Monument à Stepan Bandera à Lviv

Monument érigé à la gloire de Stepan Bandera à Lviv. Il a été inauguré en 2007.


Le rôle joué par la droite nationaliste ukrainienne pendant la deuxième guerre mondiale a fait l’objet de travaux historiques de qualité au cours de ces vingt dernières années. Ces travaux indiquent la continuité et la cohérence d’un projet politique qui concevait l’Etat ukrainien sur des bases ethno-linguistiques inspirées par l’idéologie fasciste.

John-Paul Himka est un historien canadien d’origine ukrainienne. C’est un des meilleures spécialistes de l’histoire de l’Ukraine pendant la période très complexe des années quarante. Il a aussi beaucoup travaillé sur l’histoire de la Galicie au XIXe siècle.  Il a publié en 2021 ‪”Ukrainian Nationalists and the Holocaust. OUN and UPA’s Participation in the Destruction of Ukrainian Jewry, 1941-1944‪”.   Son livre est la meilleure synthèse publiée sur le rôle de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) et l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) dans l’extermination des Juifs d’Ukraine.

Masha Cerovic, historienne à l’Institut des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS) a publié un compte rendu exhaustif de ce livre qui n’est pas encore publié en français.

Signalons par ailleurs que John Paul Himka est très actif dans le mouvement de soutien à la résistance du peuple ukrainien. Il collabore de manière régulière au site “Ukraine Solidarity Campaigne”.

Note de la rédaction du site Solidarité Ukraine Belgique.

Compte-rendu du livre “Ukrainian Nationalists and the Holocaust. OUN and UPA’s Participation in the Destruction of Ukrainian Jewry, 1941-1944″ de J.P. Himka

Par Masha Cerovic, Maîtresse de conférences EHESS
Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centrasiatiques (CERCEC)

Source : “Les cahiers du monde russe”, 2022/3-4 (Vol. 63), pages 826 à 829.

Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’autrice et de Valérie Melikian, responsable éditoriale de la revue. 

John-Paul Himka livre ici un ouvrage remarquable sur une question brûlante des conflits mémoriels autour des nationalistes ukrainiens des années 1930-1940. Plusieurs décennies de recherches et de réflexions, scientifiques mais aussi personnelles, comme en témoignent les rares évocations autobiographiques en notes, permettent à l’auteur d’offrir une analyse dense, fine, nuancée, de la participation de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) à l’Holocauste en Volhynie et Galicie. Beaucoup des points et arguments ont déjà été présentés dans les très nombreuses publications de l’historien canadien, mais le livre est néanmoins bien plus qu’une synthèse de ces travaux. Il constitue une somme, qui fera certainement date, sur le nationalisme ukrainien du premier vingtième siècle, replacé dans un contexte galicien et européen tout à la fois.

L’ouvrage est organisé en sept chapitres. Les deux premiers, consacrés à l’historiographie et aux sources, témoignent de l’ambition intellectuelle et méthodologique de l’ouvrage. Puisant aux historiographies israélienne, nord-américaine, ukrainienne (soviétique, diasporique, nationale), polonaise, allemande, Himka s’inscrit résolument dans le champ d’une histoire de l’Holocauste comme histoire est-européenne, voire européenne tout court. Celle-ci s’appuie sur une lecture exigeante, minutieuse, de toutes les sources disponibles, qu’il s’agisse d’archives produites par les Allemands, les Soviétiques et les nationalistes ukrainiens, de témoignages, documents photographiques, ou de la presse contemporaine. L’auteur défend avec conviction son recours systématique aux témoignages des survivants juifs en particulier, toujours mis en relation avec l’ensemble de la documentation existante. La rigueur avec laquelle il aborde chacune des sources utilisées, témoignages compris, est sans faille. La réflexion méthodologique sur ces points devrait intéresser tous les historiens de l’Holocauste.

Himka offre ensuite une analyse de l’émergence et des évolutions idéologiques de l’OUN dans l’entre-deux guerres. Après une esquisse du paysage politique et intellectuel ukrainien au tournant du siècle, il souligne, sans surprise, l’importance pour l’évolution du nationalisme ukrainien, de l’échec du projet national ukrainien pendant la révolution et la guerre civile, ainsi que les politiques de discrimination, polonisation, colonisation et répression polonaises. Les militants ukrainiens font des choix politiques très divers, mais le discrédit jeté sur la « faiblesse » perçue des démocrates et des libéraux depuis 1917 d’une part, la violence du stalinisme, en particulier la famine de 1932-1933, d’autre part, affaiblissent considérablement les traditions politiques de gauche. L’OUN naît au début de 1929 d’une alliance entre les acteurs politiques de l’indépendance de 1918, en exil à travers l’Europe, les anciens combattants, en particulier les prisonniers de guerre galiciens radicalisés dans les camps en Pologne et en Tchécoslovaquie, et la jeune génération d’étudiants ukrainiens. Pleinement engagés dans l’action terroriste en Pologne dans les années trente, ces derniers subissent de plein fouet la répression que celle-ci déclenche. Dans le contexte européen d’une « vague » fasciste, et profondément hostiles à la Pologne, ces jeunes militants sont bientôt séduits par une idéologie qu’ils qualifient simplement de nationaliste, qui puise à des sources intellectuelles ukrainiennes tout en s’inspirant des expériences de l’Allemagne nazie (et de l’Italie fasciste), avec laquelle ils cherchent l’alliance. La fascisation de l’idéologie nationaliste est notamment explicite dans le « programme » de l’OUN adopté en août 1939, appelant à une « natiocratie », une société conçue sur un modèle corporatiste, rejetant le capitalisme comme le communisme, unie derrière un chef, militarisée, avec un parti unique, un contrôle étatique de la presse et de la culture, et incluant la discrimination systématique ou l’expulsion des minorités. 

