Les Ukrainiens aspirent à une information diversifiée

Source : Thomas d’Istria, correspondant à Kyiv, Le Monde 13 mars 2024

Depuis le début de l’invasion russe, six chaînes diffusent les mêmes nouvelles vingt-quatre heures sur vingt-quatre.                                                                                                          Facteur d’unification au début de la guerre, ce programme a fini par lasser.

 

Les photos ont été prises dans les premières semaines de l’invasion russe. Accrochées les unes à côté des autres dans les locaux du groupe de télévision ukrainien Starlight Media, elles montrent des journalistes au travail depuis des abris de fortune sombres et rustiques, au moment où les forces russes ne se trouvaient qu’à une vingtaine de kilomètres du centre de la capitale, Kiev.

Ce vendredi 8 mars, la chargée de communication du conglomérat médiatique désigne le portrait d’un homme assis à un bureau d’écolier. Il s’agit d’Orest Drimalovsky, explique-t-elle, présentateur star de la chaîne ICTV, qui a annoncé sa mobilisation dans l’armée ukrainienne début février, en direct. « Un signal puissant pour notre audience », juge Yana Honcharenko avec un brin de fierté.

Orest Drimalovsky, présentateur star de la chaîne ICTV, a annoncé sa mobilisation dans l’armée ukrainienne début février

L’annonce a été d’autant plus forte qu’elle s’est déroulée dans le cadre du « télémarathon actualités unifiées », un outil majeur de la guerre de l’information menée par le pouvoir ukrainien. Cela fait plus de deux ans que les équipes de six chaînes produisent et diffusent en simultané des contenus d’information uniformes, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. L’initiative avait d’abord été pensée par des journalistes afin de maintenir la cohésion du pays face aux tentatives de déstabilisation menées par la Russie sur les réseaux sociaux, avant d’entrer dans la loi en mars 2022, par décret présidentiel.

« Si la production du “marathon”, au début de l’invasion, était un facteur d’unification suivi par la moitié du pays, la situation, désormais, a changé », tranche Svitlana Ostapa, cheffe du conseil de surveillance du groupe d’audiovisuel public Suspilne.

Les représentants des chaînes liées à l’opposition (Espresso.tv, 5 Kanal et Priamyi), mises de côté dès le début du « télémarathon » avant d’être exclues du bouquet numérique (T2) en avril 2022 – perdant ainsi 40 % de leur audience –, accusent les autorités d’avoir pris le contrôle des médias du pays. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, et plus largement la société civile ukrainienne, réclament aujourd’hui le retour de la pluralité des chaînes d’information.

 

Le taux de confiance ne cesse de s’éroder

Surtout, le taux de confiance dans ces programmes, mesuré dans les enquêtes d’opinion, est en chute libre au sein de la population. « Le terme “télémarathon” est devenu synonyme d’une propagande positive excessive rapportant des victoires alors que la situation sur la ligne de front s’aggrave », décrit ainsi Otar Dovzhenko, un responsable de l’ONG Lviv Media Forum.





Otar Dovzhenko, responsable de l’ONG Lviv Media Forum

« En réalité, ce n’est pas tout à fait juste, nuance-t-il aussitôt, car le télémarathon ne diffuse pas systématiquement une telle propagande positive. Il est plutôt considéré comme un outil de communication pour les autorités, dans lequel la société, effectivement, n’a pas entièrement confiance. » Sur les six chaînes participant au télémarathon, l’expert considère que les équipes de Suspilne, 1+1 et ICTV sont « professionnelles et responsables ». En revanche, poursuit-il, la chaîne parlementaire Rada, qui a cessé de diffuser les séances plénières du Parlement depuis le début de l’invasion, et la chaîne We are Ukraine « se concentrent excessivement sur les représentants du gouvernement et sur la construction de leur image positive ».

Après avoir atteint 40 % d’audience à la suite de l’invasion russe du 24 février 2022, le « marathon télévisuel » serait aujourd’hui descendu à 10 %, selon Svitlana Ostapa. Le taux de confiance ne cesse ainsi de s’éroder : il est passé de 69 % en mai 2022 à 36 % en février 2024, selon l’Institut international de sociologie de Kiev (KIIS). Toujours selon la dernière enquête de l’institut, la part des Ukrainiens qui ne font pas confiance au programme est aujourd’hui de 47 %, contre 38 % en décembre 2023.

