L’usine, l’art et la torture ou les trois vies d’« Izolatsiya »
par Sophie Bouchet-Petersen et Mariana Sanchez
S. Bouchet-Petersen et M. Sanchez sont
respectivement secrétaire générale d’Ukraine CombArt et
membre du Comité français du Réseau européen de solidarité
avec l’Ukraine.
article publié dans “Soutien à l’Ukraine Résistante”, 10 novembre 2024
Dans le cadre de “Filmer, c’est résister” nouveau cycle de cinéma ukrainien organisé par le RESU à Bruxelles, projection en avant-première pour la Belgique du film “Isolation” (2024, 82 min.) d’Igor Minaev. Cette projection aura lieu le mardi 26 novembre à 18.30 à l’Université libre de Bruxelles (auditoire AZ 1.001 de la zone jaune du campus du Solbosch). Igor Minaev assistera à la projection et répondra à vos questions.
A Paris, le film sera projeté en avant-première pour la France par le RESU et Comb’Art le jeudi 5 décembre à l’Espace Saint-Michel (7 place Saint-Michel, 75005 Paris), à 19 heures 30.
La première en Ukraine s’est déroulée dans le cadre du festival “Molodist” le 27 octobre.
« Isolation » (Izolatsiya), le dernier film du réalisateur d’origine ukrainienne Igor Minaev, est un drame en trois actes qui frappe fort et juste. Un documentaire implacable réalisé par un cinéaste qui ne se définit pas comme documentariste car son œuvre de fiction témoigne d’autres cordes à son arc. Il donne ici à voir avec rigueur, sur la base d’archives et de témoignages, les métamorphoses d’un lieu qui fut tour à tour fleuron de l’industrie soviétique, centre d’art contemporain de l’Ukraine indépendante puis, jusqu’à aujourd’hui, immense centre de torture au service de l’invasion poutinienne. Unité de lieu, comme au théâtre, mais il s’agit de l’histoire réelle de l’Ukraine, des mensonges qui lui furent jadis imposés, de ses efforts d’émancipation, de la guerre qui lui est infligée.
1955 à Donetsk
Une usine de matériaux isolants (d’où son nom : « Isolation ») est mise en service et devient dans les années 1960, un centre industriel majeur du Donbass. La propagande soviétique ne lésine pas sur la glorification du bonheur ouvrier au pays du « socialisme réellement existant ». L’usine, comme beaucoup d’autres, ne survit pourtant pas à l’effondrement de l’URSS. Devenue propriété privée, Isolation finit par fermer en 1990, à l’aube de la « décennie maudite » qui voit, dans l’ex-Union soviétique, le capitalisme sauvage, ses oligarques et ses alliés mafieux annexer et ravager le tissu industriel.
2010, la renaissance artistique
La fille du dernier directeur soviétique de l’usine rachète les murs des ateliers depuis longtemps à l’arrêt et y crée un centre d’art contemporain qui acquiert rapidement une grande renommée, en Ukraine et à l’échelle internationale. Le site conserve son nom, Isolation, mais devient un formidable point de rencontre et de création d’artistes du monde entier. L’Ukraine désormais indépendante revendique et affiche sa modernité. Des quatre coins du globe convergent des sculpteurs, des peintres, des auteurs d’installations qui viennent célébrer sur place la créativité, l’hospitalité et le désir de liberté ukrainiens : le plasticien chinois (exilé) Cai Guo-Qiang, le français Daniel Buren, le père de l’école photographique de Kharkiv Boris Mikhaïlov, l’artiste multimédia mexico-canadien Rafaël Lozano-Hemmer et bien d’autres, ainsi que nombre de jeunes artistes ukrainien·nes aux talents des plus prometteurs.
2014, la terreur
En cette année d’annexion de la Crimée par Poutine et d’intenses opérations armées de déstabilisation du Donbass, pilotées par le régime russe, les séparatistes de la « République populaire de Donetsk » font main basse sur les locaux. Ils brisent, détruisent et dynamitent les œuvres qui y sont exposées, qualifiées de « dégénérées » et de « pornographiques ». Les archives filmées que montre Igor Minaev donnent un aperçu de la brutalité et de l’insondable bêtise de ce fascisme bas de plafond : sidérant ! Isolation devient, entre les mains des séparatistes et sous la supervision des services russes, un véritable camp de concentration et un immense centre de torture. On sait que, dans les territoires temporairement occupés par les troupes poutiniennes, exactions et tortures furent et sont encore monnaie courante. À Isolation, les tortionnaires agissent à une échelle inédite : les témoignages de quelques rescapé·es sont glaçants.