Après la libération des prisonniers politiques en Pologne par suite de l’invasion germano-soviétique, éclate le conflit latent entre les jeunes Galiciens (dont Bandera, Šuhevič, Stec´ko) et l’ancienne génération en exil, ce qui conduit à la scission en février 1940 entre l’OUN-B dirigée par Bandera et l’OUN-M dirigée par Mel´nik. L’OUN-B adopte son propre programme au printemps 1941, dont un plan d’action intitulé « La lutte et les activités de l’OUN en temps de guerre ». Que ce soit par la dénonciation de l’exploitation économique des Ukrainiens par les Juifs ou par la consolidation de l’image du « judéobolchévisme », l’OUN formule et diffuse activement un antisémitisme virulent à la fin des années trente, même si Himka souligne qu’il reste secondaire par rapport à la primauté idéologique accordée à l’hostilité contre les Polonais. Cette radicalisation s’opère dans le contexte de l’occupation soviétique de la Pologne orientale, analysée dans le chapitre suivant. La terreur imposée par les Soviétiques en 1939-1941 a une série de conséquences importantes, dont la disparition des forces politiques concurrentes de l’OUN, seule organisation qui puisse profiter de son expérience de la clandestinité pour survivre aux répressions (y compris par l’infiltration de la milice soviétique), l’exacerbation des conflits, sociaux, économiques, ethniques, dans les régions annexées, et une véritable furie vengeresse face aux exécutions de milliers de prisonniers politiques par le NKVD en juin 1941, dont les corps en décomposition sont découverts après l’arrivée des Allemands.

Les nationalistes ukrainiens tentent de mettre en œuvre leur programme à la suite de l’offensive allemande. La proclamation d’un État ukrainien, allié à l’Allemagne nazie, le 30 juin 1941 à L´viv, n’est néanmoins pas acceptable pour les Allemands, qui arrêtent les dirigeants de l’OUN-B au cours de l’été. Cet échec du projet global de l’indépendance n’empêche pas la mise en œuvre de la « révolution nationale » localement. L’OUN fournit immédiatement les cadres de l’administration locale, en particulier en Galicie et Volhynie, mais aussi, au moins temporairement, dans de nombreuses autres régions ukrainiennes. Elle met aussi sur pied des « milices », recrutées notamment parmi de jeunes ruraux qui n’étaient pas militants nationalistes au préalable. Ces nouvelles institutions sont indispensables à la mise en œuvre des politiques nazies, dès les premiers massacres de Juifs. Allemands et nationalistes ukrainiens organisent ensemble des rafles et pogroms, au cours desquels les milices nationalistes jouent un rôle déterminant tout au long de la chaîne de violences – l’identification des victimes, les rafles, les brimades et humiliations, l’acheminement sur les lieux d’exécution – jusqu’aux massacres perpétrés par les Allemands. Dans les cas où ces derniers ne jouent pas leur rôle de moteur et d’impulsion, les violences antisémites des milices nationalistes se déploient aussi, sur la base notamment du plan d’action de mai 1941. Les exécutions par les nationalistes dans ce cadre sont nettement moins nombreuses que dans les massacres perpétrés par les Allemands. Après avoir reconstitué la situation de l’été 1941 en Galicie, sur la base en particulier des recherches approfondies de Kai Struve [1],Himka complète  ce tableau déjà connu avec une analyse systématique des violences et pogroms en Volhynie pendant ces premières semaines de l’occupation. 

