« Dans la tranchée, tu te sens comme une proie » : un soldat ukrainien se livre
Source: Médiapart, 13 mai 2024
Interview réalisée par Justine Brabant
De retour du front, et quelques heures avant d’y retourner, Ilya, qui exerce comme infirmier militaire, raconte le quotidien des combats, la peur des drones et les difficultés de la mobilisation, ainsi que les immenses défis politiques auxquels son pays est confronté.
Kyiv(Ukraine).– C’est une parole rare, celle d’un soldat ukrainien qui s’exprime librement, en longueur, sans le filtre des services de communication de son armée. Elle est d’autant plus précieuse qu’il appartient à l’une des unités qui paie le plus lourd tribut à la guerre, un bataillon d’infanterie qui vient de rentrer de cinq mois en première ligne.
Durant un peu plus d’une heure, dans un café de Kyiv, la capitale ukrainienne, Ilya, 34 ans (en tant que soldat, il n’est pas autorisé à donner son nom de famille), a répondu aux questions de Mediapart. Il évoque la situation sur le front, mais également la question compliquée de la mobilisation de nouvelles recrues, ou encore ce que signifie être de gauche en Ukraine aujourd’hui.
Cet entretien a été réalisé samedi 11 mai. Lorsque nous l’avons recontacté le lendemain pour recueillir ses impressions sur l’offensive à Kharkiv, Ilya nous a fait parvenir ce message : « Quelques heures après notre rencontre, j’ai reçu l’ordre de faire mes valises pour un nouveau déploiement dans la zone de guerre. Dès le lendemain, mon bataillon est parti, alors que nous étions [en permission] dans la région de Kyiv depuis moins de deux semaines. » Il est de nouveau au front, dans la région de Donetsk.
La Russie a lancé le 10 mai une offensive dans la région de Kharkiv. Le commandant en chef des forces ukrainiennes, le général Syrsky, a déclaré dimanche 11 mai que la situation s’est « considérablement détériorée » sur place. Comment analysez-vous ce dernier développement ?
Ilya : C’est difficile à dire. Il s’agit peut-être d’une tentative pour mettre encore davantage nos forces sous pression. S’ils y parviennent, ils pourraient créer un point d’appui pour une nouvelle offensive. Par ailleurs, l’ennemi a progressé [à l’est – ndlr] vers Tchassiv Yar. La situation s’est donc effectivement détériorée. Mais nous tenons bon.
Plus généralement, comment qualifiez-vous la situation militaire actuelle ?
Très mauvaise. Peut-être pas critique, mais très mauvaise. Mon unité revient justement d’un déploiement près de Tchassiv Yar. Nous y sommes restés cinq mois [c’est là que quelques heures après cet entretien, son bataillon a été rappelé – ndlr]. L’hiver a été très difficile. Il faut s’imaginer la Seconde Guerre mondiale, mais avec des tonnes de drones.
Les grandes batailles sont une question d’artillerie. Mais on sous-estime souvent le rôle de moyens moins coûteux comme les drones. Grâce à eux, les Russes et les Ukrainiens peuvent voir le terrain ennemi sur cinq à dix kilomètres. Si vous avez assez de drones, tout devient transparent, vous voyez tout. Ils sont très communs, ne coûtent pas cher et infligent de grands dommages à l’infanterie.
La plupart du temps, on ne peut pas déployer de véhicules de soutien, on peut avancer seulement à pied. Beaucoup de fantassins sont mis hors service.
« Hors service » ?
Je ne peux pas dire que tout le monde est abattu sur place. Mais il y a beaucoup de blessés, et il faut les remplacer. Or, le problème est que l’on n’a pas réussi à recruter assez de nouveaux soldats. Et ce sont les gens déjà engagés dans l’infanterie qui portent tout le poids de la guerre sur leurs épaules.
Est-ce que les drones, en plus des dégâts qu’ils peuvent faire quand ils larguent des bombes, ont aussi un impact psychologique ?
