de la démocratie interne et de l’autonomie de leurs sections locales ou de leur marge d’activité syndicale indépendante.

Accepter d’être en désaccord ! Certaines choses auxquelles les Ukrainiens croient peuvent vous sembler erronées ou irrationnelles. Vous pourriez avoir raison, mais les mêmes concepts peuvent avoir des significations différentes. Dans l’histoire moderne, l’Ukraine n’a connu que quelques périodes de paix. Son droit à l’existence est ouvertement remis en question. Les Ukrainiens sont depuis longtemps déçus par leurs dirigeants et n’ont souvent pas d’autre moyen de pression sur eux que de se soulever de temps à autre. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait une plus grande confiance dans l’engagement international. Choisissez vos batailles et concentrez-vous sur ce que nous avons en commun !

Créez des liens : de personne à personne, de ville à ville, d’association à association ! Les mouvements populaires du monde entier ont accumulé une énorme expérience politique que vous pouvez partager. Les récits traditionnels de la gauche sont discrédités dans la société ukrainienne en raison de leur utilisation abusive. Ainsi, les personnes avec lesquelles vous vous connectez peuvent ne pas être politiquement éduquées, mais c’est là que la pratique compte le plus – tendre la main pour lutter ensemble avec le maire d’une petite ville qui se soucie de ses citoyens, avec un dirigeant syndical local qui est exaspéré par l’indifférence et un sentiment d’impuissance, ou avec un immigrant récent qui s’est fait escroquer son salaire. L’engagement de ceux qui vivent actuellement en dehors de l’Ukraine sera particulièrement pertinent pendant des années et peut faire la différence. Qu’ils restent ou qu’ils reviennent, ils seront riches de cette nouvelle expérience.

Des éléments aussi simples n’ont peut-être rien de révolutionnaire. Le calcul, cependant, est que de nombreux petits pas peuvent conduire à un changement progressif en créant les conditions nécessaires et en créant un espace pour un agenda progressiste. Mais pour faciliter cela, la gauche a besoin de crédibilité et de confiance [envers la population ukrainienne], ce qui est pratiquement impossible pour ceux qui s’opposent à l’approvisionnement en armes.

Il ne fait aucun doute que la gauche ne doit pas se satisfaire de l’envoi d’armes, mais c’est un minimum que de ne pas s’y opposer. Le droit de se défendre n’a pas de sens sans les moyens de combattre. Refuser la fourniture d’armes, c’est menacer la survie de l’Ukraine en tant que nation. N’oubliez pas que la disponibilité des armes n’est pas la même chose que leur utilisation. Même si la guerre se termine à la table des négociations, le fait de disposer d’armes ne mettra pas l’Ukraine à la merci de la Russie, et l’Ukraine ne sera pas non plus sans défense si Poutine décide de violer la trêve.

Se battre jusqu’à la victoire ?

L’impasse. En l’état actuel de la situation, il n’y a pas de conditions préalables à une issue rapide. L’armée russe ne contrôle pleinement aucune des régions qu’elle a occupées, à l’exception de la Crimée. Pourtant, toutes ces régions sont désormais mentionnées dans la Constitution russe comme faisant partie inaliénable de la Russie. L’Ukraine est également liée par sa Constitution. Reculer et plier risque de provoquer de graves troubles internes dont seule la droite tirerait profit. Ensuite, si aucune force ne peut l’emporter, le risque existe de glisser vers un conflit prolongé de faible intensité. Cela signifie essentiellement encore plus de destruction et moins d’espoir d’une éventuelle renaissance. La meilleure discussion à avoir dans ce cas serait de sécuriser les vies civiles, d’intégrer les réfugiés et de réduire les conséquences pour le monde en établissant, par exemple, des zones démilitarisées de l’ONU autour des centrales nucléaires.

La défaite de la Russie. La meilleure garantie de la paix future est une Russie démocratique. Si l’impérialisme russe est indubitablement plus faible que ses rivaux, le fait de contester l’hégémonie états-unienne ne le rend pas plus progressiste en soi, ni un moindre mal pour ceux qui vivent à côté. Même avant que la Russie ne se tourne vers l’expansionnisme, la vie en Ukraine était marquée par son ingérence constante dans la vie politique et économique  [4], sa lutte pour la domination culturelle et la projection de sa puissance militaire, notamment par le biais de ses bases militaires en Crimée.

L’espoir a toujours été que le fait de forcer la Russie à se retirer catalyserait un changement à l’intérieur du pays. C’est pourquoi l’Ukraine continue de se battre. Mais cela a un coût. Tout d’abord, le nombre non déclaré mais terrible de morts et de blessés. La question est de savoir combien de temps encore la société ukrainienne peut se permettre un tel sacrifice et quelles en seront les conséquences. Dans cette lutte, le soutien consiste à augmenter les coûts pour la Russie, afin qu’elle plie plus tôt, et à les réduire pour l’Ukraine, afin qu’elle survive. C’est pourquoi les gauches ukrainienne et russe ont demandé des sanctions plus strictes, l’arrêt total des importations de pétrole et de gaz et la fourniture rapide d’armes modernes.