En août 1941, les Allemands ont dissout la milice ukrainienne en Galicie pour y substituer une police auxiliaire ukrainienne ; en Volhynie, les milices nationalistes sont progressivement transférées sous contrôle allemand et transformées en Schutzmannschaften. Comme partout, ces forces de police locale jouent dans la logistique du génocide de 1941-1942 un rôle essentiel ; elles assistent dans les rafles, transportent les victimes vers les lieux d’exécution, et traquent les survivants qui se cachent. Himka analyse précisément trois liens entre ces forces de police et l’OUN-UPA : d’une part, le grand nombre de membres des milices nationalistes qui rejoignent les polices de collaboration, encouragées par l’OUN ; d’autre part, la politique systématique d’infiltration des écoles et unités de police, y compris au-delà de la Galicie et Volhynie ; enfin, le recrutement massif de déserteurs de la police dans les rangs de l’UPA en 1943. Les nationalistes voyaient dans la police le noyau d’un futur État ukrainien et n’avaient pas d’objection idéologique à leur participation au génocide nazi des Juifs. Ils étaient particulièrement intéressés par les possibilités ainsi offertes de former et armer la jeunesse nationaliste aux dépens des occupants, quitte à baser leur nouvelle armée insurrectionnelle sur des hommes formés et socialisés avant tout au génocide.

Le dernier chapitre porte sur les Juifs face à cette insurrection nationaliste, où l’OUN-B élimine ses concurrents et prend le contrôle de l’UPA en 1943 en Volhynie. À la différence de la Galicie dans le Gouvernement général, la rigueur du régime d’occupation a achevé de tourner contre les occupants une population volhynienne ayant une sympathie historique pour les communistes ; l’UPA a pour mission de capter ce mécontentement, pour ne pas laisser la place à d’autres forces de guérilla, y compris soviétiques. L’UPA lance en 1943 une campagne d’épuration ethnique violente contre les Polonais de Volhynie, accompagnée de meurtres des éléments considérés comme suspects ou dangereux, y compris en raison de leur appartenance à des minorités ethniques. Himka démontre que le tournant idéologique de l’été 1943 était un choix de circonstance, dicté par des impératifs tactiques et surtout, un discours purement d’affichage à destination des Britanniques et des Américains : l’OUN-UPA avait réalisé la nécessité de démocratiser son programme, si elle voulait compter sur l’appui occidental contre les Soviétiques, et de paraître renoncer à l’antisémitisme à cause du contrôle qu’exerçaient supposément les Juifs en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Le programme adopté par l’OUN-B en août 1943 n’était cependant pas à usage interne. Au contraire, le discours interne, qui passe par la propagande et par des ordres secrets, continue d’appeler à l’extermination de tous les « ennemis » de l’Ukraine, y compris les Juifs. L’hypothèse que l’expérience nationaliste dans l’Ukraine anciennement soviétique, en particulier dans le Donbas, aurait amené à une transformation idéologique, est invalidée par Himka, avec une démonstration sans faille – qui n’en laisse pas moins le lecteur curieux de ces expériences des nationalistes hors de Volhynie et Galicie.

En 1943-1944, en Volhynie l’OUN-UPA a continué à tuer les Juifs survivants, en totale indépendance des politiques nazies ; ceux-ci pouvaient être ciblés parce que considérés comme alliés des Polonais que l’UPA traquait, en tant que membres d’unités de partisans soviétiques, mais aussi en tant que Juifs tout simplement, y compris en massacrant les Juifs réunis dans des camps de fortune en forêt. Himka montre de façon convaincante que l’UPA a aussi exploité les services de médecins et d’artisans juifs, pour les tuer à l’approche des forces soviétiques, d’abord en Volhynie, puis en Galicie où elle se retire en 1944. Si, comme partout, des Juifs ont individuellement pu être sauvés aussi par des membres de l’OUN-UPA, la conclusion de Himka est sans appel – « for UPA, killing Jews was standard procedure » (p. 436). Quand l’OUN-UPA arrête de traquer les Juifs dans les années quarante, c’est parce que le succès du génocide et les transformations des circonstances politiques rendent son antisémitisme caduc, et non parce qu’elle l’a abandonné. On peut penser que là encore, les nationalistes ukrainiens, sur ce point, ne se distinguent finalement guère de nombreux autres acteurs politiques de l’Europe d’après-guerre.

Le livre de Himka est fin, nuancé, rigoureux, important. On peut aussi saluer les manières dont l’auteur s’inscrit pleinement dans un dialogue nourri avec des historiens ukrainiens, polonais, israéliens, allemands, nord-américains, tout en donnant une voix centrale aux témoins et survivants dans ces débats. Himka accorde notamment une place notable aux travaux d’une jeune génération d’historiens ukrainiens, qui participeront assurément à alimenter cette discussion, historienne, mémorielle et politique, à l’avenir [2]

Notes

‪Kai Struve, ‪‪Deutsche Herrschaft, ukrainischer Nationalismus, antijüdische Gewalt : Der Sommer 1941 in der Westukraine‪‪, De Gruyter, 2015.‪

‪Parmi les historiens ukrainiens sur les recherches récentes desquels Himka s’appuie, on peut par exemple citer Andrii Bolianovsky, Marta Havryshko, Oleksandr Zaitsev, Yuri Radchenko, Andrii Usach, Roman Schliakhtych.‪