Exit Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï… Grand ménage dans les bibliothèques d’Ukraine

La réserve des livres en langue russe retirés des étagères de la bibliothèque n°15 pour enfants, à Kryvy Rih, en Ukraine, le 26 décembre 2023.
La réserve des livres en langue russe retirés des étagères de la bibliothèque n°15 pour enfants, à Kryvy Rih, en Ukraine, le 26 décembre 2023.

Source : Florence Aubenas, Le Monde, 3 mars 2024

Depuis l’invasion, les auteurs russes ont disparu des rayonnages de la plupart des bibliothèques ukrainiennes. Une mise à l’écart que les employés, amoureux de la littérature, ne font pas tous de gaieté de cœur mais par patriotisme. En parallèle, ces établissements se mobilisent pour répondre à une soif croissante d’ouvrages ukrainiens.

Depuis quelques mois, Olga Matiou­khina vit la même scène lorsqu’elle arpente les rayonnages de la bibliothèque municipale dont elle est directrice, à Dnipro, 1 million d’habitants, au sud-est de l’Ukraine. Elle saisit un livre. Le feuillette. D’un coup, l’émotion la submerge. La directrice se revoit lorsqu’elle l’a lu pour la première fois : c’était pendant la période soviétique, les jeunes gens faisaient leur éducation sentimentale en dévorant les scènes de bal dans Guerre et Paix, de Léon Tolstoï. Mais, déjà, des questions l’assaillent, dispersant brutalement les souvenirs. Ce texte glorifie-t-il l’Empire russe ? Ou alors son armée ? Elle réfléchit.

Comme toutes les bibliothèques du pays, la sienne a reçu des recommandations officielles pour retirer des étagères les auteurs soutenant l’invasion ou la suprématie russe, au nom de la loi martiale. « Pour toute personne cultivée, c’est compliqué d’enlever un livre d’une bibliothèque », avance la sexagénaire, dont nul ne pourrait mettre en doute l’engagement pour son pays. Mais elle a l’impression que le monde entier l’observe. Aucune autre guerre n’avait transformé la littérature et la poésie en un tel champ de mines.

La situation est d’autant plus délicate que les autorités ont donné peu de consignes précises. En mai 2022, quelques mois après le début de l’invasion, la présidente de l’Institut ukrainien du livre, Oleksandra Koval, avait évoqué le retrait « d’ouvrages de propagande » ou « anti-ukrainiens », dans une interview à l’agence de presse Interfax-Ukraine.

Olga Matioukhina, directrice d’une des bibliothèques municipales de Dnipro (Ukraine), le 29 décembre 2023. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »

Abordant ensuite la question des auteurs russes classiques, elle avait poursuivi : « Il s’agit en fait d’une littérature très nuisible, elle peut vraiment influencer les opinions des gens. Selon moi, ces livres devraient aussi être retirés des bibliothèques publiques et scolaires. Ils pourraient sans doute rester dans les bibliothèques universitaires et scientifiques, pour permettre aux spécialistes d’étudier les racines du mal et du totalitarisme (…), la manière dont ils ont indirectement conduit à une position aussi agressive et à des tentatives de déshumanisation des autres peuples, en particulier des Ukrainiens. »

« Notre identité est au cœur de cette guerre »

Des villes aux campagnes, les employés se sont mis à la tâche dans onze mille bibliothèques publiques, sur quinze mille au total, autrement dit celles qui ne sont ni occupées ni détruites par Moscou. Mais comment procéder ? « Tout d’un coup, on s’est retrouvés en première ligne, pris entre l’art, la guerre et ce que chacun d’entre nous vit aujourd’hui dans son intimité », explique une jeune bibliothécaire de Kiev (comme la ­plupart des témoins, elle a souhaité rester ­anonyme). Elle n’en dort plus. Doit-on enlever des livres ? Lesquels ? Et qu’en faire ?

A Nikopol, à 150 kilomètres au sud de Dnipro, au bord du fleuve Dniepr, ça bombarde tous les jours, mais la bibliothèque centrale ouvre avec une intraitable ponctualité. Ici comme ailleurs, les habitants défient les sirènes pour s’y rendre. Elle reste un des derniers lieux publics où se rencontrer. Ces jours-ci, on parle d’eau potable et d’électricité, plutôt rares depuis la destruction par Moscou, l’été dernier, du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka, qui a provoqué une gigantesque catastrophe humaine et écologique.