Trêve. Les parties pourraient décider d’étudier la possibilité d’un armistice. Mais nous devons garder à l’esprit que l’Ukraine est un Etat plus petit et plus faible, dévasté par cette guerre et confronté à de graves problèmes démographiques. La plus grande crainte découlant d’un cessez-le-feu est de se retrouver oublié et seul. Rien n’empêcherait alors la Russie de lancer une nouvelle attaque lorsqu’elle sera mieux préparée. Pour avoir la moindre chance de résister, l’Ukraine devrait se transformer en camp militaire tout en vivant dans un état d’insécurité permanent. C’est précisément le facteur le plus important du soutien massif à l’adhésion à l’OTAN, en tant que moyen de dissuasion et de garantie de la paix. La seule alternative possible serait un accord contraignant ayant un effet similaire. Plus que jamais, votre voix et votre soutien crédibles seraient nécessaires pour y parvenir.

Espérer le meilleur, se préparer au pire

En fin de compte, la solidarité avec l’Ukraine ne doit pas être un signe de vertu. C’est une réponse rationnelle. Si la légitimité des « sphères d’influence » est reconnue, quel autre choix les petits Etats auraient-ils que de rejoindre l’un des blocs ? Si les puissances nucléaires peuvent dicter leur volonté, qui choisira alors le désarmement ? Si la dépendance aux combustibles fossiles permet à des autocrates enhardis de faire chanter le monde, que reste-t-il de la démocratie ? Si l’Ukraine tombe, qu’est-ce qui empêcherait les employeurs criminels et les réseaux mafieux de votre pays de profiter de millions de personnes traumatisées et dépossédées ?

En fin de compte, si le pire se produit, ce sera un clou de plus dans le cercueil de la paix mondiale, contribuant à l’instabilité croissante. Dans le nouveau monde des petits impérialismes concurrents, qui marque le déclin de l’empire états-unien, nous devrons nous préparer à des temps plus sombres et créer les conditions d’une éventuelle renaissance. Le moins que nous puissions faire est de maintenir des liens et de ne pas nous considérer comme des ennemis, même si nous finissons par nous retrouver dans les camps concurrents. Suivons le conseil de Joe Hill  [5] et ne perdons pas de temps à nous lamenter. Organisons-nous ! 

 

Cet article est également disponible en espagnol sur le site Viento Sur.

Notes

[1Selon The Kyiv School of Economics (octobre 2023), les destructions d’infrastructures, jusqu’au 1er septembre 2023, s’élèvent à 151 milliards de dollars ; 168 000 unités d’habitation ont été détruites ou endommagées, conjointement à 18 aéroports, plus de 300 ponts et 25 000 km de routes. Quelque 1700 écoles secondaires ont été endommagées, ainsi que 1200 centres de soins. (Réd.)

[2Le 19 décembre, Zelensky a affirmé que l’armée ukrainienne avait besoin « de 450 000 à 500 000 hommes supplémentaires, cette déclaration a suscité un débat. Dans Le Monde du 29 décembre, Florence Aubenas écrit : « Cette fois, le chiffre lancé est phénoménal pour une armée qui compte 1 million de soldats et pourrait mettre le pays dans une situation sociale et politique délicate. » Jusqu’à maintenant, l’engagement reste volontaire et ne « devient obligatoire – pour ceux qui sont aptes – qu’en cas de convocation nominative. Là commence l’inconnu. Comment et à qui sont distribuées ces convocations ?… Comble du hasard, les contrôles se multiplient dans les lieux publics, salles de sport, saunas, centres commerciaux… Dans le pays, jusque-là soudé dans la guerre, apparaissent les premières fissures. Des femmes ou mères de militaires manifestent dans plusieurs villes d’Ukraine pour exiger la démobilisation de leurs proches, souvent au front depuis vingt-deux mois, et réclamer l’enrôlement de nouvelles recrues. « Pourquoi les nôtres et pas les vôtres ? », dénonce une pancarte. » (Réd.)

[3Avant la guerre, l’Ukraine avait connu une perte importante de population ; de plus, la guerre a suscité un vaste mouvement d’exil : quelque 6 millions, auxquels s’ajoutent 5 millions de déplacés internes. (Réd.)

[4Dès le milieu des années 1990, dans le contexte d’un démantèlement de la base industrielle ukrainienne, les investissements impérialistes visaient à mettre la main, entre autres, sur les riches terres de l’Ukraine, la ruralisant en quelque sorte dans ses rapports futurs avec l’Union européenne. (Réd.)

[5Joe Hill était membre de l’Industrial Workers of the World (IWW). Avant son exécution en novembre 1915 – suite à un procès des plus controversés – il a écrit : « Ne perdez pas de temps dans le deuil. Organisez-vous ». (Réd.)

 

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