Un film sur la déshumanisation complète
Dans une interview pour Radio Svoboda, Igor Minaev rappelle que celles et ceux qui étaient torturé·es dans la prison d’Isolation n’étaient accusé·es que d’une chose : être ukrainiens. Dès que les forces armées ukrainiennes libèrent une ville, ajoute-t-il, « on retrouve ces terribles chambres de torture ». Il explique n’avoir pas sélectionné celles et ceux qui ont accepté de témoigner dans son film des souffrances qu’ils et elles ont endurées. Ce qui l’a le plus frappé chez ces témoins ?
Vous voyez des gens comme vous, ils sont propres, peignés, lavés, habillés, vous ne pouvez même pas imaginer qu’ils ont vécu une telle horreur, un tel cauchemar, qu’ils sont passés par un tel enfer. C’est ce qui m’a bouleversé […]. Ces gens disent tous la même chose : qu’ils sont assis dans une cellule et que tout près, il y a une chambre de torture et on y entend des cris si terribles que seul quelqu’un qui est écorché vif peut crier comme ça.
Stanislav Asseyez, écrivain, journaliste et blogueur ukrainien, a été enlevé en mai 2017 alors qu’il couvrait le conflit du Donbass et ce qu’il dit de sa détention à Isolation rejoint exactement ce que montre Igor Minaev. Libéré en décembre 2019 sous la pression de Reporters sans frontières, de Human Rights Watch et de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), il a écrit « Donbass : un journaliste raconte » (Atlande, 2021). Il y raconte ses 28 mois de détention dans ce que d’anciens détenus ont surnommé « le Dachau de Donetsk ». Victime et témoin des sévices, viols et humiliations infligés aux prisonnier·ères, il se souvient que le chef de la prison d’Isolation obligeait les détenus à entonner des chants soviétiques pour couvrir les cris des torturé·es. À force d’entendre leurs hurlements, il a appris à distinguer les différentes formes de torture : pour les coups, une succession de cris ; pour les tortures à l’électricité, un cri constant. Il a été condamné à trente ans de prison dont cinq pour avoir simplement utilisé des guillemets dans ses reportages quand il mentionnait la « République populaire de Donetsk », non reconnue internationalement.
Stanislav Asseyev, une fois libéré, est retourné sur le front. Juste avant de s’engager à nouveau, il a pu assister à Kyiv à la condamnation à quinze ans de prison du principal de ses tortionnaires, Denis Kulikovsky, chef adjoint d’Isolation et sadique ultra-violent. Pour traduire en justice les auteurs de crimes de guerre, il a créé le Justice Initiative Fund. Asseyev reconnaît n’être ni taillé pour la guerre ni « fana-mili » mais avoir choisi de combattre pour que son pays « ne se transforme pas en une vaste prison ». Écrivain, il s’appuie sur l’écriture pour reprendre sa vie en main après ce qu’il a vécu. Avant d’être récemment démobilisé eu égard à son statut d’ancien captif, il disait garder une grenade sur lui pour le cas où il risquerait d’être à nouveau fait prisonnier car la mort lui semble préférable au retour dans une prison telle qu’Isolation. Asseyev a encore récemment témoigné de cette terrible guerre dans Le Monde du 26 octobre.
Le film d’Igor Minaev ne se contente pas de documenter rigoureusement les crimes commis dans les geôles de Donetsk : il montre aussi la bestialisation de geôliers ivres de toute-puissance et d’impunité. Et, plus impressionnant que tout, le courage résilient de celles et ceux qui sont passé·es par ces cercles de l’enfer.
Un cinéaste en guerre contre le mensonge
Un fil rouge relie les œuvres de fiction et les trois documentaires d’Igor Minaev : la déconstruction du mensonge. De Loin de Sunset Boulevard (2006), qui ressuscite avec brio le monde hypocrite du cinéma stalinien, mêlant glamour hollywoodien et atmosphère pesamment soviétique, à La cacophonie du Donbass (2017), réponse caustique à la Symphonie du Donbass, film de propagande de Dziga Vertov tourné en 1930, en passant par L’inondation (1995), avec Isabelle Huppert, tiré de l’œuvre de Zamiatine (auteur en butte aux censures tsariste puis stalinienne et dont l’œuvre la plus connue, Nous autres, est une dystopie sur le totalitarisme qui aurait inspiré Huxley et Orwell), Igor Minaev n’a de cesse de dénouer l’enchevêtrement des mensonges qui travestissent et la vie et l’histoire.
