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Source : Desk Russie, 14 avril 2024

Le poète ukrainien Maksym Kryvtsov, tué au front en janvier 2024, alors qu’il n’avait que 33 ans. Peu de temps avant sa mort, en décembre 2023, il avait publié son premier recueil Poèmes de la guerre, reconnu comme l’un des meilleurs livres ukrainiens de l’année par le PEN ukrainien. À l’heure où l’Ukraine subit des bombardements massifs de ses villes et de ses infrastructures vitales, nous publions un poème de ce recueil qui dit la terrible vérité sur cette guerre d’agression insensée.

 

Il a déménagé à Boutcha à la mi-mars 2021
a pris un petit appartement en sous-sol et un chat
dont la fourrure avait la couleur du glaçage sur les éclairs.

Il est allé aux cours d’anglais, à la salle de sport et à confesse
il aimait regarder la neige tomber
et la rue disparaître dans la brume.

Il écoutait Radiohead, les vieux albums d’Okean Elzy, la pluie, l’orage et les battements du cœur d’une fille
avec laquelle il s’endormait dans son appartement en sous-sol
et se réveillait dans son appartement en sous-sol
il embrassait son visage chaud
se serrait contre son corps collant
plongeait avec sa paume dans la vague de ses cheveux
et se débattait dedans comme une mouche prise dans une toile.

À l’automne, elle l’a quitté
comme les oiseaux quittent les bois
comme les ingénieurs quittent l’usine à la fin de leur journée
et elle est partie en Pologne
pour y rester.

Il a pris le chat qui ressemble à une pâtisserie
et a dit : chat, on doit partir
comme un matin
comme la vie
comme la maladie
il nous est arrivé
froide comme la glace
une guerre
la leçon qui s’intitule « vie tranquille » est finie.

Dans la brume disparaît la rue
tombe la pluie
on ne l’écoute absolument pas
le chat s’est enfui dans le champ et il a pour nom le vent.

Sur la croix comme sur une carte d’identité, il est écrit :
Ci-gît le numéro 234 souvenir éternel.

Elle rêvait d’un voyage en Patagonie
d’une histoire avec un chanteur de rock
d’une réincarnation en tsarine ou en poisson.

Elle prévoyait d’écrire un livre
sur la mémoire,
fragile comme la croûte d’une crème brûlée
délicate comme l’amour
qui s’écoule tel du sable entre les doigts
et disparaît
elle n’est plus.

Elle aimait son vélo
la glace au lait concentré sucré
collectionnait les feuilles d’automne
comme des timbres
aimait observer les nuages
éparpillés comme le pop-corn
d’un gosse débraillé au cinéma.

Elle partait seule en montagne
pour inhaler un grand bol d’air et d’aiguilles de pin
cueillait de la menthe et de l’épilobe en épi
cueillait des étoiles, les rangeait dans sa mémoire comme dans un album photo.

Son père était mort en deux mille quatorze
elle avait quatorze ans quand sa mère était partie en Italie
pour y rester.

Elle évitait les relations, parce qu’elle attendait le chanteur de rock.

Quand l’hiver avait décidé de s’installer
au minimum jusqu’à l’automne suivant
le signifiant avec douleur et fracas
et que ça sentait dans la rue
le silence horrifiant
le feu et la terre
les corbeaux s’envolèrent.

Alors elle garda la tête froide
attrapa sur l’étagère du haut une petite boîte
d’épilobe en épi et de thym séchés
infusa les feuilles
versa dans un thermos
et l’apporta au poste
aux gars de la défense territoriale.

Sur la croix, comme un tatouage il est tracé :
Ci-gît le numéro 457 souvenir éternel.

Elle vivait près du parc
dans un petit immeuble
nourrissait les écureuils
nourrissait les chiens
nourrissait les ivrognes
elle était la gardienne de l’automne
et la gardienne des souvenirs
éparpillés comme du sucre en poudre.

Elle avait 54 ans
elle travaillait dans une entreprise de service public
portait un bleu de travail du magasin Épicentre
et circulait en vélo.

Elle se peignait les ongles en pourpre
se peignait les lèvres en pourpre
et chaque nuit elle faisait des rêves pourpres.

Elle regardait l’émission « L’Ukraine parle »
essuyait ses larmes avec un mouchoir blanc
se rappelait l’enfance
la chaleur du soleil d’alors
elle lisait un livre de Kokotioukha avant de dormir
et plongeait tel un scaphandrier dans ses rêves
pourpres comme ses ongles
pourpres comme ses lèvres.

Elle attendait samedi
pour ôter la poussière dans chaque pièce
laver les vêtements
préparer un gâteau aux pommes
et penser au passé.

Elle fut tuée le cinq mars
en arrivant au coin de sa rue
en vélo
tuée comme la nuit tue le jour
comme l’automne tue l’été
crucifiée par une rafale de mitrailleuse de char.

Sur la croix comme sur un panneau d’affichage, on lit :
Ci-gît le numéro 451 souvenir éternel.

Dans les rues et dans les champs
ont surgi de nouveaux calvaires
mais leurs clous sont des balles
mais leurs lances sont des canons.

On voulait
compter les jours jusqu’à l’été
compter les chatons
compter les enfants
compter les étoiles
compter jusqu’à cent, et s’endormir.

Ci-gît le numéro 176 souvenir éternel
Ci-gît le numéro 201 souvenir éternel
Ci-gît le numéro 163 souvenir éternel
Ci-gît le numéro 308 souvenir éternel.

Traduit de l’ukrainien par Nastasia Dahuron

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