Sur les étagères, Tamara, une employée, a commencé par retirer l’écrivain russe Edouard Limonov, dissident politique rallié au Kremlin en 2014, lors de la guerre du Donbass, ou le Brésilien Paulo Coelho, reçu plusieurs fois par Vladimir Poutine et qui accuse l’Ukraine de « russophobie » depuis l’invasion. Les salles sont joliment aménagées, mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière les fleurs, les couleurs joyeuses ou les espaces ludiques, la longue et tragique histoire de l’Ukraine n’est jamais bien loin, trois cent cinquante ans d’une russification sanglante.

La famille de Tamara habite sur l’autre rive, juste en face, une zone sous contrôle ennemi depuis deux ans. « Ils vivent dans la peur », raconte-t-elle. Les professeurs qui continuent à enseigner en ­ukrainien sont torturés, s’exprimer dans cette langue est interdit. Les drapeaux nationaux ou les habits traditionnels sont enterrés dans les ­jardins, clandestinement : les occupants arrêtent tous ceux qui en détiennent. « Notre identité est au cœur de cette guerre. Depuis des siècles, Moscou veut nous détruire en tant que peuple », continue la jeune femme.

Une culture sous surveillance de Moscou

Métropole industrielle au cœur de l’Ukraine, Kryvy Rih s’enorgueillit de ses vingt bibliothèques pour la jeunesse aménagées selon les plus récentes recommandations internationales. Autant le dire tout de suite : Olena Roudova, qui gère l’ensemble, était au départ réticente en entendant le mot « retrait », surtout pour les grands classiques.

Elle-même a commencé sa carrière comme enseignante de littérature russe. Alexandre Pouchkine figure d’ailleurs toujours au programme scolaire, traduit en ukrainien. « Je me disais : “Ces auteurs sont reconnus dans le monde entier et nous, on les exclut. Est-ce que c’est juste ?”, explique-t-elle. Puis la directrice a songé à son mari, combattant volontaire sur le front dès le début de l’invasion. Aujourd’hui, quelque chose a profondément changé en nous. »

Les employés les plus anciens n’ont qu’à fermer les yeux pour se souvenir des établissements avant l’effondrement de l’Union soviétique (URSS) et l’indépendance de l’Ukraine, en 1991. Les lieux se voulaient sévères, quelques tables où des écoliers se penchaient sur les sources pédagogiques autorisées : la Grande Encyclopédie soviétique et La Vie des cent hommes illustres.

Comme tout empire, l’ex-régime communiste n’exerçait pas seulement un contrôle physique. La surveillance portait aussi sur la culture, les bibliothèques quadrillaient le territoire, impitoyables sentinelles du savoir. Leur rôle était d’autant plus crucial que posséder des livres à soi relevait, en Ukraine, d’un privilège réservé à certaines professions. Parfois, il fallait fournir une certaine quantité de papier à recycler pour obtenir un titre en échange : Constantin Sigov, philosophe et professeur à l’université de Kiev, garde toujours au coin d’un rayonnage ce vieil exemplaire de David Copperfield, de Charles Dickens, qui lui avait « coûté » 25 kilos de papier.

Traduire en ukrainien, un acte de dissidence

De la Sibérie aux Carpates, chaque bibliothèque recevait à l’époque exactement les mêmes volumes : des commandes centralisées, choisies et envoyées par Moscou. Le département littérature était monopolisé par Dostoïevski, Tolstoï ou Pouchkine, chaque œuvre s’alignant en dizaines d’exemplaires. L’art, c’étaient eux et nul autre, avait décrété l’Empire : le saint des saints, les seuls écrivains au monde capables d’élever l’âme humaine avec une plume.

Quelques volumes étrangers, jugés « idéologiquement corrects », étaient proposés avec parcimonie. On se les disputait. Il fallait attendre des mois pour réussir à emprunter Autant en emporte le vent, Les Trois Mousquetaires ou des Sherlock Holmes, en traduction russe, bien sûr, aucune autre langue n’étant « assez puissante », selon Moscou, pour exprimer les subtilités de la pensée.

« Se procurer les grands textes mondiaux en langue originale était périlleux. Les traduire en ukrainien, c’était déjà faire acte de dissidence », explique Constantin Sigov, évoquant par exemple Anatole Perepadia, traducteur génial et obstiné de Marcel Proust et de Blaise Pascal, exclu de l’Union des écrivains de l’Ukraine soviétique. Au temps de l’URSS, combien y avait-il d’ouvrages en ukrainien dans les bibliothèques ? Dix pour cent, peut-être.

