En Ukraine, les femmes remplacent les hommes pour faire tourner l’économie
Source : Thomas d’Istria, Le Monde, 19 juin 2024
Des secteurs traditionnellement masculins comme la sidérurgie ou les transports tentent de remédier à l’absence de leurs employés, mobilisés dans l’armée ou craignant de l’être, en formant davantage de femmes.
Tetyana Vorotilova n’aurait jamais songé à devenir agente de sécurité. Cela fait pourtant un peu plus de trois mois que cette femme de 37 ans travaille à ce poste dans un magasin Silpo, une grande chaîne de supermarchés ukrainienne. Mère d’une fille de 17 ans, elle passe désormais ses journées à surveiller la clientèle et les arrivées de marchandises. Rien à voir avec sa vie d’avant, celle d’infirmière dans un hôpital de la ville de Kostiantynivka, dans la région de Donetsk, qu’elle a fuie au début de l’invasion russe de février 2022.
Ce poste d’agent de sécurité était jusque-là occupé par des hommes, reconnaît Nastya Liesnick, la jeune femme chargée des ressources humaines de Silpo, présente ce 11 juin dans le magasin où officie Tetyana Vorotilova. Celle-ci n’est pas un cas à part. La directrice de l’établissement, Anna Kraïka, dit observer un changement radical dans la composition de ses équipes. Avant la guerre, « nous avions beaucoup de salariés masculins, explique-t-elle. Mais beaucoup sont partis depuis ». L’ancien agent de sécurité est « probablement parti » pour éviter d’être mobilisé, ajoute-t-elle d’un air las.
Entre les hommes incorporés dans l’armée et ceux qui craignent de l’être un jour en restant à leur poste, la chaîne de supermarchés souffre d’un manque de personnel qui l’oblige à diversifier ses recrutements. Anna Kraïka embauche désormais des étudiants à mi-temps, des femmes aux expériences professionnelles diverses et parfois des retraités. Certaines de ces nouvelles recrues rejoignent des emplois historiquement occupés par des hommes.
Transports publics affectés
Cette situation ne se limite pas à la chaîne de supermarchés mais concerne l’ensemble des acteurs économiques ukrainiens, mis à rude épreuve depuis le début de l’invasion russe, dans les usines sidérurgiques, la grande distribution, l’agriculture, les transports… Et plus les postes requièrent des qualifications, plus les entreprises peinent à trouver des remplaçants. Les effets se ressentent déjà dans certains secteurs. La compagnie publique des transports de la capitale a fini par se résoudre à annoncer, fin mai, des intervalles plus longs entre les métros, en raison d’une « pénurie » de conducteurs de trains électriques et d’électromécaniciens. Même chose à Mykolaïv, ville du Sud, où la circulation des bus et tramways a été réduite pour cause de mobilisation de certains salariés.
« Etre en mesure de conserver et retenir notre personnel est le problème numéro un de toutes les entreprises ukrainiennes », affirme au téléphone Hakan Jyde, directeur général de la branche ukrainienne du constructeur suédois de poids lourds Scania. Aux difficultés liées à la mobilisation pour l’effort de guerre s’ajoute le départ de plusieurs millions d’hommes et de femmes – « la force vive du pays », selon la directrice du magasin Silpo – ayant fui le conflit pour trouver refuge à travers le monde. Selon une étude du ministère ukrainien de l’économie publiée en 2023, le pays manquerait de 4,5 millions de personnes pour reconstruire et faire fonctionner l’économie dans les dix prochaines années.
Les entreprises n’ont d’autre choix que de s’adapter et recruter plus largement. Rien que dans l’un des entrepôts de Fozzy Group, un des grands groupes commerciaux et industriels d’Ukraine, la chargée des ressources humaines, Anastasia Melnikova, décompte deux cent cinq anciens employés devenus soldats sur huit cent vingt salariés. Une grande partie d’entre eux ont été remplacés par des femmes, comme Janna Sedorenko, 32 ans, et Olya Yatsouk, 34 ans. Toutes deux ont quitté leurs emplois respectifs de vendeuse et de comptable dans des entreprises privées pour travailler dans l’entrepôt, où elles préparent des palettes de marchandises à destination des magasins du pays. Elles ont été attirées par les conditions de travail, la flexibilité de l’emploi du temps et de meilleurs salaires.
