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Igor Minaev pendant le tournage 

Source: interview réalisée le 14 mars 2023 par Ivan Tolstoï et Igor Pomerantsev pour Radio Svoboda

La traduction en français a été réalisée pour le site kinoglaz.fr par Anne Puyou de Pouvourville et Jacques Simon 

Lien avec le podcast (en russe).

Ivan Tolstoï : Notre interlocuteur aujourd’hui est le réalisateur Igor Minaev, qui vit à Paris. Son film « Isolation », consacré à la guerre en Ukraine est en cours de réalisation..

Igor Pomerantsev : Igor, Paris est loin de la guerre en Ukraine, mais les réfugiés ukrainiens ont atteint Paris et d’autres villes françaises. Les avez-vous rencontrés, leur avez-vous parlé, peut-être avez-vous lu à leur sujet ?

Igor Minaev: Bien sûr, j’en ai rencontré des quantités. Comment ne pas les rencontrer ? Ce qui m’a frappé dès le début, c’est que mes amis français, ceux qui parlent un peu russe, sans rien dire à personne, se sont rendus à la gare, ont rencontré des réfugiés et les ont aidés à s’organiser, trouver où aller, savoir quoi faire, où rencontrer des gens, où manger un sandwich, un minimum tellement nécessaire quand on arrive dans un pays sans connaître la langue, sans savoir où aller. Là il y a la Croix-Rouge, là-bas, il y a des gens, et vous, vous ne comprenez pas quand on vous appelle et vous ne comprenez pas ce qui se passe. Alors ces gens qui n’ont rien dit à personne, ont été surpris de constater que des amis communs sont également venus. Cela m’a fait une forte impression, car personne ne parlait d’exploits, personne n’a déchiré ses vêtements, personne ne sanglotait, mais les gens allaient et venaient et accomplissaient en silence les tâches nécessaires.

Naturellement, j’ai des amis qui étaient en Pologne, puis en République Tchèque, qui sont venus en France, se sont dispersés dans différentes villes et vivent ici jusqu’à présent. Nous n’avions aucune expérience de la guerre auparavant, les gens arrivent et ils semblent être les mêmes que ceux que vous connaissiez, et puis vous vous rendez compte qu’ils ne sont plus tout à fait les mêmes maintenant, parce que vous pouvez parler de ce qu’ils ont vécu, mais vous avezbeaucoup de mal à l’imaginer. Je pense qu’eux-mêmes ont eu besoin de temps pour réaliser. Je suis sûr que beaucoup n’ont pas encore réalisé même au bout d’un an. Apparemment nous nous connaissons, mais en même temps, il y a quelque chose qui nous empêche de vraiment nous connaître

“Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’est une alarme anti-aérienne qui vous réveille la nuit.”

 

D’un côté, aider les réfugiés, c’est aller quelque part, s’occuper des papiers ou d’autre chose, mais en même temps, on voit soudain comment une personne s’assombrit, regarde quelque part dans le vide, et puis soudain (ce fut rare, car,heureusement, tout s’est passé sans pathos) ils disent: “Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’est une alarme anti-aérienne qui vous réveille la nuit.” Et ça devient effrayant, on comprend pourquoi ces gens sont partis.

Ivan Tolstoï : Igor, vous avez une grande expérience de scénariste et une grande expérience de réalisateur. Etiez-vous déjà prêt à traiter un sujet tel que la guerre ?

Igor Minaev : Ça n’existe pas « être prêt à traiter un sujet comme la guerre ». Je n’ai pas fait de film sur la guerre, mais cette guerre s’est abattue sur nous tous. J’ai fait un film intitulé “La Cacophonie du Donbass”. Il y avait déjà une guerre là-bas en 2014, on peut en parler beaucoup, c’est une histoire très controversée, car la guerre de 2014 dans le Donbass était considérée comme locale. Eh bien, une guerre locale – ça fait mal mais ça passera. Il y a le Grand Monde, mais n’importe où dans le monde il peut y avoir une sorte de Donbass. Pour une raison quelconque, personne ne comprenait alors (sauf certains, bien sûr) que cette terrible expérience locale se répandrait soudainement dans tout le pays.