Après l’indépendance, cet héritage communiste va pourtant demeurer l’horizon indépassable de la vie littéraire du pays pendant vingt-cinq ans encore. « Si un auteur ukrainien était publié en Russie, cela restait un signe de qualité – un sceau d’approbation de la part du “gardien de la littérature russe”, tel que la Russie se considérait elle-même. (…) En fait, à cette époque, jusqu’à 80 % des livres disponibles en librairie étaient écrits en russe. L’avenir de la littérature ukrainienne était décidément incertain », écrit, après l’invasion russe de février 2022, le célèbre écrivain ukrainien Andreï Kourkov, dans une tribune publiée sur le site de Pen Ukraine (la branche ukrainienne de Pen international, organisation qui promeut la littérature et la liberté d’expression).

L’écrivaine ukrainienne Svitlana Povalyayeva, à Kiev, le 2 janvier 2024. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »

Le « cas Pouchkine »

Il faut attendre 2014 pour que commence une révolution de papier dans la foulée de Maïdan, cette immense mobilisation contre la mainmise de Moscou et en faveur d’un rapprochement avec l’Europe. Dans l’enthousiasme, des maisons d’édition se créent et publient en ukrainien.

Dans les bibliothèques publiques, où l’essentiel du catalogue n’avait pas bougé depuis 1991 faute de budget, la politique culturelle recommande désormais d’« ukrainiser » le fonds, autrement dit d’acheter et d’ajouter des livres dans la langue nationale, exclusivement. Tolstoï, Dostoïevski ou Pouchkine sont invités à déménager : ils rejoignent désormais le département littérature étrangère.

Mais, après le 24 février 2022 et les milliers de morts, regards et positions se durcissent. Il ne s’agit plus seulement d’« ukrainiser », mais de « dérussifier ». A Kiev, des intellectuels brandissent Tolstoï ou Dostoïevski comme autant de pièces à conviction. Les questions fusent : ces textes véhiculent-ils les valeurs de l’Empire ­tsariste, reprises et instrumentalisées par le régime communiste, puis par celui de Vladimir Poutine ?

Et que dire du « cas Pouchkine » ? Au-delà même de ses vers, Moscou l’a transformé après sa mort en bien autre chose qu’un poète. « Baptiser une rue, un parc en hommage à Pouchkine ou lui ériger une statue a toujours été utilisé par les Russes pour marquer leur territoire et unifier l’Empire », analyse le philosophe Volodymyr Yermolenko, président de Pen Ukraine. On retrouve d’ailleurs le poète jusqu’en Syrie, où un monument a été élevé en son honneur sur une place de Damas en 2019, après l’intervention militaire russe en faveur du dictateur Bachar Al-Assad.

A la cave, au grenier ou dans une remise dérobée

« Mais les classiques restent une valeur. Quand on les retire, on a l’impression qu’une part de notre vie s’en va », soupire Lioubov Verbytska, 50 ans, bibliothécaire à Apostolove, quinze mille habitants, à 30 kilomètres de la ligne de front, au sud-est. Alors, dans l’immense majorité des bibliothèques, les employés ont adopté le même système, leur manière à eux de faire front : aménager des pièces hors des regards, des lieux d’exil pour les livres écartés, parfois à la cave, au grenier ou dans une remise dérobée.

« On ne les expose plus, on ne les conseille plus, mais on les donne à la demande. On ne peut quand même pas dire aux gens : “C’est interdit” ! », s’exclame Olena Stovba, directrice de la bibliothèque centrale à Nikopol. Dans l’établissement numéro 15 de Kryvy Rih, Natalya Stepoura a aménagé un couloir, dissimulé à l’intérieur de la salle de lecture. Dans la pénombre, elle montre les collections entières de la « Petite Bibliothèque de la littérature mondiale pour les enfants », conçue pour l’éducation des jeunes esprits à l’époque soviétique. Mikhaïl Lermontov y côtoie Jules Verne et Robert Louis Stevenson (en traduction russe). « Vous voyez ? On ne les a pas jetés. Ils sont bien ici, à l’abri. »

Dans la bibliothèque régionale pour la jeunesse de Dnipro (Ukraine), endommagée par un bombardement, le 29 décembre 2023. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »

En revanche, à Apostolove, on a choisi de garder les classiques russes dans les rayons, mais seulement en traduction ukrainienne. Les textes originaux ont été placés en réserve, dans leur plus belle édition. Des exemplaires en surnombre ont été envoyés au recyclage. « J’ai eu pitié en les regardant partir », soupire Lioubov Verbytska.

Choc des générations

A Marhanets, ville minière au sud de Dnipro, la Grand-Place est occupée d’un côté par la bibliothèque, de l’autre par le palais de la Culture, ou plutôt ce qu’il en reste après un pilonnage qui a fait huit morts. Ici, la moitié des lecteurs continue à réclamer des ouvrages en russe. La bibliothécaire ne s’autorise aucun commentaire. « Il faut rester correct », justifie-t-elle. Un vieil homme proteste : « Moi, je lis en russe, mais j’ai un cœur de résistant. » Un autre affirme parler couramment l’ukrainien, mais préférer les ouvrages « dans l’autre langue ». « Mais c’est par habitude, rien d’autre », ajoute-t-il.

