Fuir et accueillir : l’hospitalité polonaise et la diaspora ukrainienne en exil

Source : Dorota Dakowska, politiste, AOC, 28 mars 2024

Face à une crise sans précédent déclenchée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Pologne s’est transformée en terre d’asile pour des millions de réfugiés. L’engagement du secteur associatif polonais et de la diaspora ukrainienne a permis de mettre en œuvre une aide d’urgence et de faciliter l’intégration, illustrant ainsi un modèle d’accueil des réfugiés en Europe marqué par les défis de l’adaptation à long terme et les complexités des tensions politiques et économiques.

L’invasion à large échelle de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022 et la guerre brutale livrée aux populations civiles, la résistance de l’armée et de la société ukrainiennes ont rebattu les rapports de force géopolitiques en Europe et dans le monde.

Elles ont provoqué un exode dont l’échelle et la rapidité restent sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés (UNHCR), en janvier 2023, près de huit millions de personnes ayant quitté l’Ukraine depuis le début de l’invasion ont été enregistrées (elles sont près de 6,5 millions en février 2024).

Voisine de l’Ukraine, dotée d’une large diaspora ukrainienne présente sur son territoire avant 2022 (estimée à 1,5 million de personnes), la Pologne est devenue un des principaux pays de passage et de réception des réfugiés d’Ukraine. Comment s’organise, en pratique, l’accueil de cette population, auquel la directive Protection temporaire fournit un cadre européen commun ? Comment les citoyens se sont-ils mobilisés face à cet afflux sans précédent ? Quelles initiatives se poursuivent alors que l’accueil citoyen s’essouffle et que des tensions autour des exportations agricoles s’accumulent ? Comment les associations se positionnent-elles face aux politiques du gouvernement polonais conservateur de l’époque, qui a ouvert largement les frontières aux réfugiés ukrainiens tout en fermant la frontière avec le Belarus où des milliers de personnes originaires d’Irak, d’Afghanistan et de Syrie ont été refoulés depuis 2021.

La situation des personnes exilées d’Ukraine en Pologne

Au cours de l’année 2022, selon le UNHCR, 1,6 millions de titres de séjour « protection temporaire » ont été délivrés en Pologne, conformément à la directive adoptée par le Conseil de l’UE début mars de la même année. Début 2024, 956 630 bénéficiaires de la protection temporaire demeurent toujours en Pologne. La plupart ont la nationalité ukrainienne ; certains sont des citoyens d’autres pays, conjoints de citoyens ukrainiens ou ayant bénéficié d’un titre de séjour permanent en Ukraine. Parmi les personnes qui ont quitté le Pologne après y avoir séjourné quelques mois, la plupart sont retournées en Ukraine. Certaines ont choisi de s’installer dans d’autres pays européens, principalement en Allemagne. La Pologne fait donc partie de pays qui ont accueilli un nombre important de réfugiés d’Ukraine, non seulement en termes absolus mais aussi relatifs (ces derniers représentaient 4,2% de la population du pays au mois de juin 2023 contre 0,1% pour la France).

La loi polonaise du 12 mars 2022, plusieurs fois revue depuis, permet à des personnes, physiques et morales, ayant proposé l’hébergement comprenant les repas aux exilés d’Ukraine, de bénéficier d’un dédommagement de 40 zlotys (environs 8 euros) par personne et par jour, sur une période ne pouvant dépasser 120 jours[1]. Combinée au choix politique de renoncer à la construction ou à l’aménagement systématique des logements collectifs, cette politique contribue à tendre le marché immobilier locatif, dont les prix s’envolent.

D’une manière comparable à la France, en vertu de la directive Protection temporaire, la Pologne ouvre l’accès à l’éducation, doublé de soins médicaux et aux allocations familiales, aux personnes qui fuient la guerre en Ukraine. L’attribution d’un numéro national d’identité nourrit un discours sur « l’égalité des droits ». Cependant, cette égalité recouvre des situations de précarité matérielle à laquelle sont exposées les personnes déplacées ne disposant pas de revenus personnels. En dehors des prestations familiales, les bénéficiaires de la protection temporaire ne reçoivent pas d’allocation spécifique, contrairement à ce qui est pratiqué en France.

Pour sortir de la dépendance que crée cette politique, l’accès à l’emploi reste la principale issue. Or, alors que les femmes ukrainiennes arrivées en Pologne occupent souvent des emplois en-dessous de leur qualifications, l’accès au logement reste laborieux, notamment dans les grandes villes et leurs zones tendues. Les difficultés liées à la garde de jeunes enfants compliquent l’accès à l’emploi. Cela étant, le taux de personnes réfugiées en situation d’emploi en Pologne dépasse largement celui noté en France : fin 2022, plus de 65% de femmes ukrainiennes exilées en Pologne déclaraient être en situation d’emploi – un taux d’activité comparable à celui des femmes polonaises. La barrière linguistique franchissable et le nombre important d’offres d’emploi y contribuent.

