kourkov

Entretien réalisé par Philippe de Boeck et Jean-Claude Vantroyen

Publié dans “Le Soir” du 9 février 2024

Andreï Kourkov est un des grands écrivains ukrainiens d’aujourd’hui. Le pingouin, Le dernier amour du président, Les abeilles grises, L’oreille de Kiev, Journal d’une invasion témoignent de son regard acéré et ironique sur la vie en temps post-soviétiques et en temps de guerre russe. Une quinzaine de ses livres ont été traduits en français. Depuis deux ans et l’invasion russe, il se consacre surtout à écrire des essais, donner des conférences, répondre à des interviews, rédiger des articles dans le monde entier afin de combattre l’invasion russe. C’est ce qu’il fait dans cet entretien réalisé par Zoom entre Bruxelles et Kiev, où vit cet écrivain toujours aimable, souriant et s’exprimant en français. Il possède d’ailleurs, dit-il, sept langues.

Le 24 février, cela fera deux ans que l’armée russe a envahi l’Ukraine et dix ans que la guerre a commencé. Comment font les Ukrainiens pour tenir le coup ?

L’Ukraine est complètement différente aujourd’hui qu’il y a dix ans et deux ans. Notamment parce qu’on ne sait pas exactement combien de gens habitent en Ukraine aujourd’hui. Il y a entre six et huit millions de réfugiés ukrainiens à l’étranger et environ six millions de déplacés internes. Une majorité d’entre eux ne veulent peut-être pas revenir dans le Donbass ou dans le sud du pays et préfère rester à l’ouest ou dans le centre. La situation démographique est complètement différente. Les gens qui sont restés sont sans doute plus optimistes que ceux qui ont quitté le pays. Quand les sociologues font des recherches, ils posent des questions uniquement à ceux qui sont restés en Ukraine. Ils ont sans doute encore l’esprit combattant, mais il y en a aussi davantage qu’avant qui sont prêts à accepter des négociations avec la Russie. En 2022, il y avait entre 5 et 10 % des gens qui étaient en faveur d’un compromis. Aujourd’hui, on parle de 15 %. Si on inclut les Ukrainiens de l’étranger, le pourcentage sera plus élevé. Il n’y a pas de différence aujourd’hui dans les rues de Kiev entre 2022 et début 2024. Par contre, beaucoup de discussions tournent autour de la mobilisation.

L’armée veut augmenter ses effectifs ?

C’est le problème numéro 1 aujourd’hui parce que les gens qui sont restés et ne se sont pas présentés comme volontaires, ont peur et ne veulent pas participer à la guerre. Sur le front, la situation est figée mais il y a des pertes chaque jour. On reçoit tous les jours des informations sur le nombre de Russes tués, mais jamais sur les Ukrainiens. Les généraux disent que sans mobilisation, l’armée ukrainienne ne pourra pas tenir le front. Il n’est plus question d’attaquer pour récupérer des territoires occupés par les Russes, mais de défendre son territoire.

Mais le président ne veut pas…

Il a peur de perdre sa popularité et le soutien d’une majorité de la population. Il n’y a pas d’alternative à Zelensky. Mais il comprend que la loi sur la mobilisation n’a pas été acceptée avec beaucoup d’enthousiasme par les Ukrainiens. La loi est passée au Parlement, puis par le conseil des ministres il y a deux jours (le 30 janvier, NDLR) et de nouvelles règles sont lourdes à accepter comme la loi martiale.

Et vous, comment faites-vous pour tenir ?

Comme tous les Kiéviens, je m’adapte au danger. Mercredi, les sirènes d’alerte ont retenti à deux reprises pour des attaques aériennes. On regarde tout de suite sur internet pour voir d’où elles viennent. S’il s’agit d’avions russes qui peuvent transporter des missiles mais sont loin de Kiev, on continue à travailler. S’il s’agit de bombardiers stratégiques russes équipés de missiles, il vaut mieux descendre dans les abris. Globalement, les gens ne réagissent pas beaucoup.

Au fil des siècles, les Russes ont toujours voulu assimiler les Ukrainiens. Vous vous attendiez à ce que Poutine lance son « opération spéciale » ?

Je ne pouvais pas comprendre ça au début… Il y a un décalage d’une heure entre Bruxelles et Kiev, mais entre Bruxelles ou Kiev et Moscou, c’est cent ans. C’est un décalage de civilisation. Je suis russophone et je comprends quand les Russes expriment leur pensée. Je parle la même langue mais je ne comprends pas, ni psychologiquement ni politiquement, parce que ce sont des gens qui appartiennent à une autre époque. Cette haine pour l’Ukraine, c’est quelque chose de clinique pour moi. Quand Poutine ou Lavrov parlent d’Ukraine, ils parlent comme ceux qui parlaient des ennemis il y a deux cents ans.

