« La confiscation des avoirs publics russes constituerait une avance sur les réparations »
Tribune d’un collectif de plus de 600 universitaires et de juristes, parmi lesquels Antoine Garapon, Thomas Piketty, Sylvie Rollet et Dominique Schnapper.
Parue dans “Le Monde” le 16 avril 2024
“La confiscation des avoirs publics russes constituerait une avance sur les réparations que devra payer l’agresseur in fine. Les dommages causés par la Fédération de Russie sur le territoire ukrainien sont évalués par la Banque mondiale à près de 450 milliards d’euros, à ce jour. Soit déjà bien davantage que les avoirs russes gelés”.
Nous saluons l’initiative du Conseil européen qui a convenu d’une taxation des intérêts générés par les capitaux publics russes immobilisés dans divers Etats européens. Cette taxe, dévolue à 90 % à l’achat d’armement pour l’Ukraine, constitue un premier pas. Mais cette décision semble bien timide, lorsque l’on compare le milliard d’euros promis aux Ukrainiens avec les 200 milliards d’euros d’actifs que la Banque centrale de Russie a déposés dans les établissements financiers européens (sur un total de près de 300 milliards d’euros placés hors de Russie).
Ces capitaux, l’Ukraine en aurait immédiatement l’usage pour entamer la réparation des dommages subis avec la destruction de ses infrastructures civiles, systématiquement visées par les missiles russes. La reconstruction des hôpitaux, écoles, universités et centrales électriques ne peut attendre la fin, indéterminée, des hostilités.
Comment les finances de l’Ukraine, dont les recettes sont amputées par la baisse des activités économiques, peuvent-elles assurer le versement des pensions aux invalides de guerre, veuves et orphelins ? Comment financer les soins longs et coûteux des innombrables blessés ? Comment investir dans la reconstruction des centaines de milliers d’habitations détruites ? Comment poursuivre la formation scolaire et universitaire de la génération qui devra rebâtir l’Ukraine après la guerre ?
La confiscation des avoirs publics russes constituerait une avance sur les réparations que devra payer l’agresseur in fine. Les dommages causés par la Fédération de Russie sur le territoire ukrainien sont évalués par la Banque mondiale à près de 450 milliards d’euros, à ce jour. Soit déjà bien davantage que les avoirs russes gelés.
Alors qu’Emmanuel Macron a plaidé pour qu’aucune limite ne soit fixée a priori à l’action des alliés de l’Ukraine, pourquoi ne pas mettre en œuvre, au titre des réparations, les mesures de confiscation légitimes au regard du droit international coutumier ? Un document intitulé La Responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite a été élaboré par la Commission du droit international créée au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU) : un Etat qui a subi des dommages causés par un autre Etat peut prendre des contre-mesures, comme la confiscation des avoirs de l’agresseur, afin de l’obliger à réparer les préjudices qu’il a causés. C’est ce même droit coutumier qui constitue une source de droit, inscrite dans le statut de la Cour internationale de justice (CIJ) et qu’elle peut appliquer dans les litiges entre les Etats.
C’est à l’agresseur de payer
Or l’agression russe a été unanimement reconnue comme illicite et condamnée tant par l’Assemblée générale de l’ONU (résolution du 2 mars 2022) que par la CIJ (le 16 mars 2022), le Conseil de l’Europe, l’Union européenne (UE) et la Cour européenne des droits de l’homme. Le gel des avoirs de la Banque centrale de Russie figure parmi les treize trains de sanctions économiques pris à l’encontre de la Russie, gel que celle-ci n’a pas contesté en justice. Du seul point de vue du droit, il appartient à l’Ukraine, reconnu comme étant l’Etat lésé, de réclamer la réparation de son préjudice par la Russie. La requête formelle de l’Ukraine de confisquer les avoirs publics russes immobilisés est le préalable nécessaire à son exécution, avec l’assistance des Etats dépositaires des capitaux. La Suisse et le Royaume-Uni ont d’ailleurs commencé à explorer les modalités de la mise en œuvre d’une telle confiscation.
Pourquoi l’UE et ses Etats membres tardent-ils à mettre en œuvre cette procédure ? Est-ce la crainte du courroux du Kremlin ? Rappelons que la Russie ne s’est pas privée, en violation directe du droit international, de s’approprier à bas coût les entreprises européennes, contraintes de céder leurs actifs à l’Etat russe ou aux fidèles de Poutine. Que peut faire de plus le régime de Poutine, qui s’est déclaré en guerre contre « l’Occident » ? Est-ce parce que les mesures de confiscation risqueraient d’effrayer d’autres Etats qui nous ont confié leurs avoirs ? L’argument ne tient pas, car seul un Etat agresseur peut, aux termes de la loi, être ainsi visé par une contre-mesure prise au bénéfice d’un Etat agressé.
Enfin et surtout, comment expliquer aux citoyens européens qu’aucune mesure n’est exclue et qu’il va falloir augmenter notre engagement, si nous ne nous engageons pas dans une action aussi simple que juste ? C’est à l’agresseur de payer pour réparer ses crimes, et non aux contribuables des pays alliés de l’Ukraine.
La coopération est nécessaire non seulement entre les Etats de l’UE, mais entre les pays du G7, dépositaires des avoirs russes. Toutefois, compte tenu de l’urgence, la France, qui détient environ 20 milliards d’euros d’avoirs russes, peut et doit donner l’exemple. C’est le sens du projet de résolution transpartisane déposé à l’Assemblée nationale par les députés Benjamin Haddad (Renaissance) et Julien Bayou (non inscrit, ex-EELV).
Il est impératif que notre pays, à la demande de l’Ukraine, mette en œuvre toutes les dispositions requises pour la confiscation des avoirs publics russes déposés en France. Aider l’Etat ukrainien à confisquer ces capitaux constituerait un acte d’affirmation du droit international. Indirectement, cela contribuerait, en outre, à alléger le budget de l’Etat ukrainien consacré aux reconstructions, alors qu’il doit assurer les dépenses militaires indispensables au combat pour sa liberté… et la nôtre.
Premiers signataires : Nicolas Bouzou, économiste, essayiste et dirigeant d’entreprise ; Emmanuel Daoud, avocat près la Cour pénale internationale ; Antoine Garapon, magistrat, membre du comité de rédaction de la revue « Esprit » ; Olena Havrylchyk, professeure d’économie à l’université Paris-I ; Martine Jodeau, juriste, membre de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ; Olivier Passet, économiste ; Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS, professeur à l’Ecole d’économie de Paris ; Sylvie Rollet, professeure émérite des universités, présidente de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ; Dominique Schnapper, ancienne membre du Conseil constitutionnel ; Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, chargé de mission au Center for European Policy Analysis.
Retrouvez la liste complète des signataires ici.
Une réponse