Guerre en Ukraine : gare aux analogies historiques douteuses

Source : Fabien Escalona, Mediapart, 5 avril 2024

Vivons-nous des dynamiques typiques de 1914, ou de 1938 ? Dans le débat sur l’attitude à l’égard de la guerre russe en Ukraine, les protagonistes ont volontiers recours à des analogies historiques. Et deux d’entre elles sont devenues récurrentes. 
D’un côté, celles et ceux qui en appellent à un cessez-le-feu le plus rapide possible mobilisent la mémoire de la Première Guerre mondiale.
De l’autre côté, celles et ceux qui insistent sur la nécessité de soutenir Kyiv contre Moscou brandissent l’épouvantail des accords de Munich.
Faut-il vraiment choisir ?

Vivons-nous des dynamiques typiques de 1914, ou de 1938 ? Dans le débat sur l’attitude que la France devrait tenir à l’égard de la guerre russe en Ukraine, les protagonistes ont volontiers recours à des analogies historiques. Et deux d’entre elles sont devenues récurrentes. 

D’un côté, celles et ceux qui en appellent à un cessez-le-feu le plus rapide possible mobilisent la mémoire de la Première Guerre mondiale. Ils pointent la façon dont des dirigeants irresponsables ont entraîné le Vieux Continent dans un engrenage évitable, qui s’est traduit par des millions de victimes et une brutalisation durable des sociétés. 

De l’autre côté, celles et ceux qui insistent sur la nécessité de soutenir Kyiv contre Moscou brandissent l’épouvantail des accords de Munich. C’est ici la lâcheté des démocrates face à Adolf Hitler qui est pointée. Trahissant des États et des peuples amis, ils auraient choisi le déshonneur pour empêcher la guerre, pour finalement récolter les deux à la fois. 

Faut-il vraiment choisir ? « Les termes du débat sont idiots », lâche Olivier Schmitt, professeur de science politique à l’université du Danemark du Sud. Recourir à la comparaison historique n’est pourtant pas inepte en soi. Identifier des ressemblances et des différences avec le passé peut aider à réfléchir sur une situation contemporaine et le meilleur comportement à adopter. Mais dresser des parallèles à tout prix, ou choisir ceux qui nous conviennent pour servir un point de vue déjà arrêté, peut effectivement égarer.

Le procès peu convaincant des « somnambules »

La référence à la Première Guerre mondiale est fréquemment mobilisée à propos du risque d’escalade en Ukraine, et cela d’un bout à l’autre de l’opposition droite/gauche. Deux anciens sarkozystes le faisaient dès le mois de mai 2022 : Pierre Lellouche dans Marianne, se demandant « si les dirigeants du monde de 2022 se comportaient, sous nos regards crédules ou impuissants, exactement comme leurs prédécesseurs d’il y a un siècle » ; Henri Guaino dans Le Figaro, affirmant que « nous marchons vers la guerre comme des somnambules ».

Comme Lellouche, Guaino convoquait l’analyse faite par l’historien Christopher Clarke des causes de la guerre de 14-18, dans un livre intitulé Les Somnambules (Flammarion, 2013). « Aucun dirigeant européen n’était dément, a retenu l’ancien conseiller présidentiel de cet ouvrage, aucun ne voulait une guerre mondiale qui ferait vingt millions de morts mais, tous ensemble, ils l’ont déclenchée. » 

La même métaphore a été reprise quelques mois plus tard, en novembre, par le journaliste Serge Halimi. Dans Le Monde diplomatique, il regrettait alors le « profil bas » affiché par la gauche communiste et insoumise, face à un climat d’« union sacrée » empêchant de construire une « solution diplomatique ». Depuis, il a pu constater avec satisfaction que cette même gauche est allée dans son sens.

À la suite des récents propos d’Emmanuel Macron, évoquant l’hypothèse de « troupes au sol » occidentales en Ukraine, Léon Deffontaines, tête de liste du Parti communiste français (PCF) aux élections européennes, a écrit une tribune déplorant que « comme en 1914, l’Europe se transforme en poudrière, au grand dam des jeunes générations qui voient se dessiner la perspective d’un avenir indésirable ». Quant aux Insoumis, ils n’ont de cesse de critiquer l’attitude « va-t-en-guerre » de la majorité au pouvoir, mais aussi de Raphaël Glucksmann, tête de liste du Parti socialiste et de Place publique. 