J’ai fait un film sur la propagande – sur la façon dont la propagande a créé un monde imaginaire, merveilleux, merveilleux et faux du début à la fin, mais en même temps si douillet. Un film sur la façon dont les idées sur le mondesont déformées et sur ce qui arrive ensuite à ce monde. Je n’ai pas abordé le sujet de la guerre, mais il est venu naturellement. Ce à quoi tout cela a conduit est clair.

Tôt ou tard, le mensonge constant mène quelque part.

Et le prochain sujet que je voulais traiter, c’est celui de l’« Isolation » . Pendant longtemps, je n’ai pas trouvé d’argent pour cela. Pour le cinéma, c’est comme pour l’architecture : il n’y a pas d’argent. Absolument tout le monde m’a refusé, je ne sais pas pourquoi, mais ce sujet ne se situait pas sur l’itinéraire qu’il fallait emprunter. La guerre durait depuis 2014, et on est passé à d’autres sujets. Et nous avons reçu de l’argent de “TV Suspilne” juste avant la guerre, alors quepersonne ne savait que la grande guerre allait commencer. Nous avons d’abord reçu une promesse d’argent, comme d’habitude, c’était fin 2021.

Puis il y a eu le Nouvel An. L’année 2022 a commencé de manière absolument merveilleuse, tout le monde était habitué aux opérations militaires dans le Donbass, à Kiev des guirlandes pendaient autour de Bohdan Khmelnitsky, il y avait des manèges, tout était illuminé, c’était un jour férié, ce qui est normal, et nous avons décidé que ce devait être filmé. C’est une question d’intuition, très probablement. Et sans être encore payés, nous avons trouvé une opportunité et nous avons filmé. Il y a eu très peu de prises de vue, mais nous avons eu l’occasion de filmer depuis un drone – le monument, les lumières, tout brillait et étincelait. Et le 24 février, la grande guerre a commencé

Igor Pomerantsev : Vous avez dit qu’il n’y a pas de film sans budget. Votre décision de filmer la guerre en Ukraine est-elle une décision professionnelle, émotionnelle, morale, finalement ?

On fait un film, quand on en sent l’impérieuse nécessité.

 

Igor Minaev : Commençons par le fait que je ne suis pas un documentariste. Le film d’aujourd’hui n’est que le troisième film documentaire de ma vie, tous les autres films sont des films de fiction. Par conséquent, dans une certaine mesure, c’est beaucoup plus facile pour moi, car je n’ai pas de règles. On peut regarder le matériel documentaire de telle ou telle manière, en restant honnête d’abord vis-à-vis de soi et du public, mais absolument tout peut être utilisé. Ce qui compte, c’est ce que vous voulez dire, ce que vous pouvez montrer et qui peut être vu depuis un autre pays. Bien sûr, une sorte de force artistique de l’œuvre, qui l’imprègne, car personnellement, je me sens libre par rapport aux films documentaires du moment qu’ils montrent la vérité.


Par conséquent, dans une certaine mesure, c’est plus facile pour moi, je crois que même si nous utilisons des rumeurs, des informations peu fiables, mais que nous en parlons ouvertement, nous pouvons les utiliser. Inutile de dire que nous ne savons pas si cela est vrai ou non. Quand je faisais le premier documentaire “Le temple souterrain du communisme” sur le métro de Moscou, il y avait des rumeurs alors, et c’était en 1990, qu’il y avait une sorte de ligne secrète qui partaitdu Kremlin et menait quelque part très loin, mais absolument personne ne pouvait me donner des informations sûres. J’ai dit dans le film qu’il y avait des rumeurs, et après quelques années, il s’est avéré que ce n’étaient pas des rumeurs, mais que c’était vrai. Par conséquent, l’imagination artistique et la liberté artistique, que toute personne engagée dans l’art non seulement peut se permettre, mais dont elle ne peut pas se passer, a une sorte de pouvoir qui lui est propre, je ne veux pas employer pathétiquement le mot de «visionnaire», mais en fait c’est cela.