Ici, le débat sur le retrait des livres a pris un autre tour. « Selon nous, ce ne sont pas les textes qui sont explosifs, mais les armes achetées grâce aux impôts payés par les éditeurs russes », poursuit la bibliothécaire. Tous les livres imprimés de l’autre côté de la frontière, y compris des romans d’amour ou policiers, ont donc été écartés, soit plus de 50 % du fonds. « Je l’ai fait sans trembler », assure la bibliothécaire, souriant à belles dents devant les étagères vides. Il y a eu quelques protestations en ville : « Pourquoi vous les reléguez ? Il n’y a pas de propagande dedans ! » Certaines employées ont répondu : « Ce sont les ordres. » « Ça calme ma colère », a tranché une autre.

Selon la bibliothécaire de Marhanets, les contestataires étaient surtout des « personnes âgées qui ont connu l’Union soviétique ». Elle-même est toute jeune, née après l’indépendance, études faites en ukrainien. Comme souvent dans le pays, les différentes générations s’entrechoquent à la manière de plaques tectoniques, selon le passé, l’expérience ou la famille. La jeune femme hausse les épaules. « De toute manière, qui emprunte Pouchkine aujourd’hui ? Personne ! La demande s’est arrêtée presque du jour au lendemain après le 24 février 2022. »

La production littéraire ukrainienne explose

A vrai dire, les goûts culturels du public ont muté avec l’invasion : la lecture se pratique aujourd’hui avec ferveur, bien plus qu’avant la guerre, et 80 % des lecteurs du pays exigent désormais des ouvrages en ukrainien, selon l’Institut du livre, contre 40 % avant l’invasion. « Je ne combats pas sur le front, mais je ne lis plus que dans ma langue, exclusivement, c’est ma façon de résister », témoigne une enseignante à Kiev. Ses phrases claquent comme des détonations : « Je considère que c’est un acte patriotique. »

Certains ont vidé leurs propres étagères de tous les textes en russe. « Les voir chez moi m’était devenu insupportable, tout ce qui vient d’eux ressemble maintenant à une agression », explique une autre femme. Partout, des librairies ouvrent, une véritable passion, dans les décombres ou au centre de Kiev : une nouvelle vient encore d’être inaugurée sur la célèbre avenue Khrechtchatyk. C’est la quatrième dans la capitale depuis le 24 février 2022. La production littéraire explose, on s’arrache tout ce qui touche à l’histoire nationale.

Pour soutenir les bibliothèques face à la demande croissante du public, l’Institut français d’Ukraine à Kiev a offert pour 50 000 euros de livres, dont Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, traduit en ukrainien. De son côté, Pen Ukraine organise des collectes et des tournées à travers le pays, ses camionnettes cahotent vaillamment le long des lignes de front, pleines de livres et d’auteurs. Plus de six cents établissements ont déjà été visités.

A Zelenodolsk, ville industrielle à 200 kilomètres au sud de Dnipro, l’écrivaine Svitlana Povalyaeva, 50 ans, s’avance pour un débat dans la salle de lecture de la bibliothèque, pantalon de cuir noir, mousse de cheveux platine, allure rock et engagée. L’assistance, une trentaine de personnes environ, retient son souffle en la regardant. Aussitôt les premiers sanglots éclatent, plus bruyants que les applaudissements. « C’est la première fois que nous voyons un de nos auteurs nationaux en chair et en os », s’émeut une ouvrière.

 

Svitlana Povalyaeva a commencé à publier en ukrainien dès le début des années 2000. « Nous étions marginaux à l’époque, avec des tirages modestes, mille exemplaires peut-être. Mais, pour nous, c’était une mission : prouver que nous n’étions pas des petits paysans parlant patois dans leur hutte, comme l’ont toujours soutenu les Russes. Nous voulions nous inscrire dans le paysage littéraire international. »

Au milieu du débat, l’ouvrière demande à se lever pour réciter ses propres vers, car la guerre l’a faite poète. Elle n’est pas la seule. Nombre d’Ukrainiens se sont mis à écrire, dans les abris antiaériens ou sur le front, des textes qui parlent de peur, de blessures, de batailles. La « littérature de guerre » est devenue un genre en soi, plusieurs éditeurs s’y sont spécialisés.