Que vaut cependant le rapprochement avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale ? Pour André Loez, spécialiste de ce conflit, « la seule leçon à en tirer, c’est que les décisions hâtives sont rarement les bonnes ». Mais c’est pour mieux pointer que les temporalités dans lesquelles agissent les dirigeants politiques, d’un siècle à l’autre, n’ont rien à voir.

« À l’été 1914, explique l’historien, on est passé de la paix à la guerre en une semaine. Tout le monde a été pris de court par les événements. Leur enchaînement très rapide a rendu les calculs difficiles. Aujourd’hui, la guerre est déjà là. Larvée depuis 2014, ouverte depuis 2022, elle a laissé plus de temps aux acteurs pour se positionner. Les orientations diplomatiques des uns et des autres sont désormais connues et affichées depuis longtemps. » 

Certes, l’adversité est évidente entre le régime de Vladimir Poutine et le bloc euro-atlantique qui soutient l’Ukraine. Mais chacun repousse encore la perspective d’une confrontation directe, d’autant plus dangereuse qu’elle mettrait aux prises des puissances dotées de l’arme nucléaire. « Ça change les calculs de tout le monde, remarque Olivier Schmitt. Il s’agit fondamentalement d’une prise de risque, mais tout l’enjeu de la dissuasion nucléaire consiste à menacer d’utiliser cette arme pour ne pas avoir à le faire. » 

Autrement dit, le caractère effroyable du feu nucléaire est évidemment angoissant, mais c’est aussi son potentiel de destruction mutuelle qui pourrait enrayer un engrenage entre les États qui le détiennent. À ce stade, en dépit des discours visant à impressionner les opinions publiques, les doctrines des pays concernés sont restées stables, et aucun seuil fatidique n’a été franchi dans les « signalements stratégiques » que leurs dirigeants s’envoient.

La nature des puissances et de leurs relations est une autre différence qui fragilise le parallèle entre 1914 et aujourd’hui. Vladimir Poutine a directement agressé l’Ukraine en déchirant le droit international, mais n’a pas encore osé s’en prendre à l’Otan, qui reste « une alliance défensive », rappelle Olivier Schmitt. Il y a 110 ans, complète le politiste, les puissances ayant « des objectifs révisionnistes » d’expansion se répartissaient dans chaque coalition belligérante (la République française se retrouvait ainsi alliée aux autocraties nationalistes serbe et russe).

Une manière de pointer la responsabilité particulière qui pèse aujourd’hui sur la Russie, l’agresseur évident de l’Ukraine, là où le procès des « somnambules » tend à diluer les fautes commises. C’est d’ailleurs ce qui a été reproché au travail de Christopher Clarke sur 1914. « Son ouvrage tend à disculper tout le monde, estime André Loez. Il minimise les décisions prises en connaissance de cause par les dirigeants autrichiens et allemands qui ont assumé le risque de guerre générale, parce qu’il s’agissait pour eux du bon moment pour la mener. »

Partie prenante de la vaste littérature sur les causes de la Première Guerre mondiale, l’historien allemand Gerd Krumeich partage cette critique. « Certes, écrit-il dans Le Feu aux poudres (Belin, 2014), toutes les nations européennes ont participé au mouvement impérialiste […] et encouragé la militarisation des relations politiques. Il n’en reste pas moins vrai, selon moi, que les puissances centrales, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, ont pressé sur le bouton à un moment où tous les autres pays espéraient encore trouver une solution pacifique à la crise. »

Au-delà des débats historiques, l’usage de la métaphore des « somnambules » en dit long sur l’interprétation politique du conflit russo-ukrainien. Dans la mesure où elle suggère une culpabilité partagée dans la marche à la guerre, ce n’est pas un hasard qu’elle soit employée par des acteurs très critiques des États-Unis et du « camp occidental » en général. À droite, ce discours masque parfois mal une complaisance envers le régime russe. À gauche, il s’appuie sur la dénonciation du caractère impérialiste de toutes les puissances qui s’affrontent via l’Ukraine, au détriment des peuples. 

