Les interfaces de la guerre (1) En Ukraine, des avocats prennent des risques pour défendre les droits des prisonniers russes

Source : série en deux épisodes de Pierre Alonso, Médiapart 6 mars 2024

Deux ans après l’invasion totale du pays par l’armée russe, la frontière n’a jamais été aussi étanche entre les deux États, et le rejet, voire la haine, aussi intense. Quelques Ukrainiens se retrouvent pourtant au contact de l’ennemi. Ce sont les interfaces de la guerre.

Kyiv (Ukraine).– Le jeune homme cachait ses doigts. Son avocat, Andriy Domansky, s’en est étonné. « Les policiers chargés de l’escorte lui avaient fait peur en lui disant qu’un avocat de Boutcha ayant vécu l’occupation allait venir le défendre et lui couper les doigts », relate l’homme de droit, à propos d’un soldat russe accusé de crime de guerre qu’il a représenté devant la justice ukrainienne.

Viktor Ovsyannikov, également avocat, se souvient que le militaire russe qu’il a défendu n’en revenait pas de bénéficier de ses services : « Il ne comprenait pas ce qui se passait. » Me Oksana Sokolovska avait dû surmonter les appréhensions de l’officier russe qu’elle avait accepté de défendre : « Il avait peur de moi. Il n’était pas prêt à me parler ou à collaborer, il gardait une distance. C’était un soldat bien entraîné, il avait vraisemblablement des compétences en matière de renseignement… »

Ces trois avocats, que Mediapart a rencontrés séparément, font partie des rares professionnel·les à avoir défendu, avant et après l’invasion de 2022, des ennemis de l’Ukraine. Contrairement à l’écrasante majorité des suspects jugés in absentia, leurs clients, des militaires russes, étaient présents en chair et en os face à eux.

Andriy Domansky

Ils les ont rencontrés, représentés et conseillés malgré l’opprobre populaire, et parfois pire. Une fonction difficile mais indispensable, alors que l’Ukraine a décidé de riposter sur le terrain du droit à l’invasion lancée par Moscou en février 2022, comme elle avait commencé à le faire, dans une moindre mesure, après le début du conflit dans le Donbass en 2014.

Derrière chaque prisonnier, un suspect

Juger l’ennemi, l’idée paraît bonne : quoi de mieux que la justice pour punir et obtenir réparation sans verser dans la vengeance ? À l’épreuve des faits, l’ambition se révèle terriblement complexe, pour l’Ukraine aujourd’hui comme pour d’autres démocraties avant elle.

La principale erreur a consisté à considérer chaque soldat russe capturé comme un suspect. Pour les autorités ukrainiennes, l’agression russe violant la charte des Nations unies, tous ceux qui participaient à cette transgression étaient des criminels. Le droit international humanitaire pose cependant un principe fondamental, parfois énoncé comme « l’immunité du combattant » : « Pour un combattant, la simple participation aux hostilités ne fait pas l’objet de poursuites judiciaires ; seules les violations graves du droit humanitaire (les crimes de guerre) le font », explique le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans son dernier commentaire de la troisième convention de Genève, sur les prisonniers de guerre. 

L’idée est la suivante : « Un combattant enrôlé a le devoir de rendre ce service à l’État, il n’a pas à répondre des crimes de l’État sur lesquels il n’a pas de prise », précise Achille Després, porte-parole du CICR à Kyiv. L’illégalité de l’agression russe contre l’Ukraine ne transforme donc pas automatiquement chaque soldat russe en criminel. Ce principe ne les exonère pas de leur responsabilité pénale individuelle en cas de crime de guerre.

Il n’empêche pas non plus de détenir tous les ennemis capturés, mais cette « rétention » doit obéir, dans l’esprit du droit international humanitaire, à une stricte logique de « nécessité militaire » : les éloigner du champ de bataille pour qu’ils ne participent plus aux hostilités, et non pas les priver de liberté pour les punir d’avoir commis un crime.