Dans l’assistance, une commerçante annonce ne plus lire que ça : « Plus rien d’autre ne m’intéresse, la guerre a pris possession de nous. » Soudain, quelqu’un lance : « L’invasion nous a changés de l’intérieur, on ne chante même plus en russe. » Tout le monde se met à parler à la fois, le débat glisse doucement vers une psychothérapie de groupe débridée.

Que faire de Boulgakov ?

« Chez nous, il a fallu les fachos russes pour que beaucoup apprennent à aimer notre pays et prennent conscience de la valeur de notre langue », explique gravement la bibliothécaire de 53 ans. Famille ukrainienne depuis des générations, un grand fils dans les tranchées, elle ferait presque figure d’exception à Zelenodolsk, une de ces « villes rouges », toutes taillées sur le même modèle, que le régime soviétique essaimait à travers l’Empire pour la construction d’un grand chantier.

Ici, en 1961, une main-d’œuvre avait été convoyée en masse de Russie ou de Biélorussie, pour bâtir une centrale hydraulique. Les familles ont fait souche et, le 24 février 2022, l’invasion a commencé par fracturer la ville autour de son passé. A grands cris, une majorité d’habitants se sont mis à soutenir Vladimir Poutine. Certains sont partis à Moscou ; un dénommé Petrov, 50 ans, s’est s’enrôlé dans l’armée russe, pour servir d’éclaireur sur les sentiers cachés. « On avait peur d’eux, qu’ils dénoncent les positions militaires ukrainiennes », se souvient la bibliothécaire.

La ville a pourtant tenu, les envahisseurs se sont arrêtés à quelques kilomètres. Mais le récit de leurs exactions contre les civils, notamment les viols, a provoqué un électrochoc. « Maintenant, les prorusses se taisent, la honte est retombée sur ceux qui s’étaient trop engagés, ils ont peur à leur tour. On s’en moque », poursuit la bibliothécaire.

Sur dix mille livres en rayonnage, elle en a retiré quatre mille cinq cents, soupesant chacun, au cas par cas. Gogol, qui est Ukrainien, a été gardé dans cette langue, mais Pouchkine et Dostoïevski sont partis à la cave, en version originale comme en traduction. « Et Boulgakov ? Qu’est-ce qu’on va faire de Boulgakov ? », s’est alarmée l’employée. Né en 1891 et élevé à Kiev, l’écrivain est à la fois l’auteur du Maître et Marguerite, œuvre majeure, mais aussi de textes méprisants pour le courant nationaliste et la langue de son pays.

A ceux qui continuent de lui demander des livres en russe, la bibliothécaire propose des cours d’ukrainien, un atelier de conversation a été lancé. « Comme professionnelle, j’ai de la compassion pour ces livres, je le reconnais », dit-elle. Mais l’époque n’est pas à la compassion. Selon un sondage du Comité d’état pour la télévision et la radiodiffusion de l’Ukraine réalisé en 2022, seuls 13 % des Ukrainiens estiment que la politique ne devrait pas peser dans le domaine culturel.

« On ne brûle pas les œuvres »

Un critique ukrainien rencontré à Kiev raconte s’être disputé, lors d’un colloque littéraire en Allemagne, avec ses collègues européens : ils lui conseillaient de « lutter contre Poutine, pas contre Pouchkine ». Le critique s’est senti très seul, incompris, même. Il a argumenté, mis en avant les études internationales, toujours plus nombreuses, qui se penchent aujourd’hui sur une « décolonisation » de la littérature européenne, britannique ou française. Il a insisté en évoquant ceux qui veulent bannir certains mots, comme « nègre », des textes littéraires.

Rien n’y a fait. Les mots « autodafé » et « censure » ont successivement jailli pour qualifier sa position. Il en aurait pleuré. « Chez nous, la Russie utilise ses institutions culturelles comme soft power depuis des décennies. Dans Pouchkine, le danger est partout : il réécrit l’histoire. Mais on ne brûle pas ses œuvres, on n’est pas des nazis. Elles existent, elles sont là : ce sont juste des livres déplacés. »

 

A Dnipro, la bibliothèque d’Olga Matioukhina a été touchée par la campagne de frappes massives contre l’Ukraine, le 29 décembre 2023. Pas de victime ici, le bombardement a eu lieu au petit jour. Dès l’ouverture, des ouvriers s’activent, la directrice vérifie ses chères étagères. Elle attend le moment, après la guerre, lorsque l’armée russe aura définitivement quitté l’Ukraine, « où on pourra réfléchir sans un pistolet sur la tempe », dit-elle. Et alors, elle ose le croire, Pouchkine, Tolstoï ou Dostoïevski ressortiront des caves.

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