Olena Tkalich, 9 septembre 2024
Publié par Socportal
Traduction Patrick Le Tréhondat pour Entre les lignes, entre les mots
En raison de la migration massive et de la mobilisation en raison de l’invasion russe, de nombreuses entreprises ukrainiennes connaissent un manque de personnel. Une des réponses à cette situation est l’implication des femmes dans des métiers auparavant considérés comme « masculins ».
Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux pays se sont livrés à des pratiques similaires. Par exemple, en Pologne, les femmes ont participé activement à la production industrielle. À partir du milieu des années 1950, elles ont été remplacées par des hommes, mais selon certaines sources, les femmes ont résisté à cette évolution parce que les emplois dans l’industrie étaient mieux payés et plus prestigieux.
En Ukraine, où l’embauche de femmes dans certaines professions a longtemps été strictement interdite, la majorité d’entre elles travaillent dans les domaines traditionnellement peu rémunérés de l’éducation, de la santé, des services et du commerce. C’est la principale raison pour laquelle les femmes gagnent en moyenne moins que les hommes, même si parmi elles le pourcentage de personnes ayant fait des études supérieures est plus élevé. Il est également intéressant de noter que parmi les 2 millions d’entrepreneur·es individuel·les, où les femmes et les hommes sont à peu près égaux en nombre, les domaines d’activité se reproduisent de la même manière : les femmes sont principalement dans le commerce et les services, et les hommes dans les travaux de réparation.
Cette situation est typique de la plupart des pays du monde. Cependant, l’Ukraine, qui connaît des bouleversements dus à l’agression russe et s’efforce également d’éliminer les normes discriminatoires, dispose d’une fenêtre d’opportunité pour certains changements.
Olena Tkalich a interrogé Yuliya Dmytruk sur comment la législation ukrainienne concernant l’emploi des femmes a changé ces dernières années et si l’on peut s’attendre à une participation significative des femmes dans les professions dites « masculines ».
Yuliya Dmytruk, avocate de l’organisation La Strada, s’occupe de la protection des droits des femmes. La Strada a également plaidé pour l’adoption de la Convention d’Istanbul et s’est opposée aux restrictions des droits des femmes dans certaines professions.
Comment les normes juridiques concernant le travail des femmes ont-elles changé en Ukraine ?
Jusqu’en 2017, l’Ukraine disposait de l’arrêté n°256 du ministère de la Santé, adopté en 1992, qui contenait une liste de 45 professions interdites aux femmes. Cette disposition violait les droits des femmes, car elle les plaçait dans une position inégale par rapport aux hommes. L’État estimait que le rôle principal des femmes était la reproduction. Elles n’avaient donc pas besoin d’un salaire décent. Mais nous savons que toutes les femmes ne vivent pas dans des familles « complètes ». Il y a celles qui élèvent seules leurs enfants et subviennent seules aux besoins de leur famille (il y avait environ un million de familles monoparentales en Ukraine en 2021. En raison des faibles salaires des femmes et du soutien social limité, elles courent un risque élevé de chute en dessous du seuil de pauvreté). Et les emplois figurant sur la liste des professions interdites garantissaient pour la plupart un niveau de rémunération décent. Bien sûr, certaines d’entre elles impliquent un travail physique intense. On estimait que ces emplois avaient un effet néfaste sur la vie d’une femme. Bien que personne n’ait pensé au fait que cela affecte négativement la vie et la santé des hommes. L’abrogation de cette ordonnance a donc permis l’amélioration des conditions de travail pour tous et toutes.
En 2022, la Verkhovna Rada [parlement] a introduit des amendements à la loi ukrainienne « Sur l’organisation des relations de travail dans le cadre de la loi martiale ». Selon l’article 9, paragraphe 1, les femmes sont autorisées à travailler même dans les travaux souterrains (bien qu’en réalité, dans les régions industrielles, où le travail souterrain était la seule possibilité de gagner un salaire décent, les restrictions ont été contournées et s’est créée une « une zone grise »). Il existe actuellement une grave pénurie de personnel dans de nombreux domaines. Par conséquent, un travail à grande échelle est en cours pour recycler les spécialistes et des opportunités s’ouvrent aux femmes pour un emploi dans des types de travaux tels ceux qui demandent un travail « physique ». D’un autre côté, les employeurs améliorent les conditions de travail, en utilisant des mécanismes robotisés qui permettent aux femmes d’effectuer des travaux plus exigeants sur le plan physique.
L’impact de ces changements peut-il être évalué ? Combien de femmes maîtrisent des métiers dits « masculins » ?