Anna Bouryatchovska, 30 ans, recrutée quelques mois plus tôt, occupe un des postes les plus physiques dans l’entrepôt puisqu’elle doit soulever des marchandises avec ses bras. « Ce sont des femmes comme elles qui représentent l’avenir de notre pays », lâche dans un mélange de fierté et d’amertume Anastasia Melnikova. « Aujourd’hui, si un homme quitte l’entreprise, il est à peu près certain qu’il sera remplacé par une femme », dit Ioulia Stoyanova, une autre employée de l’entreprise.
Mobilisation « très chaotique »
Les sociétés qui répondent à certains critères économiques et sont considérées comme essentielles peuvent théoriquement demander à « réserver » jusqu’à 50 % de leurs salariés. Mais dans les faits, selon Nastya Liesnick, la chargée des ressources humaines de Silpo, « il arrive que des gens qu’on souhaite “réserver” soient quand même mobilisés ». Ces dysfonctionnements dans les règles ont un impact sur les processus de recrutement. Nastya Liesnick reçoit régulièrement des refus d’embauche, même pour des emplois pouvant bénéficier d’une exemption à l’incorporation, car les hommes ne font pas confiance au système.
La mobilisation « se fait de manière très chaotique », reconnaît le patron de Scania, Hakan Jyde. Ces derniers mois, le calendrier législatif s’est accéléré, avec plusieurs lois signées par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, visant à accélérer et élargir le processus. L’âge des mobilisables est ainsi passé de 27 à 25 ans, les critères physiques ont été revus à la baisse… Tous les hommes de 18 à 60 ans, interdits de quitter le pays à de rares exceptions près, doivent également mettre à jour leurs documents militaires dans un centre de recrutement. Mais les autorités peinent à convaincre les civils.
« Les gens paniquent », assure encore Hakan Jyde. « Ils ont peur d’aller travailler, ils ont peur de sortir dans la rue », de crainte d’être arrêtés par des officiers recruteurs. « Dans ce contexte, poursuit le patron de Scania, il est extrêmement difficile pour nous, en tant qu’entreprise européenne transparente, de faire travailler qui que ce soit. » D’autant plus que les sociétés sont obligées de déclarer l’ensemble de leurs salariés aux autorités. Résultat, « de nombreuses personnes refusent de venir travailler chez nous et dans des entreprises de notre type parce qu’elles considèrent qu’il vaut mieux aller travailler dans un petit garage quelque part où ils ne paient pas d’impôts et où ils ne se présentent certainement pas aux autorités militaires. L’économie est donc poussée dans une zone grise ou noire, ce qui est vraiment regrettable pour l’Ukraine. »
Redevance militaire
Dans le même temps, l’économie du pays a besoin de fonds pour financer l’effort de guerre, toujours plus important. Les députés ukrainiens ont donc présenté, mercredi 12 juin, un projet de loi qui permettrait aux entreprises de payer une redevance militaire de 20 000 hryvnias (environ 450 euros) par mois et par employé afin de pouvoir exempter leurs travailleurs de la mobilisation. Le pourcentage de salariés qui pourraient en bénéficier restera à préciser par les ministères. Mais ces mesures, discutées depuis des mois, provoquent de vives tensions au sein de la population, qui accuse les autorités de n’envoyer que les pauvres à la guerre, tandis que les salariés plus aisés et plus généralement les élites en seraient préservés.
Un autre modèle présenté par le chef adjoint du cabinet du président, Rostyslav Shurma, propose d’ailleurs d’éviter la mobilisation aux conscrits dont le salaire mensuel dépasse 35 000 hryvnias. Une telle mesure est justifiée par les impôts et taxes élevés que ces personnes paient. « Nous cherchons une sorte d’équilibre, car il n’y a pas de front sans arrière et il n’y aura pas d’arrière sans front. Sans notre économie, sans impôts, il n’y aura rien pour financer le front », a déclaré Oleksandr Zavitnevych, président du comité parlementaire pour la sécurité nationale, la défense et le renseignement, interrogé par la branche Ukraine de la BBC.
En attendant, et puisque la guerre risque de durer, les entreprises tentent de former de nouveaux salariés le plus vite possible afin de maintenir leur activité. En collaboration avec l’organisation suédoise Reskilling Ukraine, la branche ukrainienne de Scania propose par exemple des formations accélérées à des femmes désireuses de devenir conductrices de poids lourds. Le 14 juin, elles étaient huit à finir une session d’une semaine de pratique, à l’instar d’Olesya Yatsenko, une artiste de 35 ans. « L’Ukraine a besoin de travailleurs comme nous aujourd’hui », explique-t-elle en assurant avoir déjà reçu des offres d’embauche de plusieurs entreprises.