En juin 2023, dans le cadre de la Quinzaine de solidarité du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, nous avons organisé à l’Espace Saint-Michel une projection de son précédent film, La cacophonie du Donbass, suivie d’un débat avec son réalisateur et avec le compositeur de la musique du film, Vadim Sher. Nos amis lyonnais l’ont également projeté en novembre 2023. Ce fut, pour nous, une belle découverte du talent d’Igor Minaev. Nous avons beaucoup aimé ce film qui, fondé sur de délirantes archives, montre jusqu’à quel paroxysme de réalité alternative pouvait se hisser la propagande du stalinisme haute époque : blondes pulpeuses et ouvriers radieux jubilant dans une allégresse partagée de vivre le bonheur absolu du système soviétique qui, forcément, pourvoyait à tous leurs besoins et comblait tous leurs désirs…
Le clou de cette première partie rétrospective est la triste et véridique histoire du pauvre Stakhanov, mineur érigé en héros national pour une performance (l’extraction de 102 tonnes de charbon soit quinze fois plus que ses camarades) totalement inventée. Encensé, célébré, exhibé, donné en exemple aux autres mineurs pour qu’ils tentent d’égaler sa productivité surhumaine, le malheureux Stakhanov s’y croira un temps et finira alcoolique, rejeté par tous, victime d’une imposture qui l’écrasa.
La cacophonie du Donbass fait ensuite entendre les paroles fortes des mineurs qui, à la fin des années 1980, se révoltent, mettent les apparatchiks en déroute (la peur des bureaucrates claquemurés dans leurs bureaux pendant que gronde la colère ouvrière est un régal !) et obtiennent, par leurs grèves massives et déterminées, une revalorisation de leurs salaires et de leurs conditions d’existence qui n’avaient, dans la vraie vie, rien de paradisiaque.
De la vitrine idéologique que devait être le Donbass et de sa symphonie mensongère du bonheur, il reste surtout le souvenir d’une dignité bafouée, l’expérience d’une manipulation, la déception et les duretés de la vie aggravées par la désindustrialisation puis l’invasion poutinienne. Et cette mise en scène que, pour notre part, nous avons trouvée un rien obscène où un photographe (dont le cynisme se pare d’alibis culturels) fait poser des mineurs noirs de charbon dans des tutus vaporeux.
Un artiste épris de liberté
« La liberté, a déclaré un jour Igor Minaev, ce n’est pas quelque chose que l’on peut perdre ou que l’on donne. Elle est dans votre tête : personne ne peut vous interdire de penser ce que vous avez envie de penser. » Toute son œuvre en témoigne, au risque de n’être pas toujours comprise.
Après des études cinématographiques à l’Institut national du théâtre et du cinéma Karpenko-Kary à Kyiv, la carrière d’Igor Minaev a commencé à Odessa, où il a réalisé son film de fin d’études, La mouette. Dès son deuxième court-métrage, ses ennuis ont commencé : L’horizon argenté est censuré dans l’Ukraine encore soviétique et interdiction est faite à Igor Minaev d’exercer son métier de réalisateur. Deux négatifs sont brûlés sous le prétexte d’un manque de place pour stocker les bobines !
Pendant la perestroïka, l’étau se desserre et Minaev rencontre le succès avec son court-métrage pour enfants, Téléphone,qui remporte un prix au Festival international du film de Moscou. Ses deux films suivants, des longs-métrages, Mars froid (1988) et Rez-de-chaussée (1990), sont tous deux sélectionnés à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes.
Cinéaste, metteur en scène et scénariste, Igor Minaev estime toutefois ne pas pouvoir créer à son aise dans l’Ukraine toujours soviétisée et s’installe en France à la fin des années 1980. Il y réalise des films régulièrement primés dans des festivals internationaux (voir ci-après sa filmographie). Parallèlement à sa carrière de réalisateur, il enseigne à la FEMIS (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son), monte des spectacles et écrit avec Olga Mikhaïlova Madame Tchaïkovski. Chronique d’une enquête (Astrée, 2014).
A lire également:
Igor Minaev : “On les accusait d’une seule chose : d’être ukrainiens” (interview réalisée le 14 mars 2023 par Ivan Tolstoï et Igor Pomerantsev pour Radio Svoboda).
Interview d'Igor Minaev par Brigid Grauman (collectif cinéma du RESU) - septembre 2022
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