Oui, c’est vrai. Avec les drones, tu es toujours anxieux. Tu n’arrives pas à te calmer. D’autant plus que dans les tranchées, si tu lèves la tête et que tu vois un drone, tu ne sais jamais à qui il appartient. Tu es sous pression permanente. Si c’est toi qui diriges le drone, tu peux te sentir comme à la chasse. Mais si tu es dans la tranchée, tu te sens comme la proie et c’est un autre sentiment, beaucoup plus dégueulasse.
Je dois dire que nous possédons quand même des moyens antidrones, notamment des brouilleurs. L’Ukraine a des moyens, mais ils ne sont pas forcément fournis en temps et en heure, ni efficacement.
En tant que « medic », infirmier de combat, quelles sont les blessures que vous voyez le plus souvent ?
Dans mon unité, ce sont les blessures causées par les explosions de drones, les éclats d’artillerie, les blessures causées par les affrontements directs – balles de kalachnikovs et grenades –, et enfin les blessures causées par les KAB, les « bombes planantes » russes.
C’est une guerre pour notre patrimoine, pour notre identité, pour la démocratie. Quelqu’un qui envahit un autre pays n’aura jamais une telle sorte de motivation.
On dit souvent que le commandement russe envoie ses soldats au front comme de la chair à canon, par vagues incessantes de soldats, pas forcément bien protégés, sans considération pour leur vie. Est-ce ce que vous avez constaté ?
Pour moi, le problème avec le fait de parler de « chair à canon », c’est que cela peut revenir à sous-estimer ces gens, à se dire : « Pourquoi devrais-je les craindre ? » Mais effectivement, j’ai vu ça de mes propres yeux, à plusieurs reprises. J’ai dû repousser ce genre d’attaques. Tu vois arriver deux ou trois soldats, qui sautent dans une tranchée pour t’attaquer et essayer de te battre, quasiment à mains nues…
Je ne comprends pas ce qui peut donner une telle motivation. Peut-être la peur d’être punis par leurs chefs, et l’argent, ou d’autres récompenses matérielles. Mais c’était vraiment impressionnant : des soldats s’avançaient, étaient abattus, mais à chaque fois d’autres revenaient.
Malgré tout, notre motivation à nous est beaucoup plus grande. Pour nous, c’est une guerre pour notre patrimoine, pour notre identité, pour la démocratie. Quelqu’un qui envahit un autre pays n’aura jamais une telle sorte de motivation.
Et de notre côté, nous n’avons pas peur d’être punis par l’État ou par nos commandants. Je sais que mon commandant ne va pas m’exécuter. Parce que la société ukrainienne est telle qu’elle est, plus démocratique, avec plus de libertés, et il me semble – mais je peux me tromper – que nous percevons différemment la question de la dignité humaine.
Est-ce que les alliés de l’Ukraine, dont la France, ont selon vous nourri des attentes irréalistes concernant votre capacité à repousser les forces russes rapidement, comme ont pu le suggérer plusieurs hauts gradés ukrainiens ? On pense en particulier à la contre-offensive tentée l’été dernier, qui a échoué.
Je ne pense pas que ça soit un problème de perception des Français – ou des autres alliés. Les Français ont juste répété le discours du gouvernement ukrainien. C’est ce dernier qui a commis une faute, en promettant des miracles sur le champ de bataille.
Mais même dans la situation difficile actuelle, nous continuons de tenir le coup, et nous continuons à mettre en échec un ennemi qui a une meilleure économie et des ressources humaines plus importantes.
Ressentez-vous, dans votre unité, un manque de munitions lié aux lenteurs de l’aide militaire occidentale ?
Nous, infanterie, n’avons rien senti. Sur la ligne de front, nous tirons avec des kalachnikovs et des armes antichars – cela ne manque pas. Mais nous l’avons ressenti dans les unités de l’arrière, qui nous soutiennent, et qui manquaient d’obus d’artillerie.
Malgré les difficultés à recruter de nouveaux soldats, l’âge minimum pour être mobilisé en Ukraine reste relativement élevé – 27 ans, descendus depuis peu à 25 ans. Pourquoi ?