« Au début, on a eu des difficultés avec la police et le bureau du procureur général, qui ne savaient pas à qui s’adresser pour la détention, témoigne Oleksandr Baranov, directeur du Center for Legal Aid (Centre d’aide juridique), l’organisation qui propose des avocats commis d’office aux suspects. Maintenant, la procédure est claire. La police militaire prend en charge la détention au début. S’il existe des informations sur la commission d’un crime de guerre par le combattant, elle informe le procureur général, qui ouvre une enquête. Sinon, elle l’envoie dans des lieux de détention spécifiques. »

Autre conséquence de cette distinction : les avocat·es ukrainien·nes ne défendent pas des soldats russes mais « des suspects de crimes de guerre », souligne Oleksandr Baranov. La formule, rigoureusement exacte d’un point de vue juridique, a l’avantage de rendre socialement plus acceptable la position de l’avocat. Dans l’Ukraine en guerre, la notion de présomption d’innocence est également reformulée. Baranov préfère parler de culpabilité démontrée ou non : « Nous avons tendance à considérer que tous les soldats [russes] qui se battent sur le champ de bataille sont coupables, mais il faut démontrer par des preuves matérielles qu’ils ont commis un crime. »

Premier procès pour crime de guerre

Créé en 2013, le Center for Legal Aid joue un rôle clé dans le système pénal. C’est par son entremise que les accusés désargentés, y compris les soldats russes, bénéficient gratuitement des services d’un·e avocat·e, comme le prévoit la loi. Domansky, Sokolovska et Ovsyannikov ont tous les trois été désignés de cette façon. Ils font plutôt figure d’exception, note le directeur du centre : « Tous les avocats ne sont pas prêts à défendre des criminels de guerre. Certains ont servi dans l’armée ukrainienne. D’autres sont touchés directement ou indirectement via leurs proches par l’agression russe. »

Oleksandr Baranov

Viktor Ovsyannikov n’a eu aucun état d’âme. « J’ai plus de dix ans de barreau. J’ai été l’avocat d’un chef du SBU [le service de sécurité intérieur ukrainien – ndlr] condamné par contumace après Maïdan, de l’ancien président Ianoukovitch [prorusse – ndlr], du chef du centre de torture Izoliatsia à Donetsk… Défendre un client, c’est respecter la loi. C’est une bonne chose que même notre ennemi ait droit à un avocat. » L’homme de 45 ans ajoute : « C’est ce qui nous différencie de la Russie. »

Après le 24 février, il a défendu Vadim Shishimarin, le premier soldat russe jugé pour crime de guerre, lors d’un procès diffusé en mondovision au printemps 2022. Ovsyannikov est d’autant plus droit dans ses bottes qu’il a rejoint la défense territoriale le lendemain de l’invasion, et qu’on peut donc difficilement mettre en doute son engagement patriotique.

« Si tu es médecin, tu es obligé de soigner, même si la personne vient de t’attaquer. Pour un avocat, c’est pareil : tu dois défendre ceux qui en ont besoin », plaide Andriy Domansky, qui vient d’une famille de médecins. Le droit d’être défendu est aussi un moyen, à ses yeux, de consolider les procédures en cas de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Payer de sa vie 

Au-delà des refus de principe, le Center for Legal Aid a dû composer avec des avocats qui ne remplissaient pas toujours leurs obligations avec déontologie. Oleksandr Baranov, qui en fait partie, cite un exemple parmi d’autres : « En tant qu’avocat de la défense, on ne peut pas dire dans les médias : “Mon client est un orc” [un monstre dans l’univers de l’heroic fantasy qui désigne de façon péjorative les soldats russes en Ukraine – ndlr]. » Le centre a aussi reçu des signalements de juges qui estimaient que les avocat·es ne défendaient pas sérieusement leurs clients…

« Moi je ne suis pas quelqu’un qui fait semblant juste pour cocher une case. Je ne défends pas à moitié. Si je prends une affaire, je fais ce qu’il faut », lâche Oksana Sokolovska, d’une voix qu’on imagine aisément faire trembler les prétoires mais qui résonne dans son petit cabinet vide en rez-de-chaussée d’un immeuble du centre de Kyiv. Cette avocate de 40 ans a représenté l’un des tout premiers militaires russes jugés en Ukraine en 2015.

Oksana Sokolovska

C’était une autre époque, la société était très polarisée, et certainement moins unie et mature qu’aujourd’hui. Oksana Sokolovska a vécu un enfer : « Je sentais la pression des services de sécurité. Mon appartement a été fouillé. Une enquête a été ouverte contre moi par le parquet militaire. Le procureur à sa tête prétendait que j’étais un agent du Kremlin. Les médias ukrainiens étaient contre moi, des anonymes me critiquaient et m’insultaient sur Internet. On nous associait complètement à nos clients, on était coupables parce qu’on les défendait. »

L’affaire a pris un tournant dramatique lorsque le deuxième avocat de la défense saisi dans cette affaire, Yuri Grabovski, a été enlevé, torturé et assassiné en mars 2016 (deux hommes seront condamnés sans que les commanditaires soient identifiés à ce jour). C’est Oksana Sokolvska qui l’avait convaincu de prendre le dossier… « Aujourd’hui, je ne le referais pas. Mieux vaut passer pour incompétente qu’enterrer ses amis. »

« Menacé quotidiennement », Andriy Domansky ne se formalise pas : « Je m’y suis habitué… Parfois, les services de sécurité me surveillent, je préfère ne pas songer à tous ceux qui m’ont suivi, sinon je vais devenir fou. Dieu veille sur nous, inch’Allah. » L’homme, qui porte un gilet gris sur une chemise à pois et une cravate à rayures, essaie d’en rire. Il en a vu d’autres depuis ses débuts dans la profession en 2002. Il a défendu Staline, dans une procédure ouverte il y a quelques années par le parquet de Crimée sur la déportation des Tatars de Crimée en 1944, et « Hitler », le pseudonyme sur Telegram d’un militant d’extrême droite. « J’ai lu un article qui disait que “l’avocat de Staline défend Hitler”. » Il en rigole encore.

Plus gravement, il n’exclut pas que sa défense de Staline, qui était de pure forme dans « un dossier plus politique que juridique », lui ait sauvé la vie au début de la guerre, lorsque l’armée russe occupait la banlieue de Kyiv où il réside. Et qu’elle facilite la relation avec ses clients russes aujourd’hui, et au-delà avec les autorités russes.

Car Domansky revendique ouvertement avoir des contacts, antérieurs à l’invasion, avec la commissaire aux droits de l’homme russe, Tatyana Moskalkova. Il les met aujourd’hui à profit pour localiser des prisonniers de guerre ukrainiens en Russie : « J’ai obtenu la confirmation officielle qu’un agent du renseignement militaire ukrainien était bien en captivité, et non disparu. »

Être connu de l’autre côté de la frontière n’a pas que des avantages. Pour avoir tenté de prendre attache avec des responsables russes poursuivis in absentia, il s’est retrouvé dans le viseur du Comité d’enquête de Russie (SKR). Il ne se décourage pas.

Viktor Ovsyannikov, lui, a définitivement troqué la robe contre l’uniforme en juin 2022. Son cabinet rouvrira après la guerre. Oksana Sokolovska a renoncé à prendre les dossiers d’auteurs de crimes de guerre. Outre son expérience particulièrement douloureuse, le 24 février a tout changé à ses yeux.

« J’ai perdu la moitié de ma maison dans les environs de Kyiv, mes enfants ont souffert. En tant que simple citoyenne, je pense que les Russes ne doivent pas être défendus. Comme avocate, je ne peux pas le dire, je sais bien que chaque accusé a droit à un avocat. Moi je m’occupe des Ukrainiens victimes de la guerre, des invalides qui sont mobilisés dans l’armée, etc. Je ne veux pas défendre ces sous-hommes. »

Elle se dit par ailleurs très lucide sur les limites de la défense pénale pendant la guerre : « Les avocats ne contrôlent rien dans ces procès. Déjà en 2015, dans des discussions informelles, les juges nous disaient à l’avance quelle peine ils prononceraient. L’avocat jouait un rôle dans une pièce de théâtre montée pour les médias, afin de donner l’image d’un procès comme il faut. » 

Viktor Ovsyannikov a des mots moins durs, mais se souvient d’une procédure menée tambour battant. « Les délais étaient très courts, on nous pressait beaucoup, les juges voulaient renvoyer l’affaire très vite. Je savais évidemment que l’acquittement serait impossible, c’était le cinquième mois de la guerre… » Un confrère lui avait lancé en plaisantant : « Ton client a une chance d’être acquitté s’il y a un drapeau russe sur la façade du tribunal ! » En appel, son client a quand même obtenu une peine plus clémente, quinze ans de réclusion contre la perpétuité en première instance.

« La durée de la peine importe peu, car ils seront échangés », souffle Oksanna Sokolovska. Cette politique de Kyiv, qui fait du retour de ses prisonniers de guerre une priorité, est bien accueillie par ces auxiliaires de justice. « Pour le moment, peut-être que faire revenir les Ukrainiens est plus important [que la justice – ndlr] », avance Oleksandr Baranov, après un temps de réflexion.

« C’est sans l’ombre d’un doute plus important de récupérer les nôtres vivants que de faire purger leur peine aux criminels de guerre », tranche Viktor Osyannikov. Lorsqu’il assurait la défense du soldat Shishimarin, ses camarades de l’armée l’incitaient à faire en sorte qu’il soit échangé contre un maximum de prisonniers ukrainiens. « En tant qu’Ukrainien, je préfère qu’ils soient échangés », abonde à son tour Andriy Domansky. Même en cours de procédure, même si les condamnés échappent ainsi à leur peine. La priorité reste de sauver des Ukrainiens, pour défendre l’Ukraine.

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