Cette baisse de l’intérêt pour la télévision ukrainienne pousse les rédactions participantes à réfléchir à la manière de redynamiser leurs audiences. « Les meilleurs producteurs réfléchissent chaque jour à trouver des solutions qui iraient dans l’intérêt des Ukrainiens », explique très évasivement Oleksandr Bohutskyi, directeur général de Starlight Media, propriétaire de la chaîne ICTV.

L’enjeu de l’avenir du marathon agite aussi Mykyta Potouraev, député ukrainien depuis 2019 au sein du parti présidentiel Serviteur du peuple, après avoir effectué toute sa carrière à des postes de responsabilités dans le monde des médias. « Nous voulons que tous les citoyens puissent recevoir des informations vérifiées », affirme le chef de la commission parlementaire pour la politique humanitaire et d’information. Mais aujourd’hui, « il n’y a que deux possibilités, explique-t-il. Soit le télémarathon invente un nouveau format, soit nous l’arrêtons ». Pour justifier sa position, Mykyta Potouraev évoque également le coût des programmes (465,2 millions de hrivnas pour 2024, soit environ 11 millions d’euros), trop élevé selon lui face à la faible audience.

 

Recours à Telegram pour avoir des informations « alternatives »

Galyna Petrenko, directrice de l’organisme de surveillance des médias, Detector Media, observe également la baisse de l’intérêt pour le télémarathon, mais évoque l’existence d’un noyau de fidèles. La spécialiste s’amuse de cet écart entre la position des organisations de la société civile, critiques du télémarathon « parce que nous sommes pour la liberté d’expression », et la réalité des audiences : « Nous voyons qu’une partie de la société a toujours besoin de ce format. »

Galyna Petrenko, directrice de l’organisme de surveillance des médias, Detector Media

En deux ans de guerre, les Ukrainiens ont considérablement modifié leurs manières de s’informer. Cela se traduit par une augmentation massive de l’utilisation des chaînes Telegram, pour recevoir des informations « alternatives » face au télémarathon. Et parce que les chaînes de l’application de messagerie cryptée sont plus efficaces pour une utilisation en temps de guerre : « Quand tu es dans un abri anti-bombardement et que tu as besoin d’informations liées à ta sécurité, tu ne vas pas allumer la télévision en attendant qu’ils abordent quelque chose qui t’intéresse », résume Galyna Petrenko.

Résultat, poursuit-elle, « l’équipe chargée de la communication de [Volodymyr Zelensky] a commencé à comprendre que le pouvoir ne peut pas se reposer uniquement sur le marathon, et tente d’influencer d’autres chaînes d’information ». Si l’administration présidentielle laisse les médias indépendants travailler librement sur Internet, « elle a commencé à prendre le contrôle de chaînes Telegram parce qu’elle voit qu’elles sont maintenant les principales sources d’information ». Lors d’une conférence de presse du chef de l’Etat, en décembre 2023, trois représentants de chaînes Telegram avaient ainsi été invités, dont deux étaient officiellement accrédités.

De l’avis de Galyna Petrenko, la situation la plus problématique au sein du « marathon télévisuel » tient à l’inégalité de la représentation politique. D’après les études de Detector Media sur les profils des invités, le parti d’opposition Solidarité européenne de l’ancien président Petro Porochenko est clairement sous-représenté face à celui de Volodymyr Zelensky, Serviteur du peuple.

Svitlana Ostapa, cheffe du conseil de surveillance du groupe d’audiovisuel public Suspilne, nuance la responsabilité des autorités dans le choix des invités. Pour les chaînes commerciales comme 1+1, Inter et ICTV, qui font partie du télémarathon, « il s’agit plus d’une forme d’autocensure, assure-t-elle, parce que les journalistes ne veulent pas diffuser des informations que Zelensky pourrait ne pas apprécier, ou recevoir des invités qu’il pourrait ne pas avoir envie de voir ».



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