Comment les Ukrainien·nes résistent à « l’arbitraire venu d’en haut »

Par Oleksandr Kitral

Article original ukrainien publié sur le site Spylne-Commons 

Traduction en français par Patrick Le Tréhondat

Illustration de Katya Gritseva

Publié par le site “Entre les lignes entre les mots” le 2 décembre 2024

Les opérations militaires et les problèmes économiques ont conduit à l’introduction d’un certain nombre de réformes douteuses dans le domaine social. L’adoption d’une nouvelle législation du travail a rendu la vie des salarié·es beaucoup plus difficile. Les réformes en matière de santé et d’éducation font également des ravages, les hôpitaux et les écoles étant souvent fermés sous couvert de réforme. Ces facteurs et d’autres encore poussent les gens à défendre leurs intérêts, malgré les conditions difficiles causées par l’invasion russe et ses conséquences. Parmi ceux et celles qui s’opposent à l’arbitraire, on trouve souvent des citoyen·nes s qui ne sont pas tant motivé·es par des intérêts personnels que par l’intérêt général. La conviction que leurs efforts permettront un avenir meilleur encourage les gens à contribuer à une cause socialement importante, à chercher de nouveaux moyens de contrer l’arbitraire et à s’unir à d’autres personnes qui se sentent concernées. Cet article permet d’en savoir plus sur les exemples de lutte des citoyen·nes pour l’intérêt publics, les particularités de leur communication et de leur motivation.

La liquidation de l’école nous a obligés à nous unir
Cette affaire est un exemple de tentative spontanée de citoyen·nes s motivé·es pour défendre leur établissement d’enseignement préféré. Il s’agit de l’école régionale expérimentale d’art intégré de Ternopil, qui porte le nom d’Ihor Hereta, et que les enseignant·es et les parents tentent de protéger depuis six ans de la « réorganisation », en fait de la liquidation. Grâce aux efforts de cette communauté, des résultats significatifs ont été obtenus   la Cour suprême a annulé l’ordre de réorganisation du conseil régional. Cependant, l’école n’a pas encore repris ses activités.

Tout a commencé en 2018, lorsque le conseil régional a décidé de réorganiser l’école en la fusionnant avec un autre établissement d’enseignement. Aucune audience publique n’a été organisée sur le destin de l’école. Des parents et des enseignant·es indigné·es sont venu·es protester, déterminé·es à défendre l’école avec leur programme éducatif approuvé par le ministère de l’Éducation et de la science et le ministère de la Culture. Ce programme, qui s’ajoute à l’enseignement secondaire général, donne aux enfants la possibilité d’étudier l’art de manière approfondie.

Iryna Lenko, ancienne enseignante à l’école régionale d’art, nous a expliqué qu’au début, ni les parents ni les enseignant·es n’avaient de plan d’action clair pour protéger l’école et qu’ils et elles prenaient des décisions au coup par coup. En une journée, 700 signatures ont été recueillies en faveur de la préservation de l’école. En outre, des lettres ont été envoyées à plusieurs ministères et au cabinet des ministres de l’Ukraine, et trois recours ont été déposés devant les tribunaux. Les défenseue·seuses de l’école ont obtenu le soutien de citoyen·nes, d’ancienn·es combattant·es du Donbass et de compatriotes à l’étranger et ont régulièrement organisé des manifestations.

La première phase de la confrontation ne s’est toutefois pas terminée en faveur de la communauté. Le tribunal administratif du district de Ternopil, puis la 8e cour administrative d’appel ont rejeté les demandes de la communauté. Iryna Lenko elle-même, en tant que dirigeante, a subi des pressions : l’enseignante a été déchue de son titre d’« enseignante principale » sur ordre. Elle a toutefois réussi à faire annuler cette décision par les tribunaux. D’une manière générale, selon Iryna Lenko, elle a dû faire face à de nombreuses situations difficiles au cours des dernières années de lutte. Dans le même temps, le nombre de personnes qui l’ont soutenue a diminué, car beaucoup ont fini par perdre confiance en sa capacité à défendre l’école.

« C’est très difficile quand tout le monde travaille contre vous : le conseil municipal, l’administration régionale. Mais ici, il faut soit assumer et aller jusqu’au bout, soit ne pas assumer du tout… En même temps, nous ne pouvons agir que de manière légale, alors que certains fonctionnaires sont prêts à recourir à n’importe quelle méthode. Ils n’ont peur que de la force, c’est-à-dire de la masse des gens » nous a-t-elle déclaré.