Ivan Tolstoï : Permettez-moi de clarifier. Tu viens en Ukraine, et ce n’est pas du tout l’endroit où tu peux faire du montage, du cinéma, en général du traitement. Vous arrivez pour un temps assez court. Qu’est-ce que vous utilisez, quels sont vos outils, les témoins, la texture elle-même, parlez- vous avec les soldats, filmez-vous le front, les villes ?Veuillez nous en dire un peu plus sur votre travail.

Igor Minaev : Tout d’abord, tout n’a pas commencé aujourd’hui, c’est un film sur l’”Isolation”, un film sur ladéshumanisation complète basée dans un seul endroit – une usine de matériaux isolants à Donetsk, qui a été construite dans les années 50, a vécu et s’est développée à merveille, comme ce fut le cas avec les usines et les mines voisines, quien conséquence sont mortes de leur propre mort, après quoi un centre d’art d’un niveau absolument fantastique y est apparu, qui s’appelait aussi “l’Isolation”

Le centre « Isolation » a été saisi, les ouvrages qui pouvaient être détruits l’ont été.

Ce centre d’art a invité des artistes et des sculpteurs célèbres du monde entier, ils y ont réalisé des installations, des peintures, il y avait une vie active énorme à un niveau artistique comparable à ce qui se passait dans le monde. Pas étonnant alors qu’ils aient été invités à Paris, et pas seulement à Paris. Et puis, en 2014, l’Isolation a été saisie, des œuvres qui pouvaient être détruites ont été détruites, une grande sculpture d’un sculpteur belge – “Lipstick”, qui se dressait sur une cheminée d’usine, a été dynamitée avec la cheminée et ils ont dit que cela n’était pas de l’art, qu’il s’agissait de toutes sortes de détritus, d’ordures, de pornographie, et ils y ont installé un immense camp de concentration. Ce camp de concentration, qui s’appelait aussi Isolation, est un camp de torture par lequel sont passés denombreux Ukrainiens. Ils ont tous été accusés d’une seule chose – qu’ils étaient Ukrainiens. Lorsque cette grande guerre a commencé, cette terrible expérience de la torture dans l’Isolation a dépassé les limites de ces murs et s’est répandue partout où se trouvait l’armée russe, dans toutes les villes. On retrouve ces terribles chambres de torture tout le temps, dès qu’on libère certaines villes.

Donc, quand je suis arrivé là-bas pour faire ce film, premièrement, je travaillais dessus depuis longtemps, je ne suis pasvenu là-bas, juste pour voir ce qu’on allait faire maintenant, j’avais un plan absolument rigoureux. Deuxièmement, nousavons trouvé des témoins, des gens qui sont passés par ces chambres de torture, et ils ont presque tous accepté de témoigner.

Igor Pomerantsev : Comment avez-vous choisi les héros du film ? Y avait-il un grand choix ?

Seul celui qui est écorché vif peut crier comme ça

 

Igor Minaev : Il y avait un choix, mais, pour être honnête, je ne les ai pas sélectionnés. On a trouvé des noms, je suisallé à la rencontre de ces gens. Comment pouvez-vous les sélectionner ? Qui est le

 

plus beau, qui est le plus jeune ? Qu’est-ce qui m’a frappé chez ces gens ? Vous voyez des gens comme vous, devant vous, ils sont propres, peignés, lavés, habillés, vous ne pouvez même pas imaginer qu’ils ont vécu une telle horreur, untel cauchemar, qu’ils sont passés par un tel enfer. C’est ce qui m’a juste bouleversé. Chaque fois que je parle à une personne et que j’essaie de comprendre, d’imaginer ce qu’elle a enduré, qu’elle a été torturée avec du courant électrique. Et ces gens disent tous la même chose, qu’ils sont assis dans une cellule, et tout près, il y a une chambre de torture, et on y entend des cris si terribles qu’une personne ne peut pas crier comme ça, seul quelqu’un qui est écorché vif peut criercomme ça. Vous voyez une personne qui est passée par là, et c’est très difficile d’y croire, de l’imaginer. Et ma tâche n’était pas de sélectionner ces personnes, mais de créer l’environnement qui permettrait au spectateur d’y croire immédiatement. C’était la chose la plus importante pour moi.

