Elles ont appris à vivre sans les hommes, partis au front, dont certains ne reviendront pas. Face à la guerre qui continue, elles ont décidé de rejoindre un jour l’armée ou d’apprendre dès à présent à se protéger des soldats russes. Rencontres autour de Kyiv.
Le samedi matin, une clairière s’anime dans un bois de Kyiv. En cette fin avril, les arbres ont retrouvé des feuilles, il neige du pollen, la boue commence à sécher. Dasha, 27 ans, n’est pas là pour profiter du cadre champêtre. Secouée par un sanglot soudain, elle raconte : « J’ai enterré mon mari hier. Il est mort à Avdiïvka [une ville du Donbass encerclée puis prise en février par l’armée russe – ndlr] il y a deux mois. Maintenant que mon mari n’est plus là, je veux rejoindre l’armée. »
C’est aussi un drame qui a conduit ici Tetyana, une avocate au chignon strict noué derrière la tête. Son frère, soldat, a disparu il y a « un an et trois mois » dans la forêt de Kreminna, sur le front du Donbass. « Si on trouve mon frère un jour, j’irai combattre. Sinon je dois rester avec mes parents âgés », dit la quadragénaire. En attendant, elle s’initie au maniement des armes. Elles sont une dizaine de femmes à avoir payé 1 500 hryvnias, soit environ 35 euros, pour suivre la formation d’une petite journée proposée par le collectif Walkyrie.
« On va vous donner confiance en vous, harangue la fondatrice de l’organisation, Darina Trebykh, au moment de lancer les ateliers. Les femmes ne sont pas là juste pour faire du bortsch dans la cuisine. » La semaine précédente, Lisa, autre responsable de Walkyrie, avait accueilli sur le même ton la trentaine de participant·es, dont une écrasante majorité de femmes : « Personne ne vous fera de reproches ici si vous faites mal quelque chose. Les femmes sont capables de tout faire. »
Au programme du jour : posture de tir avec une arme automatique, démontage et chargement de l’arme, rudiments de médecine de guerre, et pour celles qui ont déjà suivi ces formations, prise d’assaut en groupe d’un bâtiment. Ailleurs dans la région de Kyiv, d’autres groupes apprennent à piloter des drones, à tenir des tranchées et à tirer à l’arme longue.
Ces formations ne sont pas réservées aux femmes, quelques participantes viennent d’ailleurs avec leur compagnon, mais le collectif, créé il y a deux ans, après la libération de la région de Kyiv, est né de la volonté d’aider les Ukrainiennes à se défendre. « Des femmes ont fait appel à nous car elles ne se sentaient pas protégées alors que leurs maris étaient au front », reconstitue Darina Trebykh. Elle-même résidente d’Hostomel, une banlieue de la capitale qui fut le théâtre d’une bataille acharnée et décisive, elle a appris à tirer grâce à des soldats de la garde nationale, rencontrés au début de l’invasion, quand elle se démenait pour aider les habitant·es de son quartier.
« J’étais mannequin. J’ai troqué mes talons pour des rangers, mais je fais toujours une manucure », confie Darina Trebykh, 35 ans, en désignant ses chaussures kaki et ses ongles rose pâle. « Des femmes qui se considèrent fragiles viennent, d’autres plus aguerries aussi, c’est ouvert à tout le monde », complète Lisa.
Originaire de Berdiansk, à l’autre bout du pays, sur les bords de la mer d’Azov, elle a fait l’expérience douloureuse de vivre un mois sous l’occupation. « J’ai vu ce que c’était d’être sans arme et sans compétence militaire dans une ville occupée. C’est comme si j’avais les poings liés, je voulais faire quelque chose mais je ne pouvais pas. » Juste après avoir quitté sa ville, le 24 mars 2022, la jeune femme a appris les bases militaires.
La hantise de vivre ou revivre l’occupation est l’une des motivations des participantes. Presque 800 jours et 800 nuits après le début de l’invasion, il est désormais établi que l’occupation s’accompagne de violences sexuelles, dont des viols, commis par les soldats russes. La Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine, créée par les Nations unies, documente des cas dans chacun de ses rapports. Elle en a recensé dans neuf régions, commis contre des femmes, des filles et des hommes.
Le viol demeure un sujet tabou en Ukraine, et les victimes doivent affronter la « stigmatisation et le sentiment de honte », relève le dernier rapport de la Commission d’enquête indépendante de l’ONU. « Une femme doit savoir se protéger, se faire respecter. C’est un sujet horrible, je ne survivrais pas, je préférerais la mort », confie Tetyana, l’avocate.
Les organisatrices du collectif notent un regain d’intérêt pour leurs entraînements lorsque la situation se dégrade sur le front. En ce moment, elle n’est pas bonne pour les forces ukrainiennes qui reculent dans le Donbass. L’état-major redoute que ces avancées de l’armée russe soient le prélude à des offensives d’ampleur avant le début de l’été.