Iryna Lenko explique sa participation active à la défense de l’école par le désir de lutter pour l’intérêt public et de veiller à ce que l’État de droit soit respecté dans le pays. « Cela concerne non seulement le secteur de l’éducation, mais aussi tous les citoyen·nes de l’Ukraine, qui sont censé·es être la seule source de pouvoir et qui sont essentiellement privé·es de leurs droits. Et nous voyons comment les lois et la Constitution sont ignorées » souligne Iryna. Elle est convaincue que c’est précisément en raison de la passivité de la société que les autorités peuvent négliger l’intérêt public.

Actuellement, la situation de l’école d’art régionale n’est toujours pas résolue, sans victoire finale pour l’une ou l’autre des parties. D’une part, il y a l’arrêt de la Cour suprême qui, contrairement aux tribunaux des instances précédentes, a annulé la décision du conseil régional de Ternopil de réorganiser les établissements d’enseignement. D’autre part, un second arrêt de la Cour suprême, qui a refusé de réexaminer l’affaire « en raison de circonstances nouvellement découvertes », confirmant une fois de plus le bien-fondé des défenseurs de l’école. Dans le même temps, les autorités locales ne sont pas pressées de restaurer l’école, ce qui a obligé les gens à défendre la vérité devant les tribunaux. Iryna Lenko elle-même continue de prendre une part active aux audiences et d’apporter un soutien juridique aux travailleur·euses du secteur de l’éducation. À son initiative, les enseignant·es d’une des communautés de la région ont réussi à faire annuler l’ordre de l’administration locale de fermer et d’« optimiser » dix écoles.

mobilisation pour défendre l’école publique d’art de Ternopil

 

Transparence et soutien public
Contrairement à la mobilisation spontanée des défenseur·euses de l’école régionale des arts, il existe des associations qui se sont constituées spécifiquement pour défendre des intérêts publics et qui le font régulièrement. Un exemple est le mouvement Sois comme Nina, qui regroupe des femmes travaillant dans le secteur de la santé. Les membres du mouvement offrent des consultations quotidiennes aux travailleur·euses de la santé, qu’il s’agisse d’individus ou d’équipes entières, et apportent un soutien juridique à ceux qui vont devant les tribunaux. La dirigeante du mouvement, Oksana Slobodiana, a déclaré que pour qu’une association puisse travailler efficacement, les principes de base suivants doivent être respectés : ouverture, protocoles et communication.

« Il faut parler ouvertement de chaque étape que l’on franchit. Les gens vous feront alors entièrement confiance. Cependant, il n’est pas certain que cela vous sauvera, et vous devez donc vous préparer à d’éventuels coups durs, car les gens ont la capacité de tout déformer à leur manière. C’est pourquoi des protocoles existent. C’est un document qui peut vous aider à vous protéger moralement, sans parler de la loi » nous a-t-elle déclaré.

Pour la communication entre personnes partageant les mêmes idées, Oksana Slobodiana explique qu’il est pratique d’utiliser des groupes dans différentes messageries. Cela permet aux citoyen·nes de suivre toutes les actions de l’organisation, de voir le niveau d’avancée et de comparer les exigences énoncées avec les résultats des actions. L’initiative et la compréhension mutuelle au sein de l’équipe jouent également un rôle important.

« Les gens peuvent accomplir une certaine tâche si vous la définissez clairement, même lorsqu’il s’agit de tâches à court terme, comme voyager ou rédiger un appel, etc. C’est pourquoi l’activité des gens est très mélangée et doit être organisée » explique-t-elle. 

Un autre aspect est le financement des activités. Oksana Slobodiana conseille de discuter et d’enregistrer immédiatement toutes les questions liées au financement. Cependant, dans un premier temps, il est important de motiver les citoyen·nes. Par exemple, selon Oksana Slobodiana, le mouvement Sois comme Nina a existé pendant les deux premières années grâce au financement des participantes elles-mêmes. Il est clair que pour la protection de l’intérêt public, en plus de la question de la santé, des efforts, du temps et de l’argent sont nécessaires pour qu’ils et elles contrecarrent les intérêts des structures gouvernementales et des entreprises, ce qui les conduit inévitablement à se faire des ennemis. Néanmoins, de nombreux citoyen·nes sont prêt·es à agir malgré les difficultés, car la protection de l’intérêt public est une priorité pour elles. Oksana Slobodiana est l’une d’entre elles, ainsi que de nombreux autres médecins et travailleur·euses de la santé qui souhaitent apporter des changements positifs dans le secteur des soins de santé.