Pour moi, une partie de l’explication est que les jeunes font partie des catégories de la population qui ont le plus voté pour le pouvoir actuel. Je pense qu’ils ne veulent pas perdre ce morceau d’électorat, et que c’est la raison principale pour laquelle ils ont tant tardé à décider d’abaisser l’âge pour être mobilisé. Mais franchement, je pense que nous allons être obligés de baisser encore cette limite.
Qu’est-ce que votre gouvernement devrait faire autrement, selon vous, afin de trouver de nouvelles recrues pour votre armée ?
Si vous voulez vraiment mobiliser, il faut expliquer aux gens pourquoi vous le faites. Même si c’est une décision qui n’est ni populaire ni facile, il faut une forme de courage politique. Et malheureusement, le pouvoir en manque.
Par ailleurs, il faut penser en termes de justice sociale. Le plus difficile, actuellement, c’est de se battre dans l’infanterie. Il faut, en quelque sorte, répartir cette injustice comme du beurre sur du pain [rires], par exemple en faisant en sorte que tous les nouveaux mobilisés commencent leur service dans l’infanterie. Après, seulement, ils feraient leur apprentissage et choisiraient leur unité.
Je regrette que nous n’ayons pas bouleversé notre économie pour devenir une économie de guerre.
Quant aux officiers, pour qu’ils ne fassent pas que diriger la bataille avec leurs talkies-walkies, pour qu’ils comprennent et sentent vraiment ce qui se passe au front, ils pourraient commencer, lorsqu’ils sont mobilisés, par diriger de petites unités sur le champ de bataille – et ensuite seulement ils pourraient être promus. Je sais que tout cela est très difficile, presque infaisable en contexte de guerre, mais il faut essayer.
Je comprends aussi les gens qui fuient, parce que oui, la guerre c’est effrayant, oui c’est choquant, oui c’est dégueulasse. Mais il faut des règles transparentes pour tous concernant la mobilisation, et il faut que les gens qui vont s’engager dans les forces armées comprennent que ça n’est pas un billet pour le terminus.
Par ailleurs, je regrette qu’après la grande invasion, nous n’ayons pas bouleversé notre économie pour devenir une économie de guerre. On n’a pas nationalisé les grandes entreprises. On n’a jamais augmenté les impôts sur les grandes sociétés… Nos politiciens sont incapables de sortir du cadre de l’économie de marché en temps de paix. Je trouve que c’est un crime contre les intérêts de notre pays.
Vous définissez-vous comme un militant de gauche ?
Oui. Je dirais que je suis marxiste et anti-autoritaire. Je suis une sorte de socialiste, même s’il y a plusieurs versions du socialisme. Pour parler des gauches qui ont toujours été sous influence russe, nous avons ici le mot de « tankistes », les gens qui étaient d’accord pour envoyer des tanks soviétiques à Budapest [lors de la révolution hongroise de 1956 – ndlr].
J’ai été vraiment déçu par certains intellectuels de gauche occidentaux, qui n’ont jamais jugé utile de soutenir l’Ukraine. Noam Chomsky, pour moi, est devenu complètement aveugle à ce qui se passe. Je pense que ces gauches doivent faire leur réexamen critique. Les choses sont pourtant simples : le régime russe moderne se rapproche du fascisme.
La gauche en Ukraine aujourd’hui peut-elle être audible, malgré le contexte de guerre ?
Certains mots, si on les emploie, empêchent d’être audible, comme le terme « socialisme », qui ramène les Ukrainiens et Ukrainiennes à une certaine mémoire et à une expérience négative.
Mais dans le même temps, si j’exprime la volonté que le pouvoir soit plus décentralisé, que davantage de monde soit impliqué dans les décisions publiques, que la répartition des richesses soit plus juste, alors je rencontrerai l’intérêt des autres soldats.
Nous, gauches ukrainiennes, avons besoin de soutien pour pouvoir, après la guerre, lancer une bataille pour une Ukraine plus démocratique, plus sociale et plus juste.
Cette campagne de souscription se poursuit jusqu’au 30 juin. Nous avons déjà versé 1.000 € le 13 mai sur la base de l’argent recueilli au cours de projections de films ou reçus sur notre compte. Précisez “groupe Adam” comme mention de votre versement.