Compliqué de savoir ce que pensent vraiment les Russes aujourd’hui ?

Ils vivent toujours à l’époque stalinienne. Je regarde souvent les chaînes Youtube et Telegram russes et je suis sûr que la moitié de ces gens comprennent qu’ils disent des mensonges mais ils pensent que c’est ce qu’ils doivent faire pour rester dans le système. Je suis également persuadé qu’ils ont peur. C’est comme dans le roman de George Orwell : il faut accepter le système pour survivre. Ou alors ils n’ont pas les moyens de quitter le pays et la seule solution, c’est d’accepter le système Poutine. Il y a cinq ans, les gens que je connaissais en Russie et en Crimée avaient peur d’échanger par WhatsApp ou Facebook parce qu’ils étaient certains d’être surveillés par le monstre du Kremlin. Aujourd’hui, c’est encore plus grave. Les attaques que le pouvoir a lancées contre les écrivains russes à l’étranger sont aussi orwelliennes.

On dit souvent que le temps joue en faveur des Russes, vous partagez cet avis ?

Peut-être, parce que la Russie est un pays immense avec une vaste industrie issue de l’ère soviétique mais pas très moderne. Ils peuvent produire beaucoup plus de munitions anciennes que l’Europe ou les Etats-Unis en produisent de modernes. Ce ne sont pas seulement deux systèmes qui évoluent à des époques différentes ; technologiquement les usines russes ne peuvent pas produire suffisamment. A cause de ça, la Russie achète des munitions en Corée du Nord où l’industrie est également ancienne. Le passé se bat contre la modernité, c’est ça aussi la réalité.

Mais il y a de plus en plus de morts côté russe. Jusqu’où peuvent-ils aller ?

Ils sont fatalistes. Ce fatalisme est cultivé par la culture russe. Dostoïevski a créé le culte du fatalisme : tu ne peux pas changer les choses, tu dois les accepter ou te suicider. A cause de ça, les Russes acceptent d’être envoyés par l’Etat pour mourir.

Je suis la chaîne Telegram des femmes de militaires russes qui se battent pour le retour de leurs maris mobilisés. Elles ne sont pas contre Poutine mais veulent que leurs maris soient relevés sur le front parce qu’ils servent depuis deux ans. Eh bien, elles sont également persécutées par le système russe. Le propagandiste numéro 1 en Russie, Vladimir Soloviev, a lancé une attaque contre les femmes des mobilisés à la télé.

Que pensez-vous du candidat à l’élection présidentielle Boris Nadejdine, qui est contre la guerre ?

Je ne crois pas que c’est un candidat vraiment indépendant qui va réellement participer à l’élection. Je suis sûr que c’est quelqu’un qui a été choisi par le Kremlin. Son nom de famille signifie « espoir »… C’est le candidat pour les idiots qui pensent que M. Espoir est l’espoir de la Russie.

Depuis la guerre entre le Hamas et Israël, l’attention occidentale pour l’Ukraine a diminué. Encore un coup de Poutine ?

C’était un cadeau du Hamas pour l’anniversaire de Poutine. Le 7 octobre, c’est sa date de naissance. En 2006, l’assassinat d’Anna Politkovskaïa le 7 octobre était un cadeau tchétchène pour Poutine. C’est très symbolique parce qu’il adore les dates symboliques.

Poutine rêve d’avoir trois ou quatre guerres dans le monde afin d’occulter sa guerre en Ukraine. Pour que les Etats-Unis et l’Union européenne n’aient plus le temps et l’énergie pour réagir à la guerre en Ukraine. Depuis le début, je suis sûr que Poutine va pousser la Chine à attaquer Taïwan. Les provocations des Serbes au Kosovo, même chose. Le Venezuela contre le Guyana avec la tentative d’annexion de territoire (Essequibo, NDLR) par référendum aussi. Partout il y a des traces des politiques russes.

L’élection présidentielle américaine, un moment clé pour la suite ?

En janvier, on a constaté que la Russie avait envoyé sur l’Ukraine des missiles fabriqués en 2023. Depuis, ce sont surtout des drones iraniens. Kiev est mieux protégée que les autres régions, mais c’est intéressant de voir qu’il y a moins d’attaques ces deux dernières semaines. Je pense que Poutine accumule des munitions et attend les résultats des élections américaines. Tout de suite après, il va sans doute utiliser toutes les munitions accumulées.

Les Occidentaux en font-ils assez pour soutenir l’Ukraine ? Que devraient-ils faire en priorité ?