« Il y a beaucoup de médecins et d’infirmières dans notre association qui ont eux-elles mêmes rencontré des difficultés au travail et qui veulent fournir des soins médicaux aux patient·es dans des conditions normales afin qu’elles et ils puissent être guéri·es. Ces personnes veulent vivre en Ukraine. Dans le même temps, leurs objectifs personnels sont relégués au second plan. Après tout, si vous faites quelque chose, vous le faites pour les gens et vous êtes responsable devant eux. Et une fois que l’on prend ses responsabilités, on ne peut plus faire autrement » a-t-elle déclaré.

En même temps, Slobodiana considère que le soutien du public est extrêmement important. Elle est convaincue que si la population attire l’attention sur un problème social important, tel que la fermeture d’un hôpital, il sera beaucoup plus difficile, voire impossible, pour les autorités d’« optimiser » l’établissement médical.

« Avec le soutien actif du public, les autorités seront moins enclines à fermer l’établissement médical ou commenceront à mieux comprendre la situation. Mais pour obtenir le soutien du public, il faut établir une communication entre le personnel de santé et le public. Il faut créerdesgroupes Facebook au niveau local où les gens échangent sur la situation, informer les gens de la situation, proposer des mesures pour sensibiliser le public et l’inciter à soutenir » ajoute Oksana Slobodiana. Elle souligne également qu’il ne faut pas attendre la fin de la guerre pour commencer à s’occuper des problèmes médicaux et autres problèmes sociaux aigus, car il pourrait être alors trop tard.

La force de l’organisation
Nous allons examiner comment créer une interaction efficace au sein d’une équipe de personnes partageant les mêmes idées afin de protéger l’intérêt public, en nous appuyant sur l’expérience des membres du Sotsialnyi Rukh (Mouvement social). Les membres de cette organisation de défense des droits humains considèrent que leur tâche principale est de vaincre l’inégalité sociale et l’exploitation, et ont donc concentré leurs activités sur la défense des intérêts des travailleurs dans toute l’Ukraine. Selon Vitaliy Dudin, docteur en droit et militant du Mouvement social, la plupart des problèmes qui concernent les gens ordinaires sont de nature collective et enracinés dans les relations capitalistes. Les tensions sont exacerbées par les actions de l’État, qui soutient de plus en plus les intérêts des employeurs et des détenteurs de capitaux. Cette situation, selon le militant, montre que l’État ne remplit pas pleinement ses fonctions de protection du bien-être public.

Pour atteindre l’objectif de protection des droits sociaux et du travail, Vitaliy Dudin estime que, outre le recours aux tribunaux, il est important d’impliquer le public en le sensibilisant et en faisant connaître les problèmes, ce qui permet de trouver des solutions plus efficaces pour les surmonter. Il invite les citoyen·nes à ne pas négliger l’opportunité de faire appel aux autorités, malgré leur réaction généralement indifférente aux difficultés des gens ordinaires.

« Pour faire avancer le dossier de la loi n° 2980, le problème du non-paiement des indemnités aux travailleur·euses des infrastructures critiques et à leurs familles touchées par les attaques russes, nous avons utilisé divers moyens, notamment des demandes d’informations publiques au Fonds de pension, des plaintes auprès du médiateur, des appels au ministère de la Politique sociale et aux rédacteurs de la loi. Leurs réponses nous ont aidés à mieux comprendre les causes du problème et à trouver des arguments convaincants pour porter des cas spécifiques devant les tribunaux. Nous avons exprimé toutes nos demandes dans les médias afin d’obtenir une réaction des autorités » explique Vitaliy Dudin.

L’établissement d’une interaction entre ses membres est d’une grande importance dans l’organisation d’une association, et la prise de décision collective est un aspect important de ce processus. Vitaliy Dudin estime que la gestion doit être décentralisée et que le rôle principal dans la prise de décision doit être confié à l’ensemble des membres actifs, et non à un seul dirigeant.

« La démocratie interne est la clé de l’efficacité et de la durabilité d’une organisation. Si une organisation est trop centralisée, elle peut être efficace dans un premier temps pour répondre à certains défis, mais elle peut ensuite se retrouver en crise lorsque, par exemple, un dirigeant fait fausse route ou que de nombreuses personnes commencent à se sentir superflues. C’est pourquoi la démocratie ne peut être ignorée. Il doit y avoir une prise de décision collective, une attribution des fonctions, une formation interne, des rapports d’information et de la transparence. Nous devons mettre en œuvre des mécanismes qui ne permettent pas à un·e dirigeant·e de prendre des décisions fatales pour l’organisation sans tenir compte de l’avis des autres participant·es » a-t-il déclaré.