L’accueil reposant sur une mobilisation spontanée, qui se professionnalise

Passée la première phase d’accueil tous azimuts, comment l’installation de ce groupe composé majoritairement de femmes (80%), d’enfants et de personnes âgées, s’est-elle déroulée dans les deux années qui ont suivi l’invasion ?

Au moment de la fuite des habitants de l’Ukraine devant les bombardements et l’avancée des troupes russes, l’accueil a reposé, de manière spontanée et peu coordonnée, sur des particuliers (personnes physiques ou morales entreprises, hôtelières notamment). Dans un premier temps, les initiatives de solidarité se sont concentrées sur les passages frontière (mise à disposition de moyens de transports, repas) et dans les gares des grandes villes principalement.

Pour saisir l’organisation de l’accueil, les associations d’aide aux personnes migrantes, établies ou plus récentes, restent des acteurs incontournables. En Pologne, ces associations pouvaient critiquer le gouvernement conservateur qui, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, s’était opposé à l’accueil de personnes exilées[2]. Si les organisations mobilisées à la frontière polono-bélarusse en 2021 sont venues en aide aux réfugiés ukrainiens quelques mois plus tard, ce traitement inégal ne leur a pas échappé. Début mars 2022, les organisations membres de Grupa Granica (Groupe Frontière) réclamaient ainsi le respect des mêmes droits pour toutes les personnes exilées, contestant l’idée de les différencier selon leur nationalité[3].

En 2022, la volonté d’accueillir des exilés ukrainiens était exprimée à travers une majeure partie du spectre politique et des citoyens polonais. Plus de 90% de personnes interrogées se sont prononcées en faveur de l’accueil de ces réfugiés ; 42% ont déclaré les avoir soutenus financièrement, entre 7% et 11% disaient les avoir hébergés[4]. Deux ans plus tard, alors que le soutien politique à l’Ukraine continue avec une nouvelle majorité libérale du gouvernement Tusk, cette unité apparente se fissure. À la crainte d’un fardeau budgétaire entretenu par une petite formation d’extrême droite, Konfederacja, s’ajoute l’incompréhension face aux hommes ukrainiens qui évitent la conscription en Pologne ainsi que des divergences d’intérêts économiques manifestées brutalement par des chauffeurs routiers et des agriculteurs polonais. Début 2024, ces derniers bloquaient la frontière et ont renversé du blé ukrainien arrivant dans l’Union européenne, geste particulièrement offensant pour les Ukrainiens dont la mémoire du Holodomor reste vive.

Si l’engagement citoyen individuel s’étiole, ce sont les associations qui prennent désormais le relais. Parmi les organisations qui se sont lancées dans l’accueil en 2022, plusieurs continuent leur engagement, en se professionnalisant parfois.

Certaines initiatives spontanées d’urgence prennent des formes plus ciblées et durables. Parmi les institutions culturelles, le théâtre Slowacki à Cracovie avait mis à disposition ses locaux pour loger des personnes fuyant la guerre. En plein centre-ville, près de la gare centrale, l’ancien dortoir surplombant la salle des costumes héberge désormais un centre d’accueil moderne, financé et entretenu par des associations d’aide aux personnes migrantes. Des bénévoles et des salariés y proposent de l’aide juridique, des démarches pour trouver un logement, ainsi qu’un accompagnement pratique (traduction lors des rendez-vous administratifs ou de santé). L’aide psychologique est aussi proposée, tout comme la possibilité de consulter des livres en ukrainien proposés par une bibliothécaire venue de Kyiv.

Certaines organisations reproduisent des répertoires d’action éprouvés lors de la crise humanitaire à la frontière polono-bélarusse. Ainsi, Zupa dla Ukrainy (Soupe pour l’Ukraine) propose, à Cracovie, une production participative de soupes pasteurisées. En dehors du quartier touristique du centre-ville, abritée dans de modestes locaux derrière un centre d’art moderne, l’initiative s’adresse aux personnes invisibilisée : les personnes âgées, les mères de jeunes enfants qui ne peuvent travailler. Fonctionnant au quotidien grâce à l’aide de bénévoles ukrainiennes (et d’autres bénévoles qui viennent cuisiner les samedis), elle devient un lieu de sociabilité (fêtes familiales) mais aussi une organisation qui se professionnalise (logistique) et s’institutionnalise (création d’une fondation, Kalina) et élargit ses activités.

La mobilisation communautaire

Des organisations communautaires ou faisant référence au religieux ont également pris part à la mobilisation. Le Klub de l’Intelligentsia Catholique (KIK), organisation active depuis la période communiste, a su répondre à l’urgence dans différents types de crise. En 2021, au moment de la crise humanitaire à la frontière polono-bélarusse, ses jeunes adhérents ont investi la forêt de Białowieża pour y porter secours aux personnes migrantes. En 2022, l’association a ouvert une auberge à Varsovie pour accueillir les personnes fuyant l’Ukraine originaires de pays tiers (Afrique, Maghreb, Moyen Orient).