Ivan Tolstoï : Igor, c’est la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Sous quelle forme, à quel titre la Russie est-elle présente, et est-elle présente dans votre film ?

Igor Minaev : Elle est présente, tout d’abord, dans le témoignage de ces gens qui appellent un chat un chat. Qui est venulà, pourquoi il est venu là, et ils le disent tous eux-mêmes, ce sont des témoins vivants. Ainsi, il n’y a pas d’ambiguïté – qui, comment et quoi, il y a des gens qui ont vécu cette terrible expérience, et ils savent la décrire. C’est un document, c’est la chose la plus importante pour moi. Si le journaliste Oseev, qui a passé deux ans à l’Isolation, savait qui était qui, pourquoi et pour quoi faire, à sa sortie, il a fait une enquête et c’est ça qui m’intéresse.

Igor Pomerantsev : Vous avez dit que vous étiez bouleversé. Les émotions entravent ou aident à faire des films pendant la guerre ?

Igor Minaev : Quand je tournais la Cacophonie du Donbass, j’ai fait une interview avec Irina Dovgan. C’est une femme qui a été attrapée par les séparatistes, attachée à un poteau sur lequel on a écrit : “elle tue vos enfants”, on l’a battue, il y a même une photographie – des journalistes américains ou britanniques qui sont passés en voiture l’ont secourue, ces photographies ont fait le tour du monde. J’ai filmé une interview d’elle à Kiev, et puis pour la première fois, je pense, psychologiquement, je n’étais pas prêt pour ça, j’ai été bouleversé, je ne peux pas vous dire comment. Quand nous avons fini l’interview, je ne savais même pas comment réagir, je me suis juste approché d’elle et je l’ai serrée dans mes bras.

Je n’ai pas le droit maintenant de laisser libre cours à mes émotions

 

Et puis, quand je suis rentré chez moi en état de grand choc, j’ai pensé qu’après tout, les journalistes militaires ont une formation différente, je n’étais pas prêt pour ça. J’ai alors commencé à réfléchir à la façon dont une personne devrait se comporter dans une telle situation lorsqu’elle fait son travail. Et c’est du travail. Le chirurgien ne peut pas pleurer sur chaque patient, car il ouvre sa cavité abdominale et comprend qu’il souffre, il ne sait qu’une chose : que s’il ne le fait pas, le patient mourra. Il ne le charcute pas , il le sauve, et c’est très important. Et de la même manière, j’ai commencé plus tard à argumenter que je n’ai pas le droit maintenant de laisser libre cours à mes émotions, ces émotions doivent être exprimées dans le film pour qu’elles soient partagées avec le public.

Igor Pomerantsev : Comment imaginez-vous votre public idéal ? Sont-ils Ukrainiens, Français ou simplement des gens sensibles ?

Igor Minaev : Je ne sais pas s’il existe un spectateur idéal. C’est la personne qui partage avec vous votre point de vue,votre approche du cinéma, le spectateur qui vient, regarde, et sent comme vous.

 Et ce qu’il est – ukrainien, français ou chinois – je m’en fiche absolument. Le spectateur ne va pas au cinéma avec un passeport.

Ivan Tolstoï : Igor, où sera projeté votre film et quand ?

Igor Minaev: Puisqu’il s’agit de TV Suspіlne, bien sûr, ce film y sera montré. Ensuite, nous espérons que nous pourrons encore diffuser ce film sur les écrans de différents pays et le montrer dans des festivals pour lui donner un peude vie. C’est, pour l’instant, notre grand projet, et j’espère que nous pourrons le réaliser.

Igor Pomerantsev : Merci beaucoup. C’est un peu gênant de dire “nous souhaitons du succès à votre film”, mais nous vous souhaitons tout de même des spectateurs sensibles.

Ivan Tolstoï : Merci beaucoup, Igor ! Bonne chance!

Ecoutez aussi l’interview d’Igor Minaev par Brigid Grauman (RESU)

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