L’historienne suisse Stéfanie Prezioso regrette à cet égard la prévalence d’une « espèce de marxisme un peu simpliste », qui réduit le conflit à « une guerre inter-impérialiste ». Selon elle, cela revient à « sous-estimer radicalement le rôle de l’oppression nationale russe sur l’Ukraine ». « Si vous ne tenez pas compte de cette dimension, avertit-elle, vous ne pouvez pas comprendre que la situation ne sera pas réglée par un cessez-le-feu, suivi de la concession d’un bout du territoire à Poutine. L’objectif de ce dernier n’est pas la Crimée ou le Donbass, mais la mise au pas d’un pays entier. »

Selon cette vision, une attitude internationaliste conséquente devrait conduire au soutien du peuple ukrainien tant que celui-ci entend résister à l’agression dont il fait l’objet. L’historien Christophe Prochasson, spécialiste de la figure de Jean Jaurès, volontiers mobilisée par les partisans d’un cessez-le-feu au plus vite, rappelle que même ce dernier a « toujours défendu l’idée d’une guerre défensive, et n’était pas prêt à accepter la paix à n’importe quel prix ».

« Renoncer à la guerre est un idéal que l’on peut partager dans l’absolu, poursuit-il, mais il est inadéquat dans une situation historique où s’expriment des rapports de force que des peuples subissent. Les interpellations du genre “Seriez-vous prêts à faire la guerre ?” en disent surtout beaucoup sur l’individualisme contemporain, et relèvent d’un registre sentimental plus que politique. »

« Munichois » : une insulte à côté de la plaque 

Il reste que la fuite en avant du régime poutinien interroge sur le risque d’escalade. Et qu’il est difficile d’entrevoir les conditions qui pourraient le contraindre à cesser durablement de menacer la sécurité de l’Ukraine. Est-il dès lors pertinent de brandir « l’esprit de Munich » comme argument-massue ? 

En septembre 1938, dans cette ville, les représentants de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et du Royaume-Uni se sont réunis pour entériner l’annexion par les nazis de la région germanophone des Sudètes, dépeçant ainsi l’État tchécoslovaque. En amont du sommet, le premier ministre britannique Neville Chamberlain s’était ému qu’une guerre puisse être déclenchée « en raison d’une querelle qui s’est produite dans un pays lointain, entre des gens dont nous ne savons rien »

Neville Chamberlain, Édouard Daladier, Adolf Hitler et Benito Mussolini avant la signature des accords de Munich, le 29 septembre 1938.

Dans un ouvrage collectif sur la « guerre-monde » de 1937-1947, l’historien Johann Chapoutot écrit que « le bilan moral et stratégique de Munich est, pour les démocraties, objectivement calamiteux ». Prouvant leurs faiblesses à Hitler comme à Staline, elles ont miné leur crédit auprès des pays d’Europe centrale et orientale, lâché la seule véritable démocratie de cette région, et piétiné leurs engagements auprès d’elle. Il ne faudra pas six mois pour que Hitler se livre à de nouvelles provocations. 

Depuis, de nombreux opposants à des expéditions militaires ont été traités de « munichois ». L’épisode a été instrumentalisé pour défendre des guerres dites préventives – un des cas les plus emblématiques ayant été l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Et sa mémoire se voit de nouveau convoquée pour convaincre du caractère impératif du soutien à l’Ukraine – en particulier, en France, depuis le camp macroniste.

Le président de la République lui-même, s’exprimant à Prague le 5 mars, a appelé les Européens à ne « pas être lâches » et à conjurer « l’esprit de défaite […] qui rôde ». La tête de liste choisie par Renaissance, Valérie Hayer, a carrément déclaré quelques jours plus tard : « Nous sommes en 1938 à Munich », au cours de son meeting de lancement de campagne. Selon elle, Marine Le Pen et le premier ministre hongrois Viktor Orbán seraient les équivalents de Neville Chamberlain et de son homologue français Édouard Daladier.

Là encore, cependant, la pertinence du parallèle tourne court rapidement. D’abord parce qu’il repose sur une lecture caricaturale de l’épisode de 1938. Dans Pourquoi la Seconde Guerre mondiale ? (Archipoche, 2022), l’historien des relations internationales Pierre Grosser écrit que « les jugements sur l’appeasement britannique et français restent très difficiles, et doivent dépasser l’anathème, le martèlement d’alternatives dont on ne pèserait la faisabilité ni dans le champ des possibles ni dans celui de l’efficience réelle ».