Selon Vitaliy Dudin, le Mouvement social est géré par un organe directeur (Conseil) composé de sept personnes et renouvelé chaque année (généralement par plus de la moitié). Le Conseil prend des décisions opérationnelles sur les déclarations politiques fondamentales, les plans d’action, les finances, les personnes responsables, etc. L’avocat estime également qu’il ne devrait pas y avoir de hiérarchie dans une organisation composée de personnes partageant les mêmes idées, ni de division entre les « têtes pensantes » et les « exécutants ». Selon lui, chaque militant·e doit se sentir impliqué·e dans la prise de décision afin que chacun ait la possibilité d’exprimer son opinion.

Dans le même temps, Vitaliy Dudin souligne l’importance des qualités de leadership. À l’heure où l’incertitude règne dans de nombreux domaines, ce sont les personnalités volontaristes et qui prennent des initiatives qui doivent orienter le mouvement de l’organisation, en se concentrant sur les stratégies et les perspectives à long terme.

« Être un leader dans le contexte d’urgence d’aujourd’hui, ce n’est pas faire ce que tout le monde aime et écouter tout le monde. Très souvent, cela nécessite une définition claire des priorités et la capacité de convaincre les gens d’agir dans des conditions où parfois ils pensent ne pas pouvoir ou ils ne le veulent pas. Si une organisation a pour objectif de changer les attitudes envers les intérêts de tel ou tel groupe professionnel, alors bien sûr, au cours de la lutte, il y aura beaucoup de problèmes qui vont décevoir les gens. Mais une organisation qui, malgré les difficultés, grandit, mobilise les ressources appropriées et passe à un autre niveau est une organisation efficace. Et si le cercle des activistes ne s’étend pas au-delà du cercle confortable de communication, les perspectives d’une telle organisation semblent tristes » a déclaré Vitaly Dudin. 

Le militant a fait remarquer que l’un des problèmes sous-estimés de toute organisation est le problème de la croissance. Il s’agit des cas où une organisation est initialement créée comme un douillet cercle d’ami·es, mais où, avec le temps, il devient évident que les tâches deviennent plus sérieuses et ne peuvent être résolues que par une organisation qui travaille de manière systématique, utilise toutes ses forces et ne dépend pas de l’inspiration d’individus. Un autre aspect important à considérer est la mise à disposition de ressources. Selon l’avocat, il existe dans toute organisation des fonctions routinières qui devraient être déléguées à une personne rémunérée, comme la rédaction de rapports.

Malgré les nombreuses difficultés rencontrées par la société ukrainienne pour protéger les droits sociaux, des tendances positives se dessinent. Vitaliy Dudin souligne que la demande de justice dans la société augmente, tout comme la volonté de se battre pour elle. Cette évolution est également influencée par la situation de guerre actuelle, qui a créé un état de lutte permanent.

« À mon avis, les citoyen·nes font aujourd’hui preuve de cohésion, de sacrifice et d’une volonté de défendre leurs droits. Souvent, les citoyen·nes ne savent pas comment le faire efficacement, mais ils ne doutent pas de la justesse de cette voie, car la situation est largement désespérée. Abandonner la lutte pour l’intérêt social est une défaite dans la lutte pour une Ukraine meilleure » a-t-il conclu.

La situation est telle que nombre d’initiatives et de décisions prises aujourd’hui aux niveaux national et local ne répondent pas toujours aux intérêts de la société. C’est pourquoi la participation active des citoyens au traitement des questions socialement importantes est cruciale. L’activation du public lui permettra non seulement d’influencer l’adoption de décisions publiques importantes, mais obligera également les autorités à prendre en compte les intérêts de la population et à tenir compte de ses opinions. 

Certes, la situation en Ukraine est actuellement différente de celle de l’Union européenne, où les mouvements syndicaux ont une influence importante et où les autorités sont obligées de tenir compte de leur position. Cependant, des changements sont en train de s’opérer progressivement. La crise de ces dernières années a été un catalyseur important de ces changements, car elle a mis en lumière de nombreux problèmes sociaux et l’incapacité des agences gouvernementales à répondre de manière adéquate aux besoins urgents de la population. Cela a conduit à l’émergence de nombreuses personnes dans le pays qui sont conscientes du besoin urgent de réformes justes et qui sont prêtes à agir. Et surtout, quel que soit leur résultat, de telles initiatives trouvent un écho dans la société parce qu’elles visent à améliorer les conditions de vie et à se préoccuper de l’avenir.

Oleksandr Kitral, 27 novembre 2024

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