Si les prises de position des instances du Club (critique ouverte des positions jugées prorusses du pape François, approbation du message porté par le film Green border d’Agnieszka Holland) suscitent parfois des controverses internes, elles sont assumées. Le KIK a su associer des organisations de la diaspora (Maison ukrainienne), ainsi que les personnes exilées elles-mêmes en ouvrant, dès le mois d’avril 2022, une école ukrainienne (SzkoUA) qui accueille désormais près de 270 enfants[5], avec le soutien du ministère ukrainien de l’éducation et de l’organisation Save the Children.

Les organisations diasporiques ont contribué à l’organisation de l’accueil et à l’intégration. L’Union des Ukrainiens en Pologne a été impliquée dans l’accueil à la gare de Przemysl, un des principaux points d’arrivée dans le pays par voie ferroviaire. Elle continue à y entretenir un petit point d’accueil permettant de recevoir des renseignements utiles ainsi qu’un peu de nourriture. Certaines organisations historiques, communautaires, ont été créées, ou recrées, au début des années 1990. D’autres, plus récentes, ont connu une croissance rapide depuis 2022. À Varsovie, la Maison ukrainienne (Ukraiński Dom) a professionnalisé et multiplié ses activités depuis l’invasion. Soutenue par une quinzaine de fondations polonaises et internationales et l’UNHCR, elle propose, sur deux sites, des services variés : un numéro vert, de l’aide pour trouver un logement, des conversations en langue polonaise et ukrainienne, des événements culturels, une bibliothèque.

Certaines organisations ont émergé après la révolution de la dignité de 2014 et les départs provoqués par l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et l’occupation partielle de la région de Donetsk et Luhansk. C’est le cas de la Fondation Zustricz, enregistrée à Cracovie en mars 2016 issue du Club ukrainien. Fondée en soutien à la mobilisation ukrainienne de Maïdan, elle organise des collectes humanitaires pour les Ukrainiens ayant souffert de conséquences de la guerre et de l’occupation de l’est du pays. Le Club ukrainien de Cracovie promeut la culture ukrainienne, propose des cours de langue polonaise, des activités artistiques, mais il participe aussi à des projets mémoriels, des expos photo ou à des films documentaires et a coorganisé des séjours en Pologne de groupes d’enfants ukrainiens (issus de familles de victimes).

D’autres organisations communautaires se sont aussi impliquées dans l’aide dès les premiers mois de l’invasion. Le Centre de la Communauté Juive situé au centre de Varsovie avait ouvert une école maternelle pour les enfants réfugiés d’Ukraine. Alors que les enfants étaient accueillies à l’étage par des éducatrices parlant leur langue (russe ou ukrainien), au rez-de-chaussée un café était proposé aux mères, le temps d’une pause à l’abri du bruit de la capitale.

La présence de la langue ukrainienne dans les lieux d’accueil

Ce qui frappe, si on compare ces dispositifs d’accueil aux pays ayant une moindre présence de réfugiés d’Ukraine, est la place de la langue ukrainienne dans ces lieux : qu’il s’agisse d’un café, d’un lieu de distribution de denrées alimentaires ou d’autres produits de première nécessité, d’un centre culturel, voire même d’une antenne de l’administration publique de la capitale (en particulier des centres d’enregistrement et d’aide sociale ouverts au public venant d’Ukraine), l’accueil se fait en ukrainien.

Ce dernier est facilité par la forte présence de la communauté ukrainienne et l’inclusion de nouvelles venues : certaines organisations coordonnées par des bénévoles polonaises fonctionnent grâce à l’implication de bénévoles et, parfois, de salariées ukrainiennes. D’autres sont coordonnées majoritairement par des personnes ukrainiennes. Ce n’est pas forcément le même public qui fréquente ces différents lieux. Quels que soient les prestations proposées, l’accueil est attentif. Dans des locaux exigus du couloir de la maison ukrainienne à Varsovie, le bibliothécaire de la Maison Ukrainienne a rapidement localisé, dans une pile verticale, le dernier livre de Viktoria Amelina, écrivaine tuée par un tir russe en juin 2023, alors qu’elle enquêtait sur les crimes commis à l’encontre de ses confrères et concitoyens.

Notes

[1] Rozporządzenie Rady Ministrów, 4 mai 2022, Dziennik Ustaw (journal officiel) du 13 mai 2022,

[2] Dorota Dakowska, « D’une frontière l’autre. Les ONG polonaises d’aide aux réfugiés entre la militarisation de la frontière bélarusse et la guerre en Ukraine », Hermès, La Revue, vol. 89, no. 1, 2022, pp. 104-106.

[3] L’appel a été mis en ligne sur Facebook le 8 mars 2022.

[4] Paweł Downarowicz, Anna Wydra « Zaangażowanie Polaków w aktywną pomoc uchodźcom z Ukrainy » (L’engagement des Polonais dans l’aide active aux réfugiés d’Ukraine) COPOCS Research Brief ,Université de Varsovie, 2022.

[5] KIK, Informator klubowy, octobre 2023, Varsovie.

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