Dans une génération traumatisée par le conflit de 14-18 et peinant à saisir la radicale nouveauté du phénomène nazi, il n’est pas étonnant que l’option de la « fermeté » face à Hitler ait été envisagée avec réticence. Au demeurant, les conceptions de la stratégie d’apaisement pouvaient varier, de même que ses motivations. « Il y avait des pacifistes quasi absolus, prêts à capituler devant les Allemands, explique Pierre Grosser à Mediapart. Mais d’autres craignaient surtout que les communistes profitent d’une nouvelle guerre, et certains communistes redoutaient eux-mêmes les effets d’une guerre inter-impérialiste. » 

Nous ne sommes plus dans ce paysage politique, et cela est vrai aussi sur le plan diplomatique et militaire. En 1938, Britanniques et Français avaient encore besoin de temps pour leur réarmement, et le Royaume-Uni voulait éviter de s’engager simultanément sur les trois fronts qui le concernaient en tant que puissance impériale : l’Europe face à l’Allemagne, la Méditerranée face à l’Italie, l’Extrême-Orient face au Japon. « Les Britanniques avaient bien perçu le potentiel catastrophique de l’alliance entre ces trois régimes, et ont donc cherché longtemps à les séparer », rappelle Pierre Grosser. 

« La grande différence avec aujourd’hui, poursuit-il, c’est l’implication des États-Unis dans les questions mondiales. À partir de 1941 puis 1947, ils se sont érigés en gardiens de la sécurité mondiale. » Certes, le possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche fait planer un doute sur cette implication à moyen terme. Mais l’Alliance atlantique – récemment élargie à la Suède et la Finlande – existe bien, et les Européens ne sont pas sans ressources face à une Russie qui a des partenaires, mais pas de grande alliance militaire au sens strict. 

« En 1938, l’Allemagne hitlérienne pouvait compter sur sa supériorité en armement conventionnel, précise Olivier Schmitt. La Russie contemporaine est encore dans une situation d’infériorité conventionnelle par rapport aux Européens, même si son régime a engagé un processus pouvant la mener à parité d’ici six à huit ans si on ne fait rien. » 

Le recours à l’analogie munichoise, enfin, a des implications qui ne sont pas assumées. Elle joue sur l’idée qu’il faudrait arrêter à temps l’autocrate Poutine, mais même les plus fervents soutiens de l’Ukraine ne défendent pas de guerre préventive contre Moscou. À deux jours des fameux accords de 1938, c’est pourtant bien le scénario d’une confrontation directe qui était sur la table. Comme le rappelle Johann Chapoutot, « l’Allemagne mobilis[ait], tandis que la France rappel[ait] ses réservistes et que la Royal Navy [était] mise en état d’alerte »

On l’a déjà signalé, la dissuasion nucléaire modifie les attitudes. De plus, « nazifier » le régime poutinien n’est pas la meilleure façon d’aider à sa compréhension. « Il ne s’agit pas d’une puissance montante comme l’Allemagne hitlérienne, il ne bénéficie pas de la même démographie, ne recourt pas au même type de mobilisation des masses, ni ne développe le même type de revanchisme », admet Pierre Grosser. La perspective de reconstitution d’un glacis impérial, déjà glaçante pour les peuples concernés, n’est pas un projet de domination raciale de toute l’Europe.

En revanche, alerte le même chercheur, Poutine est bien en train de nier l’existence de l’Ukraine et utilise, comme l’avait fait Hitler avec la minorité germanophone des Sudètes, l’argument des minorités russophones pour déstabiliser ce pays et d’autres dans son « étranger proche ». « Ne pas lui céder, pour le décourager d’aller encore plus loin », paraît dès lors légitime. 

De fait, nul besoin d’utiliser l’étiquette infamante de « munichois » pour défendre un soutien ferme à l’Ukraine agressée. Non seulement la mobilisation du droit international suffit, à condition de ne pas verser dans le « deux poids et deux mesures ». Mais tant qu’à évoquer le passé, il serait plus opportun d’alerter contre la reproduction d’un monde semblable à celui d’avant 1914, lorsqu’un concert de puissances se partageait des prés carrés et des zones d’influence au détriment de l’autodétermination des peuples. 

Le père de la métaphore des « somnambules » lui-même, Christopher Clarke, estimait récemment dans une tribune au Guardian que la situation contemporaine faisait écho à l’émergence, au XIXe siècle, de pouvoirs régionaux bellicistes et dominateurs. Entre les appels incantatoires à la paix et les attitudes de Matamore, qui sous-tendent les références à 1914 et à 1938, espérons qu’il y ait un espace pour des stratégies cherchant à conjurer le scénario d’une telle « multiparité dystopique ».

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