Pour Olha, 40 ans, il ne fait aucun doute que la Russie n’a pas renoncé à s’emparer de Kyiv. Elle suit consciencieusement les formations chaque samedi. Darya, rentrée en Ukraine avec sa fille à l’été 2023, ne veut dépendre de personne pour la sécurité de sa famille : « Je veux apprendre à me protéger et à protéger ma fille », indique-t-elle pendant la pause de la mi-journée.
Ces formations, données par des soldats en permission, n’ont pas vocation à se substituer à celles de l’armée. Pour beaucoup, elles constituent un premier contact avec les armes, avant d’aller éventuellement plus loin. Contrairement aux hommes âgés de 25 à 60 ans, les femmes ne sont pas concernées par la mobilisation obligatoire. Elles peuvent quitter le pays, ce qui est interdit aux hommes de 18 à 60 ans, sauf exception.
Anna, une juriste de 38 ans qui a grandi en Crimée, n’exclut pas de s’engager un jour. Liudmila, tout juste trentenaire, y pense « tous les jours ». Cette consultante dans la finance a passé ses deux derniers samedis avec le collectif Walkyrie, et compte bien continuer jusqu’au dernier module. Elle explique : « La guerre continue, nos soldats se font rares, il faudra les remplacer. L’Ukraine a une population quatre fois inférieure à celle de la Russie. »
Deux ans d’une guerre meurtrière ont décimé les rangs de l’armée, qui peine à les regarnir. Le chiffre est secret, mais les pertes ukrainiennes avoisinaient les 200 000 (70 000 tués, 120 000 blessés) l’été dernier, selon les estimations du Pentagone citées par le New York Times. Les volontaires se font rares. Le gouvernement rechigne à recruter en masse, une mesure forcément impopulaire. Il se contente d’ajuster les paramètres de la mobilisation en diminuant légèrement l’âge, passé de 27 à 25 ans, en durcissant les sanctions contre les récalcitrants, en écartant la démobilisation automatique des soldats après plusieurs années de service…
Appeler les Ukrainiennes sous les drapeaux n’est pas encore à l’agenda. Dans une interview au Times, la conseillère pour les questions de genre du commandant des forces terrestres, Oksana Grigorieva, a entrouvert la porte, prenant en exemple le modèle israélien de conscription mixte (contactée par Mediapart, elle ne souhaite plus s’exprimer sur le sujet).
Dans la clairière, le sujet divise. « La société n’est pas encore prête », estime Tetyana. Darina Trebykh n’y est pas favorable dans l’absolu mais ne voit pas d’autre issue tôt ou tard, « car le réservoir d’hommes va se tarir ». Dasha, veuve avant ses 30 ans, est « complètement pour » : « Nous sommes plus résistantes au stress, les femmes sont fortes. » Elle en veut pour preuve sa présence ici, au lendemain des funérailles de son mari… Lisa, bras tatoués et air déterminé, pense qu’il aurait fallu commencer dès 2014 : « On sait qu’il n’y aura plus de mecs à un moment et qu’il faudra mobiliser les femmes. »
Un instructeur du collectif Walkyrie explique comment utiliser un fusil d’assaut, à Kyiv, le 27 avril 2024. © Photo Pierre Alonso pour Mediapart
Environ 65 000 soldates servent déjà dans l’armée, soit à peu près 7,3 % des effectifs. C’est peu, comparé aux États-Unis et à la France (environ 17 % des effectifs). Jusqu’en 2018, les postes de combat n’étaient pas accessibles aux femmes. Slava, un blessé de guerre de 19 ans qui donne un coup de main au collectif Walkyrie, raconte avoir été sauvé par une infirmière militaire quand un drone a largué une grenade sur lui. « Les femmes font un travail formidable dans notre armée », loue le jeune homme aux joues encore rondes, qui a une prothèse à la jambe droite et la main gauche toujours très amochée, six mois après l’incident. « Le sexisme reste prégnant. Très peu de femmes sont envoyées sur le front », dénonce Lisa.
Engagée volontaire depuis dix-sept mois, Olena a servi dans la prestigieuse et respectée 47e brigade. Jointe par téléphone depuis le Donbass où elle est déployée, elle se souvient qu’on ne la prenait pas au sérieux au début. Elle a dû faire ses preuves, plus que les autres : « Pas une fois je n’ai reculé, pas une fois je ne me suis plainte. Le regard de mes frères d’armes et du commandement a commencé à changer. » Après plusieurs mois sous les ordres du cinéaste Oleh Sentsov, elle a rejoint une autre unité, composée de « gros durs », qui l’ont de nouveau regardée de travers. « Après deux semaines et les premières missions, ça allait mieux. J’ai montré que j’étais même plus forte que certains hommes. »
Optimiste de nature, elle demeure toutefois « persuadée qu’entrer dans l’armée reste beaucoup plus difficile pour une femme ». Pour cette raison, entre autres, elle voit d’un très bon œil les initiations du collectif Walkyrie. « C’est super que les femmes essaient et découvrent ce qu’elles sont capables ou pas de faire. Même si elles ne deviennent pas soldates, peu importe, elles auront des compétences et des qualifications. Elles sont un exemple pour tous. »
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