L’année dernière, les Ukrainiens pensaient que l’armée allait réussir à libérer beaucoup de territoires dans le sud. Cela n’a pas marché parce que l’armée n’a pas reçu suffisamment d’obus pour l’artillerie. Elle a reçu juste assez pour garder la ligne de défense. Je ne sais pas si c’était voulu pour ne pas provoquer la Russie ou pour d’autres raisons politiques ou technologiques. Aujourd’hui, on manque de beaucoup d’équipements militaires sur le front et de systèmes antiaériens.

La défense antiaérienne ukrainienne n’a pas réussi à abattre beaucoup de drones dernièrement…

Mardi (30 janvier, NDLR), la Russie a lancé une quinzaine de drones iraniens, mais quatre seulement ont été abattus. C’est plus difficile d’abattre des drones qui volent très bas que des missiles. Il faut d’autres équipements que des Patriot ou Iris-T.

Quelle issue voyez-vous à cette guerre ?

Je ne crois pas à une solution militaire. La fin de la guerre sera une décision politique et diplomatique, mais ce ne sera pas possible avec Poutine au pouvoir. Il veut être nommé, dans les livres d’histoire russes pour les écoliers, comme quelqu’un qui a gagné la guerre. Il ne veut pas rester dans l’histoire comme quelqu’un qui n’a pas réussi ce qu’il a promis.

Cela risque de prendre encore un certain temps…

Si le front ne bouge pas ces deux prochaines années, on peut imaginer que cela va devenir une guerre de position comme après 2015 dans le Donbass. Puis, quand la Russie aura accumulé suffisamment de missiles, d’obus et de munitions, dans cinq ou six ans, elle pourrait mobiliser plus de militaires pour une nouvelle attaque.

Ce n’est pas très optimiste…

Je suis optimiste parce que pendant ce temps, l’Ukraine va vivre et fonctionner, l’économie va tourner. Beaucoup d’entrepreneurs et d’usines se déplacent du sud et de l’est vers l’ouest du pays. Cette région très agricole devient plus industrielle avec une augmentation de l’emploi et une population en hausse. C’est un changement positif parce que, à cause de la guerre, l’ouest de l’Ukraine prend de l’importance économiquement et politiquement. Au Parlement et au gouvernement, c’était une région peu représentée. Beaucoup de jeunes politiciens viendront de cette région dans le futur.

Peut-on imaginer un accord sur la base du découpage actuel du territoire ?

Théoriquement, s’il y a une discussion pour que l’Ukraine devienne membre de l’Otan et de l’Union européenne en échange du Donbass (et la Crimée, NDLR), je pense que de plus en plus d’Ukrainiens seront prêts à l’accepter. De l’autre côté, Poutine dit que c’est la guerre contre l’Otan et l’Ouest. Il me semble difficile d’imaginer que Poutine va accepter que l’Ukraine rejoigne l’Otan.

Et comment faire confiance à un Poutine qui ne respecte pas les accords ?

En effet…

En tant qu’écrivain, quelle est votre mission dans ce conflit ?

J’écris des articles chaque jour, plutôt pour la presse internationale, en expliquant ce qui se passe en Ukraine. Je n’ai pas réussi à reprendre le travail sur mon roman qui a été interrompu par la guerre il y a deux ans. Je suis devenu un journaliste, un essayiste, mais je rêve de revenir à la littérature. Je vois qu’il y a moins d’intérêt dans la presse internationale pour les textes sur l’Ukraine ces derniers temps.

C’est peut-être le bon moment pour se remettre à la fiction et réintéresser les gens…

Peut-être…

Vous gardez le sourire malgré tout. Possible d’être heureux en Ukraine aujourd’hui ?

Ce n’est pas toujours facile, mais ce matin je n’ai pas entendu de sirène antiaérienne. Je suis encore heureux et j’espère que je vais pouvoir écrire aujourd’hui.

 

 

Andreï Kourkov est né le 23 avril 1961. Il vit à Kiev depuis son enfance. Il suit ses études à l’Institut d’Etat de pédagogie des langues étrangères. Il parle, dit-il, sept langues. Il a été rédacteur dans un journal, gardien de prison à Odessa, où il rédige ses premiers récits, caméraman. Ça fait un peu carrière d’écrivain américain. En tout cas, de ses homologues outre-Atlantique, il a le sens de la situation, de l’ironie, d’un regard distant sur les choses, les événements et les gens. Ses romans sont à la fois cruels, désespérés et drôles. Le Pingouin, Le dernier amour du président, Le Concert posthume de Jimi Hendrix, surtout Les abeilles grises, tous traduits et publiés par Liana Levi, sont des livres emballants malgré l’amertume qui s’en dégage. On sourit, on rit même, et on se chagrine, on pleure même. Dans Journal de Maïdan (Liana Levi) et Journal d’une invasion (Noir sur Blanc), l’écrivain se fait plutôt journaliste. Ce qu’il est d’ailleurs quasiment aujourd’hui, à force d’écrire et de parler dans les médias de partout.

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