Le Service national de l’emploi confirme la tendance de l’évolution des métiers chez les femmes. En 2023, 158 000 femmes ont trouvé un nouvel emploi et ont choisi, entre autres, les spécialités suivantes : grutière, opératrice de machine, opératrice d’installation souterraine, chargeuse, conductrice, serrurière. En outre, l’année dernière, avec l’aide du Service national de l’emploi, 1 200 femmes ont trouvé du travail dans le secteur de la construction – elles représentent désormais 38% de tous les employés du secteur. En 2021, il y avait 20% de femmes dans la construction.
Actuellement, le ministère de l’Économie soulève la question de la nécessité de reconvertir les femmes pour qu’elles maîtrisent ces métiers, car la demande pour de telles travailleuses existe et augmente de plus en plus. On sait que dans de nombreux domaines différents, les femmes travaillent déjà dans des spécialités pour lesquelles les hommes étaient auparavant recherchés, par exemple :
* La part des femmes dans le réseau des stations-service OKKO a augmenté dans les centres de distribution. Pour faciliter leurs tâches physiques, l’entreprise a augmenté le nombre d’équipements auxiliaires.
* Dans les stations-service UPG, les femmes occupent des postes de conductrice, de pompiste, de chargeuse et d’agente de sécurité.
* Dans le commerce, les femmes sont invitées à travailler comme agentes de sécurité et conductrices. Par exemple, ATB emploie plus de 900 femmes comme agentes de sécurité. Celles qui le souhaitent peuvent également suivre une formation de conductrices de chariot élévateur. Chez Fozzy Group, les femmes sont employées comme conductrices de camion.
* Chez ArcelorMittal à Kryvyi Rih, de plus en plus de femmes travaillent comme concasseuses, conductrices d’excavateur à godets, mécaniciennes et opératrices de machines.
* D’autres exemples bien connus comme l’exploitation agricole Kernel, qui a commencé pour la première fois à embaucher des femmes pour des postes d’opératrices de chaufferies et de production. Le ministère du Développement communautaire, des Territoires et des Infrastructures de l’Ukraine forme des femmes à conduire des camions. Le métro de Kyiv a également annoncé l’embauche de femmes pour des métiers dits « masculins » – ndlr). Nous étions très heureuses que la première conductrice de train soit enfin apparue dans le métro de Kyiv. Nous avons également entendu parler d’éventuelles attitudes biaisées de la part de certains managers. (L’une des candidates au poste a déclaré que le manager lors de l’entretien avait ridiculisé l’initiative d’embauche de femmes – ndlr). Mais aucun appel ni aucune plainte n’ont été déposés auprès de La Strada concernant une telle discrimination.
Comment les femmes doivent-elles réagir en cas de discrimination ?
Si une femme est confrontée à des situations similaires, elle peut, sur la base de la législation, déposer une plainte, premièrement, auprès de la direction de l’entreprise ou de l’institution concernée, et deuxièmement auprès du Service national du travail. Troisièmement, contactez le commissaire aux droits humains de la Verkhovna Rada d’Ukraine. En outre, la loi ukrainienne « sur la publicité » interdit la publication d’offres d’emploi indiquant le sexe, l’âge et d’autres informations similaires. Mais on peut encore tomber sur des publicités disant « Seules les femmes de moins de 30 ans sont acceptées ». Dans ce cas, les plaintes doivent être soumises au Service national du travail avec une déclaration écrite et un lien vers la ressource sur laquelle elles ont trouvé une telle annonce.
A lire également:
Daria Saburova, “Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre”, Editions du Croquant, collection Autonomies, 2024. 253 page, 17 €.
Contre les attentes de Kremlin, l’Ukraine continue à présent à résister efficacement aux forces d’occupation. Si le rôle de la mobilisation populaire, à travers les innombrables initiatives bénévoles qui ont parsemé le pays, a souvent été souligné, nous ne disposons encore que de peu de travaux sur son organisation concrète. En s’appuyant sur une enquête, ce livre s’intéresse à la manière spécifique dont les hommes et les femmes des classes populaires, souvent russophones et anti-Maïdan, s’engagent dans le mouvement de solidarité avec l’armée et les populations civiles touchées par la guerre. Comment s’organisent-ils face à l’agression russe, quelles sont leurs motivations, leurs préoccupations, leurs activités et leurs modes de fonctionnement ? Quel est le degré d’autonomie de leurs initiatives et quels rapports entretiennent-elles avec l’État et les pouvoirs locaux, les partis politiques, les syndicats, les ONG internationales et locales dirigées par les classes moyennes et supérieures ?
Ce livre accorde une place centrale aux femmes des classes populaires qui, bien que souvent russophones et opposées au mouvement du Maïdan, se sont engagées dans le bénévolat pour soutenir les combattants ukrainiens. Ce livre est basée sur une enquête de terrain à Kryvyï Rih, grand centre d’extraction minière et de métallurgie situé dans la région de Dnipro.
Daria Saburova est née à Kyiv en 1989. Elle est doctorante en philosophie en France et membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU).