Mort d’Alexeï Navalny : le monde découvre la nature criminelle de Poutine, par l’historienne et écrivaine Galia Ackerman
Tribune de Galia Ackerman dans “Libération”, 18 février 2024
La vérité ne sera probablement jamais connue, mais Alexeï Navalny qui avait fait de la lutte contre la corruption du régime la clé de voûte de son combat et promis qu’il détrônerait le «crapaud» du Kremlin a été victime de vengeance criminelle. Pour Galia Ackermann, son décès peut faire bouger les choses.
Le 4 juin 2023, avant le transfert au-delà du cercle polaire et avant la dernière condamnation qui a augmenté sa peine, Alexeï Navalny a fêté ses 47 ans au quartier disciplinaire de sa colonie pénitentiaire près de Vladimir. Mais même la peine de dix-neuf longues années n’a pas suffi à assouvir le désir de vengeance de Poutine : le régime lui a intenté un nouveau procès que seule sa mort, le 16 février, a arrêté.
Le jour de son dernier anniversaire, les proches de Navalny ont publié son post sur Instagram où il écrivait : «Selon la procédure, avant d’être placé en cellule disciplinaire, on est examiné par un médecin (va-t-on tenir le coup ?) et un psychologue (va-t-on se pendre ?). Après la consultation, le psychologue a dit : “C’est la seizième fois que nous vous mettons en cellule disciplinaire, et vous continuez à plaisanter, vous êtes de bien meilleure humeur que les membres de la commission.” C’est vrai, mais le matin de son anniversaire, il convient d’être honnête avec soi-même, et je me suis posé la question suivante : “suis-je vraiment de bonne humeur ou est-ce que je me force à l’être ?” Ma réponse : je le suis vraiment. Pour sûr, à quoi bon le cacher, j’aimerais ne pas me réveiller dans cette taule aujourd’hui, et prendre le petit-déjeuner avec ma famille, recevoir une bise de mes enfants, déballer mes cadeaux et me dire : “Ouah, c’est exactement ce dont je rêvais.“ Mais la vie est ainsi faite que le progrès de notre société et un avenir meilleur ne sont possibles que si un certain nombre de gens sont prêts à payer pour le droit d’avoir des convictions. Plus ces gens sont nombreux, moins le prix à payer par chacun est élevé. Un jour viendra forcément où dire la vérité et défendre la justice en Russie sera banal et sans risques.»
La vérité ne sera probablement jamais connue
Quelques mois plus tard, le jour de sa mort, dans la colonie appelée «Le Loup polaire» qui a la réputation d’être la plus dure et inhumaine de tous les camps russes, Navalny purgeait son vingt-septième séjour au cachot. Sur trois ans, il a passé l’équivalent d’une année entière au mitard dans des conditions indescriptibles. Et pourtant, la veille de son décès, lors d’une séance en visio avec le tribunal qui le jugeait à nouveau, Navalny apparaissait plutôt en bonne santé, souriant et ironisant au sujet du salaire de son juge.
Que s’est-il passé ? La vérité ne sera probablement jamais connue. Les explications des autorités pénitentiaires sur une embolie sont fantaisistes car pour l’établir, il faut faire le scanner pour un vivant ou pratiquer l’autopsie pour un mort. Les racontars sur son malaise pendant la promenade sont tout aussi faux : il n’y a pas de promenade quand on est au cachot. Les informations sur une ambulance qui serait arrivée en quelques minutes depuis la petite ville de Labytnangui pour essayer de réanimer Navalny sont une affabulation. On ne fait pas 34 km en quelques minutes sur permafrost, en absence de bonnes routes. La vérité est probablement bien plus sordide. «Le Loup polaire» est une colonie pour récidivistes dangereux. Il est très facile d’y trouver un détenu qui réglera son compte à un autre détenu contre un allègement de la peine, par exemple. C’est ainsi que Mikhaïl Khodorkovski a failli d’être tué pendant son séjour carcéral. Il est également facile d’y empoisonner quelqu’un : en quelques dizaines d’années, le laboratoire des poisons du KGB, fondé sur l’ordre de Lénine, a élaboré des poisons qui provoquent une crise cardiaque et qui sont indétectables.
Un opposant de taille
Il ne faut jamais oublier que Vladimir Poutine est extrêmement rancunier et se venge de ses ennemis. En plus des cas les plus connus, comme les assassinats d’Anna Politkovskaïa ou de Boris Nemtsov, on peut citer des dizaines de meurtres et de tentatives de meurtres de transfuges, comme Sergueï Skripal, d’opposants politiques, comme Vladimir Kara-Murza, d’anciens combattants tchétchènes comme Zelimkhan Khangoshvili,…
Or, Alexeï Navalny fut un opposant de taille. Nationaliste dans sa jeunesse, il s’est graduellement concentré sur la lutte contre la corruption qui est la base même de la vie politique et économique en Russie. Surfant sur les richesses pétrogazières, le régime de Poutine récompense ses fidèles : contrats portant sur des centaines de millions de dollars pour un petit groupe d’hommes d’affaires, salaires élevés pour tout l’appareil militaire et policier, y compris en particulier les services secrets, possibilité de s’enrichir sur l’habitant pour les autorités régionales et locales. C’est contre cette clé de voûte du système Poutine que s’est révolté Navalny et son Fonds de lutte contre la corruption : pour lui, l’avenir du peuple russe, son accès à l’éducation, à la santé, aux logements sociaux passait par la redistribution de l’argent volé aux citoyens.
C’est Navalny qui a lancé, lors de la réélection de Poutine en 2012, le slogan pour le parti au pouvoir, Russie unie : «Parti d’escrocs et de voleurs».
Faire bouger les choses
En 2013, Navalny a eu l’unique occasion de participer à des élections. Il a présenté sa candidature aux élections du maire de Moscou. Certes, les autorités pensaient qu’après juste deux mois de campagne, privé d’accès à la télévision, Navalny ferait un score ridicule et serait discrédité. Mais il a réussi une campagne brillante et innovante et a failli passer au second tour, en obtenant 27% des voix. Lors de son dernier meeting qui rassemblait près de 80 000 supporters, il a promis qu’il détrônerait le «crapaud» du Kremlin. Une promesse que Poutine n’a certes jamais oubliée !
Que ces temps où des foules se rassemblaient pour écouter des opposants sont loin ! Après l’annexion de la Crimée, la guerre dans le Donbass, l’écrasement de toute l’opposition, les répressions à grande échelle, l’agression totale contre l’Ukraine, les menaces contre l’Occident, rien ne semble nous étonner. Et pourtant, le décès atroce de l’homme qui incarnait le courage et la lucidité politiques, la détermination et la foi en l’avenir d’une Russie libre, fondée sur la justice, de cet homme heureux en ménage, père de deux enfants, qui a néanmoins décidé de «payer pour le droit d’avoir des convictions», peut faire bouger les choses. Y compris contribuer au déblocage du vote crucial au Congrès américain en faveur d’une nouvelle enveloppe d’aide militaire à l’Ukraine. Le jour du décès d’Alexeï Navalny, les discours d’Emmanuel Macron, d’Olaf Scholz et de Joe Biden ont été particulièrement graves. L’Occident perçoit enfin la profondeur de la criminalité du régime russe.
Communiqué du Mouvement Socialiste de Russie
Plus de 400 personnes ont été arrêtées à Moscou le samedi 17 février pour avoir voulu déposer des fleurs pour commémorer Navalny.